Le Bourreau de Berne/Chapitre 19

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 232-245).

CHAPITRE XIX.


Jamais tu ne répandis de larmes amères dans le sein d’une femme, jamais une femme ne versa sur tes blessures la pitié de ses regards.
Burns.



Une grande partie des curieux suivit les masques déconcertés ; d’autres se hâtèrent de rompre leur longue abstinence, dans les différents lieux disposés pour satisfaire à ce devoir qui jouait un rôle si important dans la fête du jour ; presque tous ceux qui remplissaient l’estrade la quittèrent, et il ne resta dans le petit espace réservé, en face du bailli, qu’une centaine de personnes dont la sensibilité l’emportait sur leurs propres besoins. Peut-être cette distribution de la multitude offre-t-elle la proportion qui se rencontre d’ordinaire parmi les masses spectatrices de scènes où s’agitent des intérêts généraux auxquels elles sont totalement étrangères, et dont l’égoïsme ne sait s’il doit céder à la compassion et à la sympathie pour l’opprimé.

Le bailli, ses connaissances les plus intimes, les prisonniers et la famille de Balthazar se trouvaient avec quelques gardes. Parmi ceux qui restaient, l’affairé Peterchen avait un peu perdu de vue le banquet en cherchant à résoudre la difficile question qui s’était élevée ; il était aussi tranquillisé par la certitude que rien d’essentiel en gastronomie ne se passerait en son absence. Nous serions injustes envers son cœur si nous n’ajoutions pas qu’il ressentait quelques scrupules de conscience, qui l’avertissaient intérieurement que le monde traitait avec rigueur la famille de Balthazar. De plus, il fallait régler le sort de Maso et de ses compagnons, et soutenir le caractère d’un magistrat aussi juste que ferme. À mesure que la foule diminuait, lui et ceux qui l’entouraient descendirent de leurs sièges élevés, et se mêlèrent au petit nombre d’assistants qui se trouvaient dans l’enceinte encore gardée en face du théâtre.

Illustration

Balthazar restait immobile près de la table du notaire ; car, à présent qu’il était connu, il frémissait de s’exposer avec sa femme et sa fille aux insultes de la foule, et il attendait le moment favorable pour disparaître sans être aperçu ; Marguerite pressait encore Christine dans ses bras, comme si elle craignait quelque insulte nouvelle pour sa fille bien aimée. Le lâche fiancé avait saisi la première occasion de s’échapper ; on ne le revit plus à Vevey pendant le reste des fêtes.

Peterchen, en descendant de l’estrade, regarda le groupe d’un air un peu embarrassé ; et, se tournant vers les archers, il leur fit signe de s’approcher avec leurs prisonniers.

— Ta maudite langue a troublé un des plus doux moments de cette joyeuse journée, dit le bailli à Pippo, avec un accent sévère ; je ferais bien de t’envoyer à Berne, balayer les rues pendant un mois, pour te punir de ton indiscrétion. Mais, au nom de tous les saints, de toutes les idoles que Rome honore, dis-moi pourquoi tu es venu détruire le bonheur de cette honnête famille ; d’une si étrange manière ?

— Mon seul motif, Excellence, est l’amour de la vérité, et une juste horreur pour l’homme de sang.

— Je comprends aisément que toi et tes pareils aimiez peu les ministres de la loi, et il est probable que ta répugnance va s’étendre jusqu’à moi ; car je vais prononcer un juste arrêt contre toi et tes compagnons pour avoir dérangé l’ordre de mes cérémonies, et surtout pour l’énorme crime d’outrage envers nos agents.

— Pourriez-vous m’accorder une minute ? demanda tout bas le Génois.

— Une heure, noble Gaëtano, si vous le désirez.

Ils s’entretinrent quelques instants à l’écart, et durant ce court dialogue le signor Grimaldi, ayant regardé par hasard Maso, dont le calme avait l’apparence du repentir, étendit le bras vers le Léman pour faire comprendre aux prisonniers le sujet de leur conversation. À mesure qu’herr Hofmeister écoutait, on voyait sa sévérité officielle se changer en une expression d’intérêt, et bientôt un total relâchement dans les muscles de son visage annonça ses indulgentes dispositions. Quand le Génois cessa de parler, il s’inclina en signe d’assentiment, et retourna vers les prisonniers.

