Le Boute-charge(Zevaco)/16
XVI
LA FORGE
Dans un coin retiré du quartier, bourdonnante des coups de marteau assénés sur les robustes enclumes, flambante de l’incendie des trois vastes fourneaux, fumante de la vapeur qui se condense en noires nuées à tous les angles, obscure avec de vives clartés, la forge reluit et retentit. Là, une douzaine de maréchaux, la face noire de limaille creusée par les rigoles de sueur, la poitrine velue, les bras nus avec leurs muscles saillants, préparent la ferrure de plus de sept cents chevaux. Sous le hangar voisin, dans l’âcre parfum de la corne brûlée, a lieu le ferrage. Et c’est une scène d’une imposante énergie, — surtout lorsqu’un cheval se refuse, que d’un brusque mouvement de reins, il envoie rouler à six pas le cavalier qui tient la jambe, le sabot posé sur son genou, qu’il faut employer le tord-nez et le
voile. Il faut voir alors la lutte du maréchal aux prises avec l’animal furieux, lutte sans cris, presque à bras le corps, où le cheval se défend avec les puissants tressauts, avec les ruades et les morsures, avec toutes ses défenses, où l’homme emploie toute son habileté, toute sa force à enfoncer un clou ; lutte
réellement pittoresque, dans le cadre rouge des flammes de la forge, où la bête finit toujours par s’humilier, vaincue, palpitante, les nasaux en feu, l’œil injecté de sang. Là se meut un personnage aux formes athlétiques, au visage grave sous les cheveux gris, l’œil froid, le cou et le thorax puissants. C’est le maréchal des logis maître maréchal, vieux déjà, tournant à l’obésité, mais droit comme un chêne, vigoureux comme une masse de fer, s’amusant parfois à faire tomber un conscrit à genoux en lui donnant une poignée de main, ou à soulever deux hommes à la fois, un au bout de chaque bras. Tout, en lui, est force et calme. Ravel a fait la campagne de 1870. Et quelquefois, — rarement — il raconte comment il a sauvé la forge un jour de bataille. Chose étrange : c’est surtout dans ses moments de colère qu’il lui arrive de faire son récit — avec un emportement furieux des yeux et de la parole, tandis que, les bras croisés sur sa vaste poitrine, assis sur le bord de l’enclume, le corps garde une tranquillité majestueuse : c’est lorsqu’il a vu des hommes renversés par un cheval qu’il est obligé de dompter lui-même, c’est lorsqu’il est mécontent du travail de ses maréchaux, qu’il ne trouve pas autour de lui ce tumultueux entrain dont il a besoin, que ça ne ronfle pas, selon son énergique expression. Alors, il commence par lancer à droite et à gauche des jurons que l’on dirait extraits du feu de ses fourneaux, et s’écrie en s’épongeant le front :
— Ah ! j’en ai vu bien d’autres, allez ! Vous flanchez pour si peu ? Ah ! ah ! ah !…
Et le récit se développe. Les coups de marteau vont diminuant ; les aides, les hommes venus à la forge quittent leur ouvrage ou leur cheval, s’approchent peu à peu, écoutent, émerveillés.
