Le Bravo/Chapitre XXII

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 275-288).

CHAPITRE XXII.


Clifford ! Clifford ! nous suivons le roi et Clifford !
ShakspeareHenri VI.


La tranquillité de la ville la mieux gouvernée peut être troublée à tout moment par une émeute soudaine de mécontents. On ne peut pas plus se mettre en garde contre un tel danger que contre des crimes plus vulgaires. Mais quand les troubles d’une commotion populaire font trembler le gouvernement pour son existence, on doit en conclure qu’il y a quelque défaut radical dans son organisation. Les hommes se rallient autour de leurs institutions aussi promptement qu’autour de tous les autres intérêts qui leur sont chers, quand elles méritent leur attachement ; et l’on a la meilleure preuve de leur peu de valeur lorsque ceux qui gouvernent appréhendent sérieusement le souffle de la multitude. Dans toutes les occasions de troubles intérieurs, nulle nation ne montra jamais cette terreur plus que l’arrogante république de Venise. Il existait dans son système factice une tendance naturelle et constante à la dissolution, qui n’était arrêtée que par la dextérité de son aristocratie et par les arcs-boutants politiques dont elle avait étayé son pouvoir. On parlait beaucoup du caractère vénérable de sa politique et de la sécurité qui en était la suite ; mais c’est en vain que l’égoïsme lutte contre la vérité. De tous les sophismes que l’homme a employés à l’appui de ses expédients, il n’en est aucun de plus évidemment faux que celui qui conclut à la durée future d’un système social de la durée qu’il a déjà eue. Il serait aussi raisonnable de prétendre qu’un homme de soixante-dix ans a les mêmes chances pour vivre que le jeune homme de quinze, ou que le destin inévitable de toutes choses d’origine mortelle n’est pas la destruction. Il y a dans l’existence humaine une époque où le principe de vie est obligé de combattre la faiblesse de l’enfance ; mais, cet état d’épreuve passé, l’enfant atteint l’âge où il a l’espoir le plus raisonnable de vivre. De même la machine sociale, comme toute autre, quand elle a marché assez longtemps pour démontrer la bonté de ses rouages, offre le plus de garanties de durée. Celui qui est jeune peut ne pas vivre assez pour devenir vieux ; mais il est certain que celui qui est vieux a été jeune. L’empire de Chine a eu jadis sa jeunesse comme notre république[1] ; mais nous ne trouvons aucune raison de croire qu’il aura une durée plus longue que la nôtre, dans la décrépitude qui est la compagne naturelle de sa vieillesse.

À l’époque de notre histoire, plus Venise vantait son antiquité, plus elle redoutait sa fin prochaine. Ses plus fortes combinaisons politiques avaient le vice fatal d’être toutes à l’avantage de la minorité ; comme il arrive des forteresses et des montagnes qu’on voit sur un théâtre, il ne fallait que le grand jour pour détruire l’illusion. L’alarme avec laquelle les patriciens entendirent les cris des pêcheurs et sortirent de leurs palais pour se rendre vers la grande place peut aisément s’imaginer. Quelques-uns, sentant tout ce qu’il y avait d’artificiel dans leur existence comme aristocratie, avaient depuis longtemps un secret instinct de leur perte prochaine, et commençaient à songer aux moyens les plus certains de pourvoir à leur sûreté. D’autres écoutaient ces cris avec admiration, car l’habitude avait maîtrisé la sottise au point d’avoir créé une identité entre l’État et des choses bien peu durables, et ils s’imaginaient que Saint-Marc avait remporté une victoire, dans cet état de décadence qui n’était pas intelligible pour leurs facultés apathiques. Mais un petit nombre, — et c’étaient ceux qui réunissaient en eux tout ce qu’il y avait de bon et d’utile pour la nation, tout ce qu’on attribuait communément et faussement au système en lui-même, — comprenaient parfaitement le danger, en savaient peser la gravité, et connaissaient les moyens de l’éviter.

Mais les mutins n’étaient en état ni d’apprécier leurs propres forces, ni de calculer leurs avantages accidentels ; ils n’agissaient que par l’effet d’une aveugle impulsion. Le triomphe qu’avait obtenu la veille leur vieux compagnon, le froid refus que lui avait fait le doge, et la scène du Lido, qui dans le fait avait fini par la mort d’Antonio, avaient disposé leurs esprits à une scène de tumulte. Quand donc ils eurent trouvé le corps de leur vieux compagnon, après le temps nécessaire pour rassembler toutes leurs forces sur les lagunes, ils se livrèrent à leur emportement et coururent vers le palais de Saint-Marc, comme nous l’avons décrit, sans autre but fixé que de céder à leur colère.