— Comme je l’observais tout à l’heure, je suis obligé de prononcer un jugement définitif sur ces hommes et sur leur conduite. Je considère d’abord qu’ils sont étrangers ; et comme tels, non seulement ils ignorent nos lois, mais ils ont des droits à notre hospitalité ; ensuite ils ont été suffisamment punis pour leur première offense par leur exclusion de la fête. Quant au crime commis contre nous-mêmes dans la personne de nos officiers, il est pardonné ; car la clémence est une généreuse impulsion, et elle devient une forme paternelle de gouvernement. — Ainsi partez tous, pour l’amour de Dieu, et tâchez à l’avenir d’être plus discrets. Signore, et vous, herr baron, ne pourrions-nous pas aller à présent prendre place au banquet ?

Déjà les deux amis marchaient en avant, causant d’une voix basse, mais animée ; ce qui obligea le bailli à chercher un autre compagnon. Sigismond s’offrit seul à sa vue ; depuis qu’il avait quitté l’estrade, il était plongé dans un état d’indécision et de découragement complet, malgré sa grande énergie physique et l’activité ordinaire de son âme. Prenant le bras du jeune soldat avec cette familiarité qui dénote la condescendance, le bailli l’entraîna sans remarquer sa répugnance et sans observer qu’en conséquence de la désertion générale, Adelheid restait seule avec la famille de Balthazar : peu de personnes étant disposées à se livrer à leur compassion, si ce n’est en présence des autorités et de la noblesse.

— Cet emploi de bourreau, herr Sigismond, dit le peu pénétrant Peterchen, trop préoccupé de ses opinions et du droit de les exprimer devant un jeune homme qu’il regardait comme son inférieur, pour s’apercevoir de son trouble, est, dans le fond un dégoûtant office, quoique la prudence et notre propre intérêt nous obligent, nous autres hommes placés dans des postes élevés, de paraître en public le considérer autrement. Tu as souvent eu l’occasion de remarquer dans la discipline militaire qu’on doit quelquefois présenter les choses sous un faux point de vue, de peur que ceux qui sont très-nécessaires à l’État ne s’avisent de penser que l’État ne leur est pas tout à fait aussi utile. Que pensez-vous de la conduite de Jacques Colis, capitaine Sigismond, vous dont l’avenir et les espérances s’appuient encore sur cette douce moitié du genre humain ? — doit-on l’approuver, ou le condamner ?

— Je le regarde comme un homme cruel, sans foi et sans honneur.

À l’énergie concentrée de ces paroles inattendues, le bailli s’arrêta, et regarda son compagnon comme pour en deviner la cause. Mais déjà tout était calme, car le jeune homme avait une trop longue habitude de maîtriser ses impressions quand la corde sensible de son origine était touchée, ce qui arrivait fréquemment, pour ne pas surmonter sur-le-champ une émotion involontaire.

— Oui, cette opinion est naturelle à votre âge, reprit Peterchen ; vous êtes à cette époque de la vie où une jolie figure et un doux regard ont plus d’attraits que l’or lui-même : une fois trente ans arrivés, nous pensons à nos intérêts ; et il est rare que ce qui n’est pas lucratif nous semble digne de beaucoup d’admiration.

— Mais la fille de Melchior de Willading est une femme à troubler toute une ville ; car, outre son noble sang, elle possède l’esprit, la richesse et la beauté. — Qu’en pensez-vous ?

— Qu’elle mérite tout le bonheur que ce monde peut accorder.

— Ah ! herr Sigismond, vous êtes moins loin de la trentaine que je ne pensais ! Mais, à l’égard de Balthazar, il ne faut pas que les paroles bienveillantes que je lui ai adressées vous persuadent que mon aversion pour ce malheureux est moins forte que la vôtre, que celle de tout honnête homme : il aurait été inconvenant et peu sage pour un bailli d’abandonner dans une circonstance publique celui qui exécute en dernier ressort les décrets de la loi. Il y a des sensations et des sentiments qui nous sont naturels à tous, et l’on doit placer parmi eux l’honneur, le respect accordés à une noble naissance (ce discours était exprimé en allemand) ; comme la haine et le mépris pour ceux que les hommes ont condamnés. Ce sont là des impressions qui appartiennent à la nature humaine elle-même ; et que Dieu me préserve, moi qui ai passé l’âge des illusions, d’entretenir aucun sentiment qui ne soit pas strictement dans les limites tracées par la nature.