— Nous étions depuis la veille au soir dans un trou de village dont je n’ai jamais su le nom. Il était midi. Depuis le matin, nous avions ferré plus de vingt chevaux à neuf et cloué peut-être cinquante vieux fers. Il faut vous dire qu’on se battait en avant du trou de village en question. La satanée musique du canon allait son train. La forge était installée sur la route même. J’ai oublié de vous dire que les maisons étaient brûlées et démolies de fond en comble. De la route, nous dominions les champs. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on ne voyait qu’une fumée blanche qui se déchirait à chaque instant d’éclairs rouges. Des colonnes d’infanterie passaient en désordre, et se retiraient. Vous dire ce que c’était que cette plaine jonchée de cadavres, couverte de chevaux qui se sauvaient, sans cavaliers, de caissons éventrés, de canons abandonnés, c’est une chose que je ne veux même pas essayer. En y songeant, je sens de la sueur sous mes cheveux. Et puis, ça me ferait pleurer encore ; c’est trop bête…
J’étais tout à ma forge, ce qui ne m’empêchait pas de jeter un coup d’œil autour de moi. Le long de l’unique rue, le régiment était pied à terre, pour laisser reposer les bêtes éreintées. Quand je dis le régiment, je me trompe : il n’y avait que deux escadrons avec le colonel ; les deux autres étaient postés en arrière. Que faisions-nous là ? Personne n’en savait rien. Le colonel, sur son cheval, contemplait la bataille ; il fronçait le sourcil, regardait à chaque instant sur la route, comme s’il eût attendu quelqu’un. Un moment, la canonnade redoubla ; la retraite des nôtres parut s’accentuer. Il eut alors une crispation de tout son corps, et un seul mot fit explosion sur ses lèvres : « Nom de Dieu ! »
D’entendre ce mot-là dans la bouche du colonel, un homme élégant s’il en fut, que jamais je n’avais entendu jurer…, eh bien, d’écouter ce mot, cela me fit l’effet d’un coup de tonnerre, et pendant une minute, j’oubliai le canon. Ce que le colonel attendait, c’était l’ordre de marcher.
Une de nos vedettes vint tout à coup au galop s’arrêter près de lui :
— Mon colonel, il y a devant nous de la cavalerie qui s’avance.
— Ah ! fit-il ; et sa voix redevint calme. Combien sont-ils, mon garçon ?
— Il doit y avoir tout près d’une brigade.
— Loin ?
— À trois kilomètres à peine ; et au trot.
— Bien ; retournez à votre poste et dites au sous-officier de pointe de ne se replier qu’au dernier moment.
Il se retourna et cria « À cheval ! » Tout le monde sauta en selle ; et nous autres, nous commençâmes à atteler la forge, pendant que les deux escadrons se formaient sur la route en colonne de pelotons. Le colonel transfiguré, sa mâle figure rayonnante se préparait à marcher, lorsque quelques boulets commencèrent à tomber sur nous. Presqu’aussitôt, nous entendîmes derrière nous un galop furieux. Un officier d’ordonnance arrivait avec une rapidité vertigineuse.
— Mon colonel, dit-il en s’arrêtant, ordre du général de division de rejoindre immédiatement votre deuxième demi-régiment qui se trouve derrière ce bois de sapins, là-bas ; vous n’avez pas un instant à perdre. Vous allez entrer en ligne. La position du village devient inutile.
Le colonel, d’une voix où nous pûmes distinguer du désappointement et de l’espoir commanda « pelotons demi-tour à gauche au trot ».
En même temps, notre pointe nous rejoignit précipitamment, ayant derrière elle les premiers hussards de la mort qui s’avançaient bon trot. Les deux escadrons partirent et le colonel me voyant occupé à rattacher les traits, me cria :
— Ravel, sauve la forge !
Parbleu ! je le savais bien qu’il fallait sauver la forge. Qu’est-ce que le régiment aurait fait sans la forge ! Les fers ne tenaient plus à la corne fatiguée des sabots. Et tous les jours, c’étaient des pelotons entiers qu’il fallait remettre en état de marcher. En un clin d’œil, mes quatre chevaux furent attelés, les deux conducteurs en selle, et nous nous enlevâmes au galop, tandis que derrière moi, j’entendais deux grands flandrins qui criaient : « Hourrah ! » à s’époumoner. À ce moment, un maudit boulet prenant l’attelage en biais, éventra mes deux chevaux de tête, et le conducteur alla rouler à dix pas, les jambes brisées.
Je me sentis blêmir de fureur. Mais je ne dis rien, et sautai à terre. Les deux grands flandrins de hussards étaient sur nous ; ils ne s’arrêtèrent même pas et continuèrent leur course, les yeux fixes sur l’arrière-garde de notre colonne qui disparaissait. Mais l’un d’eux, tout en trottant ferme, déchargea sur nous son revolver. Je pensais qu’il n’avait touché personne, lorsque je vis mon deuxième conducteur tomber, le nez sur l’encolure de son cheval, la bouche pleine de sang, la lèvre crispée comme par un éclat de rire : la balle du hussard l’avait tué raide. En même temps, mes deux aides, perdant la tête, prirent à travers champs malgré mes cris et disparurent. Je ne les ai jamais revus. Il est probable qu’ils auront été tués. Mais je vous garantis que si jamais ils m’étaient tombés sous la main… Enfin, bref, je ne perdais pas de temps.
