Le Boute-charge(Zevaco)/15

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La Librairie Illustrée (p. 219-234).




XV

LA GRÈVE



À M. Paul Bonnetain.



Le 30 décembre 188…, il faisait un froid noir, et nous avions revue dans les chambres. J’attendais avec impatience que tout fût terminé pour prendre le train et aller passer dans la famille les fêtes du 1er janvier, avec une permission de quatre jours que j’avais en poche depuis le matin. L’officier arriva bientôt. Lorsque je lui eus fait mon rendu-compte habituel.

— Prenez le cahier de peloton, dit-il. Nous allons commencer ensemble l’inspection des brides. Vous inscrirez les réparations au fur et à mesure que… Oh ! oh ! qu’y a-t-il donc ?…

Nous entendions sonner le boute-charge suivi de quatre coups secs indiquant que le trompette s’adressait au 4e escadron. Et comme nous demeurions stupéfaits, avec cette vague inquiétude que soulève toujours cette sonnerie, le chef entra précipitamment : « Faites-les paquetages de campagne ! » et il disparut. L’officier, me donnant quelques ordres, se retira aussitôt pour aller s’habiller en tenue de route. Les hommes commencèrent activement leurs préparatifs. On fut bientôt prêt. Nous descendîmes aux écuries, armés, équipés. Le colonel, dans la cour, s’entretenait avec notre capitaine commandant auquel il paraissait donner des instructions. Puis, le capitaine nous réunit autour de lui : « Vous allez laisser vos hommes aux écuries, les chevaux sellés. On se tiendra prêt à brider et à sortir au premier signe. » En même temps, il nous expliqua que nous allions probablement partir au Châtel. Une grève venait d’éclater, et on attendait de nouvelles dépêches. Nous exécutâmes les ordres reçus et nous attendimes le moment de nous mettre en route.

Une grève ! que de pensées ce mot-là réveillait dans mon esprit ! que de souvenirs sanglants il évoquait ! que de choses sombres, faites de misères et de vexations, il me faisait entrevoir ! Une tristesse inquiète m’envahissait. Allions-nous donc être obligés de charger des malheureux que la faim avait peut-être poussés à cet acte grave et désespéré : la grève ? Allait-on nous commander le feu contre des hommes qui devraient un jour, dans nos rangs, combattre l’ennemi, le vrai, le seul ennemi, l’étranger ? Allions-nous verser le sang français ? Une répugnance insurmontable me venait. J’étais troublé. Pour la première fois, je manquais de confiance en moi, en mes armes. Pour la première fois, se glissait dans mon esprit une défiance instinctive dont je ne me rendais pas un compte exact ; défiance contre moi-même, contre la grève, contre tout le monde. Ah ! s’il se fût agi d’une mobilisation contre les autres, là-bas, s’il se fût agi d’un départ à la frontière, avec quelle ardeur nous nous serions prépares à la lutte. Avec quelle ivresse de joie nous nous serions écriés : « Enfin ! » Mais nous allions marcher contre des gens qui parlaient notre langue, qui avaient probablement des parents ou des amis parmi nous, le dernier contingent ayant été recruté dans le pays même.

Ces pensées m’assombrissaient. Il était déjà huit heures du soir. Il gelait ferme et la nuit était profonde. Peut-être, après tout, allions-nous recevoir l’ordre de desseller ; peut-être s’était-on arrangé pacifiquement. Le trompette de garde sonna « à cheval. »

Aussitôt, l’instinct de discipline m’enveloppant tout entier, je ne pensai plus qu’à activer mes hommes. Quelques minutes après, nous mettons le pied à l’étrier et nous partons silencieusement. La route s’allonge interminablement droite, comme toutes les routes du Nord, avec ses pavés couverts de poussière rouge et noire, ses bas-côtés de terre battue. Nous allongeons l’allure, le plus possible. Il parait que c’est très pressé. C’est un spectacle étrange, fantastique, cet escadron dans la nuit de décembre, emporté par le trot rapide des chevaux qui soufflent une vapeur grise, frappant sourdement la terre durcie par la gelée ; et les fourreaux de sabres laissent entendre un bruissement bizarre. Nous traversons des hameaux et nous pouvons apercevoir un instant la tête effarée des paysans qui entr’ouvrent leurs fenêtres, une lumière à la main, nous regardent passer, les yeux papillotant de surprise, presque de terreur. De temps à autre, nous distinguons en pleine campagne de grandes maisons dont les fenêtres sont vivement éclairées : ce sont des usines qui achèvent quelque travail dans le flamboiement des forges et le ronflement des machines.