— Mais ne sont-ils pas plutôt inspirés par nos abus, par nos préjugés ?

— La différence n’est pas importante dans la pratique, jeune homme. Ce qui s’insinue en nous par l’éducation et l’habitude finit par l’emporter sur l’instinct, et même sur nos sens. Si vous avez près de vous un objet dont la vue soit pénible, ou si vous sentez une odeur désagréable, vous pouvez vous en délivrer en détournant les yeux, ou en ayant recours à votre mouchoir ; mais je ne trouverais jamais les moyens d’affaiblir un préjugé, une fois qu’il est bien établi dans l’esprit. Vous pouvez porter vos regards où bon vous semble, vous préserver des sensations peu agréables par tous les moyens que l’imagination peut fournir ; mais si un homme est condamné par l’opinion, sa seule ressource est d’en appeler à la justice divine ; il n’y a plus ici de pitié pour lui. C’est une vérité dont mon expérience, comme fonctionnaire public, ne me permet pas de douter.

— J’espère cependant que ce n’est pas la doctrine légale de notre ancien canton, répondit le jeune homme, qui se contenait mais non sans efforts.

— Elle en est aussi loin que Bâle l’est de Coire : nous nous gardons bien d’émettre de tels dogmes. Je défie de découvrir dans le monde entier une nation qui possède une plus bette collection de maximes que la nôtre, et nous tâchons même d’accorder la pratique avec la théorie, toutes les fois que nous le pouvons en sûreté. Pour tous ces détails Berne est un parfait modèle de société, et on n’y est pas plus sujet à y faire le contraire de ce qu’on dit que dans tout autre gouvernement que vous pourriez rencontrer. Je vous parle à présent, jeune homme, avec tout l’abandon qui suit une fête ; le plaisir, comme vous savez, dispose à la confiance et à la franchise. Nous agissons en public avec une entière bonne foi, une parfaite égalité devant la loi, sauf les droits des cités, et nous jurons d’être toujours guidés par la sainte, la divine justice ; voilà la théorie : mais, bon Dieu si vous voulez connaître la réalité, allez devant le conseil ou les magistrats du canton, et vous serez témoin d’une sagesse, d’une fine pénétration dans l’art de la chicane, qui ferait honneur à Salomon même !

— Malgré cela les préjugés gouvernent le monde.

— Comment pourrait-il en être autrement ? Un homme peut-il cesser d’être homme ? ne suivra-t-il pas toujours le poids qui l’entraîne ? L’arbre ne croît-il pas du côté où penchent ses branches ? J’adore la justice, herr Sigismond, comme un bailli doit le faire ; et cependant, en réfléchissant bien, je suis forcé d’avouer qu’il y a en moi préjugé et partialité. Tout à l’heure cette jeune fille, la jolie Christine, a perdu quelques-unes de ses grâces à mes yeux, comme aux vôtres sans doute, quand elle a été connue pour l’enfant de Balthazar. Elle est belle, modeste, ses manières sont remplies d’attraits mais il y a quelque chose que je ne puis expliquer, que je ne puis dire : — un je ne sais quoi tant soit peu infernal, une teinte… un coloris… qui m’a démontré son origine au moment où j’apprenais le nom de son père… N’avez-vous pas éprouvé la même sensation ?

— Quand sa naissance a été connue, mais pas auparavant.

— Oui, sans doute, c’est bien ainsi que je l’entends. Mais une chose ne perd rien à être vue dans son entier, quoiqu’on puisse en prendre une fausse idée si des voiles trompeurs cachent sa laideur. La philosophie réclame une parfaite exactitude. L’ignorance est un masque qui dérobe à la science les petits détails qui lui sont nécessaires ; un Maure peut être pris pour un chrétien dans une mascarade ; ôtez-lui son déguisement, et la couleur de sa peau sera mise à découvert. N’avez-vous pas observé, par exemple, la différence frappante qui existe entre les grâces et la beauté de la fille de Melchior de Willading, et celles de la fille de Balthazar ?

— C’est la différence qui se trouve entre l’heureuse et noble héritière que le monde accueille, et la malheureuse fille qu’il accable de ses mépris.

