Le Boute-charge(Zevaco)/17

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La Librairie Illustrée (p. 249-254).




XVII

L’EXTINCTION DES FEUX.



À M. Gulli.



Vers neuf heures et demie, les soirs d’hiver, la petite cité flamande, selon les usages qui lui viennent des générations passées, — du temps où la douce voix de François de Salignac psalmodiait en chaire à la cathédrale — rentre dans ses maisons à l’antique propreté, barricade ses portes, cadenasse les volets, se met en pantoufles et les pieds sur les chenets, se raconte les difficultés croissantes de la vente des betteraves et du houblon, de l’écoulement des sucres et de la bière.

Le café de « la Capitale » où les officiers entament de mélancoliques parties de domino, le café de « Normandie » où trônent les commis-voyageurs babillards, le café « de l’Industrie » où quelques bourgeois attardés achèvent de vider lentement leur chope au couvercle d’étain, jettent encore à travers les rideaux blancs de leurs devantures des zébrures de lumière jaune sur les trottoirs déserts. Mais bientôt, les estaminets deviennent muets. Les boutiques de sabots et de chicorée se ferment : et lorsque la trompe du veilleur mugit là-haut sur la grande tour de Saint-Sosthène pour annoncer aux bonnes gens que tout va bien, l’audacieux qui arpente encore la neige de la grande rue Van-der-Vild-Brück, attend presque, dans une sorte de résurrection des siècles morts, l’avertissement du crieur nocturne tournant, son falot à la main, le coin des ruelles étroites et noires.

Depuis longtemps, déjà, les dragons sont rentrés à leurs chambres, et après les bavardages autour du poêle qui ronfle, après les longues causeries où les Champenois racontent les choses vues quand ils étaient tout enfants, il y a quelque dix-huit ans, où les autres écoutent avec des rages froides et répondent par les choses vues dans l’avenir, où la charge exécutée le matin sur le champ de manœuvres devient le point de départ d’interrogations fiévreuses, chacun a regagné son lit.

Et pendant que le silence enveloppe la garnison en même temps que la nuit qui tombe du haut des clochers mornes, le quartier s’écrase dans la paix du repos universel.

Car les journées sont rudes. Les galops nous ont secoués jusqu’au plus profond du corps ; la voltige nous a disloqués ; la salle d’armes nous a brisé bras et jambes ; et les rumeurs guerrières qui passent comme des orages inapaisés nous ont donné ces exaltations intimes après lesquelles le cerveau doit et veut se détendre pour quelques heures.

Dans la grande cour, tout se cache et se tait. Seules, les écuries conservent un dernier souffle de vie avec ce grondement sourd des chevaux qui mâchonnent les bribes de paille, dans la litière. Parfois, un garde d’écurie enseveli dans son vaste manteau blanc promène de porte en porte l’étoile grelottante de son falot de faction ; et ses sabots frappent le pavé avec des lenteurs de sentinelle qui s’endort.

Quelques rares fenêtres encore éclairées découpent dans l’obscurité de longues tranches grises : sans doute un dragon qui achève d’astiquer sa bride, — ou qui termine la lecture de son chapitre.

Tout à coup, à ce moment où il semble qu’il n’y ait plus rien à écouter dans le calme qui pèse sur le quartier, la trompette se fait entendre. Mais ce n’est plus une fanfare joyeuse ou chevaleresque ; ce n’est plus une clameur qui éclate et vibre ; ce ne sont plus ces appels stridents qui répandent au loin leurs notes passionnées et enlevantes. C’est une psalmodie qui se traîne, une mélopée d’une saisissante monotonie, une sorte de requiem solennel, un chant presque désolé qui va s’affaiblissant de mesure en mesure et meurt dans une note filée en sourdine, — comme si les sons endormis au fond des pistons étaient impuissants à secouer la torpeur qui les voile.

Cette sonnerie, — un chef d’œuvre de fantastique, une phrase qui a dû être écrite par un Edgard Poë de la musique — c’est l’extinction des feux ; c’est le signal du repos, après lequel le trompette va s’étendre jusqu’au réveil sur les planches du corps de garde, tandis que toutes les lumières s’éteignent, que tous les bruits s’assoupissent, que l’ombre se fait plus noire et le silence plus épais.

Par les nuits d’hiver, dans les échos neigeux, l’extinction des feux réveille des sonorités étranges. Et lorsqu’au fond des chambres chauffées par l’haleine des hommes, nous luttons contre le sommeil envahissant, dans ce dernier effort instinctif où la réalité se fait rêve, que nous nous débattons sous l’influence des premiers songes où se mêlent et se confondent les pensées du jour et les réminiscences nocturnes, il nous semble écouter la voix de quelque cavalier fantôme venu de là-bas pour nous rappeler qu’il nous attend toujours dans les plaines où il est toujours tombé aux appels furieux du cuivre.

Les dragons dorment et rêvent.