Lorsqu’ils entrèrent dans le canal, son peu de largeur fit des barques une masse si compacte, qu’ils pouvaient à peine se servir de leurs rames, et par conséquent leur marche se ralentit. Tous désiraient s’approcher autant que possible du corps d’Antonio ; et, comme il arrive dans tous les attroupements semblables, leur zèle mal ordonné les empêchait d’atteindre à leur but. Une ou deux fois ils proclamèrent avec des imprécations les noms de quelques sénateurs odieux au peuple, comme s’ils eussent voulu se venger des crimes de l’État sur ses agents ; mais ces cris ne durèrent que l’instant qui les avait entendus s’élever. En arrivant au pont du Rialto, près de la moitié de ces furieux débarquèrent, et prirent le plus court chemin par les rues pour se rendre au point de leur destination. Les autres, n’étant plus gênés par un trop grand nombre de barques, avancèrent plus vite. Lorsqu’ils approchèrent du port, les barques se formèrent en rangs moins serrés, et continuèrent à former un cortège funéraire.

Pendant que ce changement s’opérait, une gondole ayant un double rang de rameurs sortit rapidement d’un passage latéral, et entra dans le grand canal. Le hasard fit qu’en y entrant elle se trouva positivement en face de la phalange de barques qui le descendaient. Les gondoliers parurent surpris du spectacle extraordinaire qui s’offrait à leurs yeux, et pendant un instant ils ne surent quel parti prendre.

— Une gondole de la république ! s’écrièrent cinquante pêcheurs. — Une seule voie, ajouta : Canale Orfano !

Le simple soupçon de la mission que ces deux mots attribuaient à la gondole, et dans un pareil moment, était suffisant pour inspirer une nouvelle rage aux pêcheurs. Ils poussèrent des cris de fureur, et une vingtaine de barques se mirent à la poursuite de la gondole ; mais cette démonstration fut suffisante. Les gondoliers de la république prirent la fuite encore plus vite qu’on ne les poursuivait. Ils s’approchèrent du rivage, et entrant dans un de ces passages en planches qui entourent tant de palais à Venise, ils disparurent par une allée.

Encouragés par ce succès, les pêcheurs saisirent la gondole comme une épave, et la touèrent au milieu de leur flotte, en remplissant l’air de cris de triomphe. La curiosité en porta quelques-uns à entrer dans le pavillon couvert d’un drap noir, et qui ressemblait à un catafalque. Ils en sortirent à l’instant même, amenant avec eux un moine.

— Qui es-tu ? lui-demanda d’une voix rauque celui qui prenait sur lui de jouer le rôle de chef.

— Un carme, un serviteur de Dieu.

— Sers-tu Saint-Marc ? As-tu été sur le canal Orfano pour donner l’absolution aux malheureux ?

— Je suis ici, près d’une jeune et noble dame qui a besoin de mes avis et de mes prières. Le malheureux et celui qui jouit de tout le bonheur du monde, l’homme libre et celui qui est dans les fers, ont également droit à mes soins.

— Ah ! tu ne te crois donc pas au-dessus de tes devoirs ? — Tu diras les prières des morts pour l’âme d’un homme mort dans la pauvreté ?

— Mon fils, Je ne connais nulle différence à cet égard entre le doge et le plus pauvre pêcheur. — Cependant je ne voudrais pas abandonner les dames qui…

— Il ne leur arrivera aucun mal. Entre dans ma barque ; on y a besoin de tes saintes prières.

Le père Anselmo, — car le lecteur se doute déjà que c’était lui, rentra dans son pavillon, expliqua brièvement ce qui se passait à ses compagnes tremblantes, et obéit. On le conduisit à la gondole qui marchait en tête des autres, on lui montra le coups du vieux pêcheur.

— Tu vois ce corps, mon père, lui dit son conducteur ; c’est celui d’un homme qui était chrétien, juste et pieux.

— Oui, il était tout cela.

— Nous le connaissions tous comme le plus ancien et le meilleur pêcheur des lagunes, et il était toujours prêt à aider un compagnon que ses filets servaient mal.