— La demoiselle de Willading n’est-elle pas la plus belle ?

— La nature a sans doute comblé de ses dons l’héritière de Willading, herr bailli ; on ne sait si elle est plus séduisante par ses grâces et sa beauté qu’heureuse par son rang et sa naissance.

— Je savais fort bien que vous ne pourriez pas, dans le fond, penser autrement que le reste des hommes ! s’écria d’un air de triomphe Peterchen, car la vivacité de son compagnon passa dans son esprit pour un assentiment forcé.

La conversation finit là : Melchior et le signor Grimaldi ayant terminé l’entretien qui les occupait, le bailli se hâta de les joindre, et Sigismond fut délivré d’une discussion qui avait ébranlé toutes les facultés de son âme, tandis qu’il méprisait le sot bavardage de celui qui avait été l’instrument de son supplice ; Adelheid s’était déjà séparée de son père ; on savait que les hommes seuls devaient se rendre au banquet, et l’on avait pourvu à cet arrangement d’une manière convenable. Elle était donc restée près de Christine et de sa mère sans être remarquée même par ceux qui lui inspiraient une sympathie si naturelle à son âge et à son sexe. Un des serviteurs de son père, portant sa livrée, était derrière elle ; protection suffisante pour lui permettre, non seulement de traverser en sûreté les rues encombrées par la foule, mais encore pour lui assurer les témoignages de respect dus à son rang, de la part de ceux mêmes dont la raison commençait à céder aux suites de la fête. C’est dans ces circonstances que la plus honorée, et, aux yeux du vulgaire, la plus heureuse de ces jeunes filles, s’approcha de l’autre, au moment où la curiosité, tout à fait calmée, laissait la famille de Balthazar presque seule dans le centre de la place.

— N’y a-t-il pas quelque toit hospitalier qui puisse vous offrir un asile ? demanda l’héritière de Willading à la mère de la pâle Christine, encore presque insensible. Vous feriez bien de chercher un abri, une retraite pour cette enfant, si douce et si outragée. Si quelques-uns de mes gens pouvaient vous être de quelque utilité, je vous prie d’en disposer aussi librement que des vôtres.

Jamais Marguerite n’avait eu jusque-là de rapports avec une femme d’un rang supérieur à la classe ordinaire. La fortune considérable de son père et de son mari lui avait procuré tout ce qui peut servir à une bonne éducation ou à perfectionner l’esprit d’une personne placée dans une telle position ; elle était peut-être redevable de la pureté de son langage et de ses manières aux préjugés qui lui avaient interdit toute relation avec les femmes qu’elle aurait pu regarder comme ses égales. Suivant l’ordinaire de ceux dont la pensée est exercée, mais qui sont étrangers aux usages de convention reçus dans la classe élevée, elle avait une teinte légère de ce qu’on pourrait appeler exagération, sans qu’on pût remarquer en elle rien de bas ni de vulgaire. La douce voix d’Adelheid s’insinua dans son âme ; elle la regarda longtemps avec affection sans lui répondre.

— Qui donc êtes-vous ? vous qui pensez que la fille d’un bourreau peut recevoir une insulte qu’elle n’a pas méritée, et qui daignez m’offrir vos gens, comme si le plus humble vassal ne refuserait pas d’obéir au maître qui lui ordonnerait de nous rendre un service ?

— Je suis Adelheid de Willading, la fille du baron de ce nom, et une personne qui voudrait pouvoir adoucir la cruelle épreuve que la pauvre Christine vient de souffrir. Permettez-moi de m’occuper des moyens de faire conduire votre fille dans un lieu sûr.

Marguerite pressa sa fille encore plus étroitement sur son sein, et passa une main sur son front comme pour se rappeler un souvenir à demi effacé.

— J’ai entendu parler de Madame. — Je sais que vous êtes indulgente pour les coupables et bonne pour les malheureux ; que le château de votre père est un asile honoré et hospitalier, dont l’étranger ne s’éloigne jamais sans regrets. Mais avez-vous bien réfléchi sur les conséquences de votre générosité envers une race proscrite de génération en génération, depuis celui que la cruauté de son cœur et une insatiable avidité porta le premier à remplir volontairement ce sanglant emploi, jusqu’à celui dont le courage égale à peine cet horrible devoir ? Avez-vous réfléchi, ou votre jeunesse n’a-t-elle fait que céder à une impulsion spontanée ?