Enfin, nous montons une côte. Nos chevaux sont en nage ; et nous-mêmes nous sommes accablés par une chaleur malsaine du corps, tandis que nos mains et notre visage restent glacés. Au haut de la côte, nous enfilons une longue rue sombre, déserte : pas un habitant ; pas une lumières aux fenêtre fermées. Mais nous entendons des cris, des jurons, des chants ; nous accélérons la marche, et tout à coup, au tournant de la rue, nous débouchons sur une place éclairée par des torches. Là, grouillent des centaines d’ouvriers, des femmes, des enfants, qui se bousculent, se poussent, assiègent un bâtiment carré aux fenêtres démolies, aux vitres brisées, et essaient d’enlever d’assaut la porte d’entrée désespérément défendue par une douzaine de gendarmes. Il était temps : ces malheureux allaient être écrasés. Vivement, sur un signe du capitaine, nous nous plaçons en bataille, occupant tout le front du bâtiment, et

nous mettons le sabre à la main. La foule reflue en poussant une immense clameur dans laquelle se font jour les cris de « À bas l’armée ! à bas les dragons ! » et tout de suite entonne un chant monotone dont j’ai retenu les premières paroles :

Le père Lemeureur
Est un voleur.
Il a volé
Tous ses tisseurs.
En avant, marchons !

C’était la grève d’un millier d’ouvriers tisseurs employés dans une grande fabrique dont le propriétaire était alors enfermé dans la maison défendue par la gendarmerie. Nous restions immobiles. Je regardais le capitaine qui, le sabre au fourreau, examinait tranquillement la place. On commençait à jeter à travers les jambes de nos chevaux de longues tiges d’acier qui servent aux ouvriers d’aiguilles à métiers. Et comme, devant cette attaque brutale, nous allions oublier toute considération pour ne plus songer qu’à la sécurité de nos pauvres bêtes, comme un tressaillement de colère courait sur le front de l’escadron, le capitaine se retourna vers nous en riant de ce bon rire gouailleur dont il avait le secret :

— Restez donc tranquilles ; tout à l’heure, ils vont aller se coucher.

En même temps, le capitaine fit quelques pas en avant. Jamais je n’oublierai l’air de dignité calme, de sang-froid inaltérable qui se répandit sur son visage, à ce moment dangereux où l’un de ces hommes exaspérés voyant en lui le chef de ceux qu’ils devaient considérer comme des ennemis, pouvait lui porter un mauvais coup.

Le capitaine est jeune, trente ans à peine. Il a gagné la double épaulette en Algérie et en Tunisie. Il a le talent de réduire les mauvais sujets et de les ramener à la bonne conduite, rien que par la manière spéciale, bien à lui, dont il leur dit : « Pourquoi fais-tu donc la mauvaise tête ?… Moi qui te croyais un bon soldat ! » Il a donné à ses sous-officiers une haute idée de leurs devoirs. Parmi les hommes, il n’est personne qui ne soit prêt à tout pour obtenir une marque d’approbation de cet élégant jeune homme à la figure mâle et résolue, au geste calme, à la parole toujours mesurée, sans un gros mot. Par une sorte d’intuition, il sait donner à chacun ce qui lui convient précisément, encourageant les timides par une promesse de permission, exaspérant les incorrigibles par un simple haussement d’épaules plein de mépris qui les bouleverse plus que huit jours de prison. Il est très aimé de tous, officiers et soldats. Le capitaine est sûr de son escadron ; et l’escadron est sûr de son capitaine.