— Je te crois aisément.

— Tu peux me croire ; mes paroles sont aussi vraies que l’Évangile. Hier, il descendit ce canal en triomphe, car il avait remporté les honneurs de la regatta contre les meilleurs rameurs de Venise.

— J’ai entendu parler de son succès.

— On dit que Jacopo, le Bravo, — le Bravo, — celui qui était autrefois la meilleure rame des canaux, était au nombre des concurrents. — Santa Madonna ! un pareil homme était trop précieux pour mourir !

— C’est le destin de tous. — Riches et pauvres, forts et faibles, heureux et misérables, tous doivent également arriver à cette fin.

— Mais non pas à une fin semblable, révérend carme ; car Antonio, avant offensé la république en réclamant le congé de son petit-fils qu’on a enrôlé de force sur les galères, a été envoyé en purgatoire sans qu’on s’inquiétât de ce que deviendrait son âme.

— Il y a un œil qui veille sur le dernier de nous, mon fils ; et nous devons croire que votre compagnon n’a pas été oublié.

— Cospetto ! On dit que ceux que le sénat voit d’un mauvais œil ne reçoivent que peu d’aide de l’Église. Prieras-tu pour lui comme tu l’as dit, révérend carme ?

— Oui, sans doute, répondit le père Anselme avec fermeté. Faites-moi place, mon fils, afin que je puisse m’acquitter convenablement de mes devoirs.

Les visages basanés mais expressifs des pêcheurs brillèrent de satisfaction, car au milieu de tout ce tumulte, ce peuple catholique conservait un profond respect pour les cérémonies de l’Église. Le silence fut bientôt obtenu, et les barques se remirent en marche avec plus d’ordre qu’auparavant.

Le spectacle était alors singulier. En tête de toutes les gondoles marchait celle qui contenait les restes d’Antonio. Le canal, s’élargissant en approchant du port, permettait aux rayons de la lune de tomber sur les traits livides du vieux pêcheur, qui conservait l’expression qu’avaient dû vraisemblablement leur donner les dernières pensées d’un homme périssant d’une mort si soudaine et si terrible. Le carme, la tête nue, les mains jointes, le cœur plein de dévotion, et son froc blanc agité par le vent, était debout aux pieds du corps, la tête penchée sur sa poitrine. Un seul gondolier conduisait cette barque, et l’on n’entendait d’autre bruit que celui des rames frappant l’eau lentement et avec régularité. Cette procession silencieuse s’avança ainsi pendant quelques minutes, et alors on entendit la voix tremblante du moine psalmodier les prières pour les morts. Les pêcheurs chantaient à leur tour les répons d’une manière qui doit être familière à toute oreille qui a entendu de pareils chants en Italie ; car dans ce siècle d’obéissance à la discipline de l’église romaine, peu d’entre eux ignoraient ces rites solennels. Le doux murmure de l’élément que fendaient les barques formait une sorte d’accompagnement, et mille figures curieuses et inquiètes garnissaient les balcons, pendant que le cortège funéraire s’avançait lentement.

La grande gondole de la république était remorquée, au centre de la masse mouvante, par une cinquantaine de barques, car les pêcheurs n’avaient pas voulu abandonner leur prise ; cette procession solennelle entra ainsi dans le port, et aborda au quai, à l’extrémité de la Piazzetta. Tandis qu’une foule de mains s’empressaient d’aider à porter à terre le corps d’Antonio, les cris qui se levèrent au centre du palais ducal annoncèrent que ceux de leurs compagnons qui étaient venus par les rues étaient déjà dans la cour.

Les places de Saint-Marc offraient alors un nouveau tableau. La belle église d’un genre oriental, avec son architecture riche et massive, le Campanile gigantesque, les colonnes de granit, les mâts de triomphe, tous ces traits particuliers et remarquables qui avaient été témoins de tant de scènes de violence et de réjouissances, de deuil et de gaieté, s’y voyaient encore, défiant le temps, magnifiques et vénérables, en dépit des scènes variées que les passions humaines jouaient tous les jours dans cette enceinte ; mais les chants, les plaisanteries, la gaieté avaient cessé. Les lumières des cafés avaient disparu. Les amis du plaisir s’étaient enfuis chez eux, de crainte d’être confondus avec ceux qui bravaient la colère du sénat ; tandis que les grimaciers, les bouffons, les chanteurs de ballades avaient quitté leur masque de gaieté pour prendre un air plus conforme aux véritables sentiments qui les agitaient.