— J’ai ma manière de voir sur tout cela, dit avec précipitation Adelheid. Quelle que soit l’injustice des autres, vous n’avez rien à craindre de la mienne.

Marguerite quitta sa fille en lui laissant pour soutien le bras de son père, et s’approcha d’Adelheid avec un regard où se peignait le plus vif intérêt et une agréable surprise ; celle-ci rougissait, mais son maintien était calme. Marguerite prit sa main, et, d’un accent où la reconnaissance se mêlait à une secrète sympathie, elle laissa tomber lentement ces paroles, comme si elle se fût entretenue avec elle-même plutôt qu’avec un autre :

— Je commence enfin à comprendre, murmura-t-elle ; le monde renferme encore de la gratitude et un sentiment sur lequel on peut compter. Je ne conçois pas pourquoi cet être si beau et si doux ne se détourne pas de moi avec horreur : l’instinct de la justice est plus fort en elle que ses préjugés mêmes. Nous lui avons rendu un service, et elle ne rougit pas de la source d’où il provient.

Le cœur d’Adelheid battait avec violence et, pendant une minute, elle craignit de ne pouvoir maîtriser son émotion. Mais la conviction que Sigismond avait été réservé et délicat, même dans les épanchements les plus intimes de sa tendresse filiale, vint la rassurer, et lui donna même un instant de bonheur : si les torts d’un objet chéri sont pour une âme élevée la plus douloureuse des sensations, elle n’en connaît pas de plus douces que la certitude qu’il mérite l’estime et l’affection qu’elle lui accorde.

— C’est à peine si vous me rendez justice, reprit celle qui n’avait pas écouté sans plaisir ces flatteuses expressions qui semblaient s’échapper presque involontairement. Nous sommes, il est vrai, très-reconnaissants ; mais, lors même que ce lien n’existerait pas, je pense que nous pourrions encore être justes. À présent, voulez-vous permettre que mes gens vous servent ?

— Cela n’est pas nécessaire, Madame ; éloignez-les plutôt, car leur présence attirerait l’attention sur nous. La ville est dans ce moment distraite par les jeux, et nous n’avons pas oublié la nécessité d’assurer une retraite à celui qui est toujours poursuivi, persécuté ; nous pouvons nous y rendre sans être aperçus. Pour vous-même…

— Je veux être près de Christine dans un tel moment, reprit vivement Adelheid avec cette émotion de l’âme qui manque rarement de retentir dans une autre âme.

— Que Dieu vous bénisse ! qu’il pose sa main sur vous, ange de bonté ! Oui, il vous bénira : dans cette vie même peu de fautes échappent au châtiment, et peu de bien passe sans récompense. Renvoyez ceux qui vous entourent, où si vos habitudes vous rendent leur présence nécessaire, que du moins ils se tiennent à l’écart tandis que vous serez attentive à nos mouvements ; et quand tous les regards seront fixés sur d’autres objets, vous pourrez nous suivre. Soyez bénie une fois encore !

Marguerite conduisit alors sa fille vers une des rues les moins fréquentées. Elle était accompagnée du silencieux Balthazar, et suivie de près par un des gens d’Adelheid. Quand elle fut arrivée sans accident, le domestique retourna pour indiquer la maison à sa maîtresse, qui durant ce temps avait paru s’occuper des jeux et des tours qui amusaient la multitude. Renvoyant alors ceux qui l’accompagnaient en leur ordonnant cependant de rester à quelque distance, l’héritière de Willading trouva bientôt le moyen de pénétrer dans l’humble demeure, qui servait d’asile à la famille proscrite ; et, comme elle était attendue, ou l’introduisit sur-le-champ dans la chambre où Christine et sa mère s’étaient réfugiées.

Le cœur de Christine savait apprécier les douces consolations de la jeune et tendre Adelheid. Elles pleurèrent ensemble ; car la faiblesse de son sexe l’emporta sur sa fierté, quand elle ne fut plus contenue par les regards observateurs d’une foule curieuse, et elle s’abandonna aux torrents d’émotions qui s’échappaient de son sein, malgré tous ses efforts pour les y renfermer.