Tout cela s’était passé en moins d’une minute et déjà j’avais coupé les traits, et je les rattachais tant bien que mal aux deux chevaux qui me restaient.
J’allais me mettre en route : trois autres hussards avançaient au galop, à la suite des deux premiers. L’un d’eux, un sous-officier, fit un signe ; aussitôt un cavalier mettant pied à terre, pendant que ses camarades continuaient leur chemin, vint à moi et me dit en très bon français : « Vous êtes prisonnier. Restez là ! » Il braquait sur moi le canon de sa carabine.
Les paroles du colonel bourdonnaient à mes oreilles :
— Ravel, sauve la forge !
Oui, il fallait sauver la forge. Une foule de réflexions me traversèrent le cerveau comme des éclairs se succédant dans le même instant.
Un seul mouvement, et j’étais mort.
Ce n’était rien, cela, mais la forge !
Il ne fallait pas me faire tuer.
Je dis au hussard : « Je me rends ! » Je jetai mon revolver, je décrochai mon ceinturon et laissai tomber mon sabre…
À cet endroit du récit, tout bruit s’est éteint dans l’antre noir. Les brasiers que n’avivent plus les soufflets ont apaisé leur fournaise. Et tous les auditeurs, maréchaux, aides, cavaliers, contemplent, la poitrine haletante, les dents serrées, le héros de l’aventure. Ravel jette un regard autour de lui, et sourit. — Que de choses dans ce sourire !
— Oui, tas de pierrots, je me suis rendu, moi. Il n’y avait que ça à faire, n’est-ce pas ? Le hussard s’approcha de moi en riant de toute sa large face rousse. Je l’attendis, les bras croisés. Lorsqu’il fut tout près de moi, je fis un pas en arrière, et de toute la force de mon poing, de toute la vigueur de ce que je pouvais avoir en moi de vigoureux, je lui écrasai le visage, sautai sur un des chevaux de trait, et la forge se mit à filer, tandis que le hussard tombait en arrière avec un hurlement, et qu’à l’autre bout du village, la tête de colonne ennemie apparaissait. Comment j’ai ramené la forge au colonel, comment je n’ai pas été tué par toutes les balles de carabine qui me poursuivirent ou par les boulets qui pleuvaient comme d’énormes grêlons de fer, ne me le demandez pas, je ne m’en souviens plus. Je ne m’en suis jamais souvenu.
Tout ce que je puis dire, c’est que je me jetai dans les champs ventre à terre, qu’il me fallut sauter des fossés, enfoncer des haies, que je dus remplacer deux fois mes chevaux fourbus par d’autres qui galopaient au hasard, et que ce fut un vrai miracle pour moi, de retrouver le régiment dans la débandade le soir venu. Il parait qu’on me croyait mort. Lorsque j’arrivai, le colonel, qui était entouré de son état-major et auquel on rendait compte de l’appel — triste appel ! — le colonel vint à moi. Quand je lui eus tout dit, il m’embrassa en disant : « Ravel, tu as bien fait ton devoir. Tu es un brave, toi. » Au fond de sa voix, je sentais des larmes, ce qui fit que moi je me mis à sangloter, ne trouvant à dire que ce mot… « Mon colonel !… mon colonel !… n
À ce moment, Ravel, les yeux fixés dans le vague comme s’il revoyait les événements auxquels il a assisté, sent malgré lui sa gorge se serrer, et il se lève brusquement :
— Allez-vous vous mettre à l’ouvrage !… Ah ! tas de rossards ! Attendez un peu !…
Et tous se précipitent. Les soufflets ronflent, les enclumes retentissent, et les maréchaux tapent plus dur que jamais, avec une sorte de rage — comme s’ils écrasaient sous la masse de fer ceux auxquels ils songent en ce moment, comme s’ils mettaient en bouillie une face rousse au rire brutal, semblable à celle que Ravel assomma d’un coup de son terrible poing.