— Giustizia ! s’écrièrent mille voix, lorsque le corps d’Antonio fut apporté dans la cour. Illustre doge ! giustizia in palazzo, e pane in piazza ! Rendez-nous justice ! nous demandons justice !

La sombre et vaste cour était remplie des visages basanés et des yeux étincelants des pêcheurs. Le corps fut déposé au bas de l’escalier du Géant ; et le hallebardier tremblant qui était de garde eut tout au plus assez de présence d’esprit pour conserver cet air de fermeté qu’exigeaient la discipline et l’orgueil de sa profession ; mais il n’y avait aucun autre signe de force militaire, car le pouvoir politique qui gouvernait Venise connaissait trop bien son impuissance momentanée pour vouloir irriter ceux qu’il ne pouvait écraser. L’attroupement dans la cour n’était composé que de mutins inconnus ; leur châtiment ne pouvait avoir d’autre conséquence que d’écarter un danger immédiat, et le gouvernement n’y était pas préparé.

Le conseil des Trois avait été informé de l’arrivée des pêcheurs insurgés. Quand ils entrèrent dans la cour, ils étaient assemblés en conclave secret, et discutaient sur la possibilité que ce tumulte eût un objet plus grave et plus déterminé qu’il n’y avait lieu de le supposer d’après les symptômes apparents. Les membres de ce Conseil sortaient de place à tour de rôle, mais l’époque de ce changement n’était pas encore arrivée, et les individus qui ont déjà été présentés à nos lecteurs étaient toujours en possession de leur pouvoir dangereux et despotique.

— Les Dalmates sont-ils informés de ce mouvement ? demanda un des membres du tribunal secret, que son agitation laissait à peine en état de remplir ses hautes fonctions. Nous pouvons avoir besoin de quelques-unes de leurs décharges avant que cette émeute soit apaisée.

— Fiez-vous donc pour cela aux autorités ordinaires, Signore, répondit le sénateur Gradenigo. Je crains seulement que quelque conspiration capable d’ébranler la fidélité des troupes ne soit cachée sous ce tumulte.

— Les mauvaises passions de l’homme ne connaissent pas de limites ! Pour un État en décadence, Venise, est au plus haut point de prospérité. Nos vaisseaux trafiquent avec succès ; la banque fleurit et paie de bons dividendes. Je vous assure, Signore, que depuis bien des années je n’ai pas reçu un revenu aussi ample que dans le moment actuel. Tout le monde ne peut prospérer de la même manière.

— Vous avez le bonheur d’avoir des affaires florissantes, Signore ; mais il y a bien des gens qui ne sont pas si heureux. Notre forme de gouvernement est un peu exclusive ; et si nous en retirons des avantages, nous les payons en nous trouvant exposés aux accusations soudaines de la malveillance, au moindre revers de fortune qu’éprouve la république.

— Rien ne peut-il satisfaire ces esprits exigeants ? — Ne sont-ils pas libres ? — Ne sont-ils pas heureux ?

— Il semblerait qu’ils voudraient en avoir de meilleures assurances que nos discours et notre opinion.

— L’homme est la créature de l’envie. — Le pauvre veut être riche ; le faible puissant.

— Il y a du moins une exception à votre règle, Signore, car le riche désire rarement être pauvre, et le puissant être faible.

— On dirait que vous raillez ce soir, signor Gradenigo. — J’espère que je parle comme il convient à un sénateur de Venise, et d’une manière que vous êtes accoutumé à entendre.

— Oui, ce langage n’a rien d’extraordinaire. Mais je crains qu’il n’existe dans l’esprit étroit et exigeant de nos lois quelque chose qui ne convienne pas à une fortune en décadence. Quand un État est tout à fait florissant, la prospérité privée fait oublier les défauts du système ; mais personne ne fait de remarques plus sévères sur les mesures publiques que les marchands dont le commerce est en baisse.

— Et voilà leur gratitude ! N’avons-nous pas fait de ces îles fangeuses un marché pour la moitié de la chrétienté ? Et maintenant ils sont mécontents de ne pouvoir conserver dans son entier le monopole que s’était assuré la sagesse de nos ancêtres !