Marguerite, seul témoin de la silencieuse mais expressive expansion de ces deux âmes si jeunes et si pures, se sentit profondément touchée par une compassion si inattendue dans une personne placée si haut et qu’on croyait si heureuse.

— Vous avez le sentiment de l’injustice qui nous opprime, dit-elle quand le premier élan de sensibilité fut un peu calmé, et vous pouvez comprendre que l’enfant d’un bourreau est semblable à celui d’un autre homme, et ne doit pas être chassé comme la progéniture d’une bête féroce.

— C’est l’héritière du baron de Willading, ma mère, dit Christine ; serait-elle là si elle n’avait pas pitié de nous ?

— Oui, elle nous plaint ; mais qu’il est dur d’inspirer la pitié ! Sigismond nous a parlé de sa bonté, et je vois qu’elle sait, en effet, s’associer au malheur.

Cette allusion à son fils amena une brûlante rougeur sur le front d’Adelheid, tandis qu’un frisson mortel parcourait sa poitrine. La première de ces sensations venait de la secrète alarme si prompte à s’éveiller dans le cœur d’une femme, et l’autre était l’effet du choc inévitable reçu par cette preuve si claire, si évidente du lien étroit qui unissait Sigismond à la famille d’un bourreau. Elle l’aurait mieux supporté, si Marguerite avait parlé de son fils avec moins de familiarité ou avec plus de cette feinte ignorance de leurs mutuels rapports qu’Adelheid avait cru exister entre ce jeune homme et ses parents, sans trop examiner à quel point son opinion était fondée.

— Ma mère ! s’écria Christine d’un ton de reproche et de surprise, comme si une indiscrétion venait d’être commise.

— Peu importe, mon enfant ; j’ai lu aujourd’hui dans les yeux étincelants de Sigismond que notre secret ne serait pas longtemps gardé. Le noble soldat montrera plus d’énergie que ceux qui l’ont précédé ; il quittera pour toujours un pays qui l’a condamné, même avant sa naissance.

— Je connais, il est vrai, votre parenté avec M. Sigismond, dit Adelheid, rassemblant toutes ses forces pour faire l’aveu qui devait lui faire obtenir la confiance entière de la famille de Balthazar ; et vous n’ignorez pas l’immense dette que nous avons contractée envers votre fils, et qui explique la nature du sentiment que vos malheurs m’inspirent.

L’œil pénétrant de Marguerite étudia les traits déconcertés d’Adelheid jusqu’au moment où ils reprirent leur circonspection ordinaire : elle craignait de découvrir un sentiment que redoutent même ceux qui l’éprouvent. Aussitôt que la mère du jeune homme eut baissé les yeux, elle devint soucieuse et pensive ; cet embarras mutuel et expansif produisit un pénible silence que toutes deux auraient voulu rompre, si elles n’avaient été entièment absorbées par le tumulte et l’intensité de leurs pensées.

— Nous savions que Sigismoud avait eu le bonheur de vous être utile, observa enfin Marguerite, qui déjà s’adressait à sa jeune compagne avec l’aisance que motivait la différence d’âge, plutôt qu’avec la respectueuse déférence qu’Adelheid avait l’habitude de rencontrer dans tous ceux qui lui étaient inférieurs ; il nous en a parlé, mais avec une modeste réserve.

— Il avait le droit de parler avec franchise à ses parents. Sans son secours, mon père n’aurait plus d’enfant ; sans son courage, je serais orpheline. Deux fois il s’est placé entre nous et la mort.

— J’en ai entendu dire quelque chose, répondit Marguerite, attachant encore son regard perçant sur l’expressive figure d’Adelheid, qui se colorait et s’animait toutes les fois qu’elle faisait allusion à la bravoure et au dévouement de celui qu’elle aimait en secret. Quant à ce que vous venez de dire de l’origine de ce pauvre enfant, de cruelles circonstances s’opposent encore à nos désirs. Si Sigismond ne vous a pas caché sa naissance, il vous a sans doute dit aussi de quelle manière il passe dans le monde pour ce qu’il n’est pas.

— Je crois qu’il ne m’a rien caché de ce qu’il savait, de ce qu’il était convenable de m’apprendre, répondit Adelheid, baissant les yeux sous le regard observateur de Marguerite ; il a parlé librement et…

— Il vous aurait dit…

— Il a parlé honorablement, et comme il convient à un soldat, continua Adelheid avec fermeté.