Le voici qui s’avance seul, tout contre la foule, conduisant son cheval de la main gauche, tandis que par une habitude familière, il laisse la droite dans sa poche. Il est immédiatement entouré par une dizaine d’ouvriers. Nous faisons un mouvement pour nous jeter prés de lui : mais il nous rassure d’un geste.

Un vieux, sec, l’œil brillant, s’approche. On sent qu’il va parler ; les tapageurs cessent leurs cris. À ce moment, il y a une majesté sauvage dans la physionomie de cette scène noyée d’ombre dans les coins, les premiers plans éclairés par les lueurs rouges des torches. La place carrée est occupée par plus de quinze cents ouvriers jeunes et vieux, le bourgeron bleu déchiré dans la bagarre, la plupart nu-tête, visages de tisseurs aux traits creusés, visages fatigués de femmes vieillies avant l’âge ; au premier rang, soit tactique des grands, soit simple curiosité de bambins, sont les enfants qui considèrent les casques, de leurs grands yeux étonnés, le bout du nez rouge de froid. À gauche, l’escadron en bataille, immobile, sabre au poing, encore tout nuageux de la vapeur grise qui sort du flanc des chevaux. Derrière, la fabrique sombre et muette. Au centre, le capitaine fumant sa cigarette et caressant sa moustache d’un geste machinal. Et devant lui, la casquette à la main, planté sur deux longues jambes maigres, la barbe gris-sale, un vieux qui parle lentement.

— Monsieur le commandant, vous avez eu tort de venir. Ce n’est pas votre place, d’être ici. C’est vrai que nous allions faire un mauvais parti aux gendarmes ; mais pourquoi nous empêchaient-ils d’entrer à la fabrique ? Nous avons bien le droit d’entrer à la fabrique, je pense ? Nous n’en voulons à personne qu’au père Lemereur. Ah ! celui-là, par exemple, nous lui en voulons. Nous voulions le pendre. Et ce sera fait, voyez-vous ! Quand on est exaspéré par la misère !… Vous ne savez pas ce que c’est que la misère, vous ? Nous le savons, nous. Vous ne savez pas ce que c’est que de rentrer dans un logement sans feu par un temps pareil, d’envoyer sa femme chercher deux livres de pain à crédit, de talocher les mioches pour apaiser leur faim. Nous savons tout cela, et bien d’autres choses encore. Voyez-vous, ce père Lemereur, c’est notre patron, et il nous a tous volés. Il a d’abord baissé nos journées à trois francs. Nous n’avons rien dit. Maintenant, il voulait nous mettre à cinquante sous. Nous nous sommes fâchés. Voyons, je vous le demande, y a-t-il moyen de loger, de nourrir et d’habiller une famille avec cinquante sous ? Nous avons préféré la grève. Le père Lemereur s’est obstiné, nous aussi. Nous ne céderons pas. Eh bien, voyez-vous, du moment que nous ne voulons pas céder, il faut vous en aller. C’est ce que vous pouvez faire de mieux. Vous êtes des soldats, mais vous n’êtes pas faits pour vous interposer entre l’ouvrier et le patron. Vous comprenez bien ça, n’est-ce pas ? Notre métier, à nous, c’est de tisser ; mais il faut bien que nous soyons payés. Le père Lemereur, lui, c’est un vieux voleur ; il ne veut pas nous payer. Nous voulons le forcer à nous payer ; nous voulons l’empêcher de nous faire crever de faim, nous, nos enfants et nos femmes. C’est juste, n’est-ce pas ? Pourquoi viendriez-vous empêcher ce qui est juste. Voyons, emmenez vos hommes. Laissez-nous nous débrouiller tranquillement. Ce sont des choses qui ne vous regardent pas. Voilà huit jours que nous sommes en grève. Nos ressources sont épuisées. Il faut que le travail reprenne dès demain. Voilà pourquoi nous voulons pénétrer dans la fabrique pour forcer le patron à nous donner de l’ouvrage et à nous le payer honnêtement. Sans quoi, il sera pendu. Mais vous êtes venu, avec vos chevaux et vos sabres. Croyez-moi, ce n’est pas bien, ce que vous faites-là. Il faut vous en aller. Voyons, monsieur le commandant, vous n’avez pas l’air d’entendre ce que je vous dis. C’est pourtant bien simple. Nous avons faim et froid. Nous voulons manger et nous réchauffer. Pourquoi venez-vous nous en empêcher ?…