— Ils raisonnent à peu près dans le même sens que vous, Signore. — Mais vous avez raison de dire qu’il faut faire attention à cette émeute ; allons trouver le doge. Il se montrera au peuple avec les patriciens qui pourront être présents, et un de nous comme témoin. Un plus grand nombre pourrait compromettre notre dignité.

Le conseil secret se sépara pour exécuter cette résolution, précisément à l’instant où les pêcheurs, assemblés dans la cour, venaient d’être renforcés par ceux de leurs compagnons qui étaient arrivés par eau.

Aucune réunion d’hommes ne sent aussi bien qu’un rassemblement de populace ce qu’elle doit à l’augmentation de son nombre. Sans discipline, et ne comptant que sur la force brutale pour triompher, la conscience de cette force fait partie intégrante de son existence. Quand les pêcheurs qui arrivaient virent la masse de leurs compagnons déjà réunis dans l’enceinte des murs du palais ducal, les plus hardis d’entre eux se sentirent une nouvelle audace, et ceux qui hésitaient devinrent déterminés. C’est le contraire du sentiment qu’éprouvent en général ceux qui sont appelés à réprimer ce genre de violence, et qui prennent ordinairement du courage en proportion de ce qu’ils ont moins besoin d’en faire preuve.

La foule rassemblée dans la cour poussait un de ses cris les plus furieux et les plus menaçants, lorsque le doge parut avec sa suite, s’approchant par une des longues galeries ouvertes du principal étage de son palais. La présence de l’homme vénérable qui présidait de nom à ce gouvernement factice, et la longue habitude de déférence des pêcheurs envers l’autorité, causèrent tout à coup, en dépit de leur insubordination actuelle, un profond silence. Un air de respect se répandit peu à peu sur les figures basanées qui avaient les yeux levés, tandis que le petit cortège s’approchait. Le silence occasionné par ce sentiment était si profond, qu’on entendait le froissement de la robe du doge, tandis que, retardé par ses infirmités et consultant d’ailleurs le décorum de son rang, il s’avançait à pas lents. La violence à laquelle s’étaient emportés auparavant ces pêcheurs grossiers, et la déférence qu’ils montraient en ce moment au spectacle imposant qu’ils avaient sous les yeux, prenaient leur source dans les mêmes causes, — l’ignorance et l’habitude.

— Pourquoi êtes-vous assemblés ici, mes enfants ? leur demanda le doge quand il fut arrivé au haut de l’escalier du Géant ; et, avant tout, pourquoi vous présentez-vous dans le palais de votre prince, en poussant des cris si peu convenables ?

La voix tremblante du vieillard fut parfaitement entendue, car ses tons les plus bas furent à peine interrompus par un souffle. Les pêcheurs se regardèrent les uns les autres, et tous semblaient chercher celui qui serait assez hardi pour répondre. Enfin l’un d’eux, placé au centre de la masse et de manière à ne pouvoir être aperçu, s’écria : — Giustizia !

— Tel est notre désir, dit le doge avec douceur, et j’ajouterai que tel est notre usage. Pourquoi êtes-vous assemblés ici d’une manière si offensante pour l’État et si peu respectueuse pour votre prince ?

Personne ne répondit encore. Une seule âme, dans toute la corporation des pêcheurs, avait su s’affranchir des liens de l’habitude et du préjugé, et cette âme avait abandonné le corps qui était maintenant déposé sur la dernière marche de l’escalier du Géant.

— Personne ne parlera-t-il ? reprit le doge. Vos voix, si audacieuses quand on ne vous demande rien, deviennent-elles silencieuses quand on vous interroge ?

— Que Votre Altesse leur parle avec douceur, lui dit tout bas le membre du conseil secret chargé d’être témoin de cette entrevue ; les Dalmates ne sont pas encore prêts.

Le doge le salua, comme pour exprimer son assentiment à un avis qu’il savait devoir être respecté, et reprit un ton plus doux.

— Si personne de vous ne veut me dire ce que vous désirez, il faudra que je vous ordonne de vous retirer ; et mon cœur paternel…

— Giustizia ! répéta la voix de l’individu caché dans la foule.

— Mais que demandez-vous ? Il faut que nous le sachions.

— Regardez ceci, Altesse.

Un pêcheur, plus hardi que les autres, avait tourné le corps d’Antonio de manière à exposer ses traits livides aux rayons de la lune ; et, en prononçant ces mots, il montra du doigt au prince le spectacle qu’il lui avait préparé. Le doge tressaillit à cette vue inattendue, et descendit lentement l’escalier, suivi de son cortège et de ses gardes. Il s’arrêta près du corps.