— Il a bien fait ! Ceci, au moins, décharge mon cœur d’un fardeau. Dieu nous a condamnés à un destin sévère, mais j’aurais été affligée que mon fils eût manqué de principes dans la circonstance de la vie qui en réclame le plus. Vous semblez étonnée, Madame !

— Oui, de tels sentiments, dans une position semblable à la vôtre, me surprennent autant qu’ils m’enchantent. S’il existe une chose qui puisse excuser quelque relâchement dans la manière d’envisager les liens ordinaires de la vie, c’est sans doute d’être en butte, sans l’avoir mérité, aux mépris et aux injustices du monde, et cependant là où l’on pouvait s’attendre à trouver quelque irritation contre la fortune, je rencontre des sentiments qui honoreraient un trône !

— Vous pensez comme une personne plus accoutumée à considérer, dans le jugement qu’elle porte de ses semblables, les biens imaginaires que les choses réelles. C’est l’image qu’une jeune et pure inexpérience se plaît à tracer, ce n’est pas celle de la vie. Ce n’est pas la prospérité, mais l’infortune qui purifie, en nous démontrant notre insuffisance pour le vrai bonheur, et en conduisant l’âme à s’appuyer sur un pouvoir plus grand que tous ceux que la terre renferme. Le bonheur et ses écueils nous abattent, l’adversité nous relève. Si vous pensez que les sentiments nobles et justes sont l’apanage assuré de l’homme heureux, vous suivez un guide qui vous égare. La vie peut offrir, il est vrai, des épreuves supérieures à notre faiblesse, mais à l’exception de ces malheurs sans nom, nous sommes plus justes, nous sommes meilleurs quand les séductions de la vanité et de l’ambition n’existent pas pour nous. On voit plus souvent le mendiant, à demi mort de faim, se refuser à voler le morceau de pain qu’il implore, que le riche rassasié, se refuser à lui-même le superflu qui le tue. Ceux qui plient sous la verge, voient et sentent la main qui la tient. Ceux que les grandeurs de la terre entourent, finissent par croire qu’ils méritent les distinctions passagères dont ils jouissent. Quand vous êtes descendu dans l’abîme de la misère, vous n’avez plus rien à craindre que la colère du ciel ! C’est celui qui est le plus élevé au-dessus des autres qui doit trembler le plus pour sa propre sûreté.

— Ce n’est pas ainsi que le monde a coutume de raisonner.

— Parce qu’il est gouverné par ceux qui ont intérêt à faire tourner la vérité vers leurs propres buts, et non par ceux dont les devoirs, les désirs s’accordent avec la justice. Mais n’en parlons plus, Madame ; les sentiments de ma pauvre enfant sont trop cruellement froissés pour nous permettre une entière franchise.

— Te trouves-tu mieux ? une voix amie peut-elle pénétrer jusqu’à toi, chère Christine ? demanda Adelheid, serrant la main de la fille proscrite avec la tendresse d’une sœur.

Christine n’avait encore prononcé que le peu de mots que nous avons rapportés et qui contenaient un doux reproche sur l’indiscrétion de sa mère ; ses lèvres desséchées, sa voix étouffée, la pâleur mortelle qui couvrait son visage, tout enfin trahissait les angoisses de son âme. Mais ce témoignage d’un intérêt si tendre émané d’une personne de son âge et de son sexe, qu’elle avait depuis longtemps appris à connaître par les descriptions animées de l’ardent Sigismond, et dont la sincérité avait pour gage ce vif et rapide instinct qui unit si promptement les âmes jeunes et pures produisit en elle un changement subit. La douleur qui s’agitait, renfermée dans son sein, obtint enfin un libre passage ; elle se précipita en pleurant et en sanglotant dans les bras de sa nouvelle amie, et s’y abandonna à une douce mais déchirante émotion. Marguerite sourit à cette preuve de l’amitié d’Adelheid, mais l’expression même du plaisir était austère et contenue dans cette femme qui avait tant à se plaindre du sort. Un instant après, Marguerite quitta la chambre ; elle pensait que l’influence d’un esprit non moins pur, non moins expérimenté que l’était celui de Christine, influence si nouvelle pour elle, produirait plus facilement un heureux effet, si elle ne gênait pas les deux jeunes filles par sa présence.