Le capitaine a laisse parler le vieux qui continue longtemps encore de sa voix monotone ; alors je comprends pourquoi il écoute si bénévolement les doléances de l’ouvrier : la foule se tient immobile et silencieuse ; le froid la saisit ; et plus d’un, ennuyé, se sauve par les rues latérales. Cependant le capitaine répond au vieux par quelques paroles…

— Mon brave homme, je n’ai pas le droit de parlementer avec vous ; tout ce que je puis vous dire, c’est que vous feriez bien de conseiller à vos camarades d’aller se coucher ; ils ne gagneront rien à rester ici toute la nuit.

Puis, ayant vu ce qu’il voulait voir, ayant étudié les vraies dispositions de la multitude, il revient se placer au centre de son escadron. En même temps, les cris et les chants recommencent. Il est deux heures du matin, et le froid nous gagne de plus en plus. Le capitaine nous commande tout à coup de remettre le sabre au fourreau. Ce mouvement stupéfie les tisseurs qui se mettent à reculer comme si on allait les charger. Ils ne comprennent rien à notre immobilité. Nous remettons le sabre au fourreau, à présent ! Mais nous ne leur voulons donc pas de mal ? Quelques bravos se font entendre… « Vivent les dragons ! » Des groupes causent tout près de nous, à haute voix… — Vous voyez bien qu’ils ne viennent pas nous écharper, comme on le disait tout à l’heure… Après tout, ce n’est pas leur faute, bien sûr, s’ils sont là !… » Les rangs s’éclaircissent. — Nous ferions mieux de nous en aller, disent les plus frileux. » D’autres, en grand nombre, s’obstinent à rester là, et s’enrouent à chanter. — Le capitaine fait mettre pied à terre à trois pelotons, pendant qu’un seul reste à cheval. Les ouvriers sont de plus en plus étonnés de ce dédain.

Un mouvement hostile de notre part eût mis le feu aux poudres et amené peut-être de grands malheurs. Le beau sang-froid du capitaine a sauvé la situation. Aux premières insultes ont succédé le silence, puis des cris de sympathie. À trois heures, il n’y a plus sur la place qu’une centaine de forcenés…


Le père Lemereur est un voleur…
Il a volé tous ses tisseurs.


— Il faut pourtant en finir, murmure le capitaine.

Et à la tête d’un seul peloton, il s’avance au pas. Les derniers meneurs reculent lentement. Quelques bousculades se produisent, puis enfin, la dispersion. Un quart d’heure plus tard, la place est déserte ; les rues avoisinantes sont paisibles. Le silence est profond, l’obscurité complète ; et nous pouvons aller nous reposer dans quelques auberges restées ouvertes pendant que la fabrique est surveillée par un poste. Il est quatre heures du matin lorsque après avoir placé nos chevaux dans les écuries du Lion d’Or, nous nous endormons sur des chaises, autour du poêle, admirant cette difficile victoire uniquement remportée par le calme impassible du capitaine.

Que se passa-t-il dans la journée qui suivit ? Quelle entente eut lieu entre les ouvriers et le patron ? Nous ne le sûmes pas. Mais le surlendemain, la paix était faite, les tisseurs revenaient à leurs métiers, et les bonnes gens de la ville saluaient profondément le capitaine lorsqu’il se promenait dans les rues.

Huit jours plus tard, nous quittions le Châtel, escortés par les acclamations de cette même foule qui, le soir de notre arrivée, nous avait accueillis aux cris de « Mort aux dragons ! »