Elles pleurèrent ensemble longtemps après le départ de Marguerite. Cette liaison récente, mais formée sous les auspices d’une vive douleur et rendue plus douce par la confiante ingénuité de l’une et la généreuse pitié de l’autre, ressemblait déjà à une longue intimité. La confiance n’est pas toujours le fruit du temps. Il y a des êtres qui ont ensemble une espèce d’affinité qui rappelle les propriétés de l’aimant ; ils s’unissent alors avec une rapidité, une promptitude qui appartient à la pure essence dont ils sont formés. Mais quand un sentiment commun, aussi tendre que celui qu’elles ressentaient pour le même objet, vient se joindre à cette attraction des âmes, son pouvoir se fait sentir, non seulement avec plus de force, mais encore avec plus de rapidité. En exceptant le secret le plus intime d’Adelheid, que Sigismond chérissait comme un dépôt trop sacré pour le partager même avec sa sœur, elles connaissaient si bien leurs craintes, leur position leurs espérances respectives, qu’elles ne pouvaient dans aucune circonstance se rencontrer comme des étrangères. La connaissance intime qu’elles avaient l’une et l’autre servit à éloigner d’elles la gêne de ces formalités qui se seraient opposées à l’épanchement de leurs sentiments et de leurs pensées. Adelheid possédait un tact beaucoup trop sûr pour avoir recours au langage des consolations vulgaires. Quand elle put parler, ce qu’elle lit la première comme il convenait à son rang et à sa situation plus exempte d’embarras, elle n’employa que de générales, mais tendres allusions.

— Si tu voulais, dit-elle en essuyant ses larmes, venir avec nous en Italie, mon père et le signor Grimaldi quittent Blonay avec le soleil de demain, et tu pourrais nous accompagner ?

— J’irai où tu voudras, — où je pourrai être avec toi, — partout où je pourrai cacher ma honte !

Le sang d’Adelheid reflua sur son front, son expression parut imposante à la simple et naïve Christine, quand elle répondit avec la vertueuse indignation d’une femme :

— La honte est un mot qui s’applique à l’homme bas et mercenaire, vil et sans foi, mais il ne peut s’appliquer à toi, mon ange.

— Oh ! non ! ne le condamnez pas ainsi, balbutia Christine, en se couvrant le visage de ses mains. Il ne s’est pas senti la force de supporter le poids de notre infamie, et il doit plutôt inspirer de la pitié que de la haine.

Adelheid se tut un instant, mais elle considérait la tremblante Christine, dont la tête était retombée sur sa poitrine avec l’expression d’une profonde mélancolie.

— Le connaissiez-vous beaucoup ? demanda-t-elle à voix basse, suivant la chaîne de ses propres pensées, sans trop réfléchir à la question qui lui échappait : j’avais espéré que ce refus ne vous causerait pas d’autre peine que l’inévitable et mortifiante sensation d’un amour-propre blessé, qui, je le crains, appartient à la faiblesse de notre sexe et à nos habitudes.

— Tu ne sais pas combien une préférence a de valeur pour celui qui ne connut que le mépris ; combien la pensée d’être aimé devient chère à ceux qui, hors des limites étroites de leur famille, n’ont jamais rencontré que le dédain et l’aversion ! Tu as toujours été estimée, honorée, heureuse ! Tu ne peux pas savoir combien l’apparence même d’une préférence est précieuse à celui que le monde entier repousse !

— Ne me parle pas ainsi, je t’en supplie ! dit avec précipitation Adelheid, frappée au cœur par ces paroles ; il est rare dans cette vie de parler avec franchise de soi-même. Nous ne sommes pas toujours ce que nous paraissons ; lors même que nous serions accablés de tous les malheurs, si nous avons évité ceux que le vice amène, n’avons-nous pas l’assurance d’une existence meilleure, où nous trouverons une pure, une inaltérable justice !

— J’irai avec toi en Italie, répondit Christine, paraissant calme et résolue, et le rayon d’une sainte espérance brilla sur ses traits ; plus tard nous irons ensemble dans un monde plus heureux.

Adelheid serra sur son cœur cette faible plante mûrie par la douleur. Elles pleurèrent encore, mais avec moins d’amertume.