— Est-ce la main d’un assassin qui a fait ceci ? demanda-t-il après avoir jeté un coup d’œil sur le corps du défunt et fait le signe de la croix. Que pouvait gagner un Bravo à la mort d’un pareil homme ? Ce malheureux a peut-être succombé dans une querelle avec quelqu’un de sa classe ?

— Point du tout, illustre doge ; nous craignons qu’Antonio n’ait été victime du courroux de Saint-Marc.

— Antonio ! Est-ce l’audacieux pêcheur qui voulait nous apprendre à gouverner l’État, après la regatta ?

— Lui-même, Excellence, répondit le simple pêcheur des lagunes ; et jamais meilleure main pour jeter un filet, ni meilleur ami au besoin, n’a manié la rame sur une gondole pour aller au Lido ou en revenir. Diavolo ! Votre Altesse aurait eu du plaisir à voir le pauvre vieux chrétien au milieu de nous, le jour de la fête d’un saint, présidant à toutes nos pieuses cérémonies, et nous apprenant comment nos pères avaient coutume de faire honneur au métier.

— Ou si vous l’aviez vu avec nous un jour de réjouissance sur le Lido, illustre doge, s’écria un autre ; car la glace une fois rompue, toutes les langues reprennent bientôt leur hardiesse dans un rassemblement. Le vieil Antonio était toujours le boute-en-train des autres, et pourtant personne ne savait mieux redevenir grave quand il le fallait.

Le doge commença à soupçonner la vérité ; il jeta un regard à la dérobée sur inquisiteur inconnu, pour examiner sa contenance, mais il ne trouva dans l’air et les manières de cet individu rien qui pût confirmer ou dissiper ses soupçons.

— Il est plus facile, dit-il, de comprendre les bonnes qualités de cet infortuné que de savoir la manière dont il est mort. Quelqu’un de vous peut-il me l’expliquer ?

Le principal orateur des pêcheurs se chargea de cette tâche, et raconta au doge, à sa manière, comment on avait trouvé le corps. Le prince adressa un nouveau regard au sénateur qui était à son côté, comme pour lui demander une explication ; car il ignorait si la politique de l’État exigeait un exemple ou se contentait simplement d’une mort.

— Je ne vois en tout ceci qu’une des chances auxquelles est exposée la vie d’un pêcheur, dit le membre du Conseil secret. Quelque accident aura causé la mort de ce malheureux vieillard ; et ce serait une charité de faire dire quelques messes pour son âme.

— Noble sénateur, dit le pêcheur avec un air de doute, Saint-Marc avait été offensé.

— On fait courir bien des sots bruits sur le plaisir et le déplaisir de Saint-Marc. Mais si l’on veut croire tout ce qu’on débite sur les affaires de cette nature, les criminels sont noyés, non dans les lagunes, mais dans le canal Orfano.

— C’est vrai, Excellence, et il nous est défendu d’y jeter nos filets, sous peine d’aller dormir au fond avec les anguilles.

— C’est une raison de plus pour croire que la mort de ce vieillard a été causée par quelque accident. — Y a-t-il quelque marque de violence sur son corps ? Quoique l’État puisse à peine s’occuper d’un homme comme lui, quelqu’un peut avoir eu contre lui de mauvais desseins. — A-t-on examiné son corps ?

— Excellence, c’était bien assez de jeter un homme de son âge au fond des lagunes. Le bras le plus vigoureux de venise n’aurait pu s’en tirer.

— On peut avoir usé de violence envers lui dans quelque querelle, et les autorités compétentes doivent en informer. — Mais j’aperçois un carme. — Mon père, savez-vous quelque chose de cette affaire ?

Le moine s’efforça de répondre, mais la voix lui manqua. Il jeta autour de lui des regards égarés, car toute cette scène lui semblait n’être qu’un rêve effrayant de son imagination. Il croisa les bras sur sa poitrine, et parut se mettre en prière.

— Tu ne réponds pas, mon frère ? dit le doge, qui avait été aussi trompé que qui que ce fût par le ton naturel et indifférent de l’inquisiteur. Où as tu trouvé ce corps ?

Le père Anselme expliqua brièvement la manière dont il avait été mis en réquisition par les pêcheurs.

À côté du prince était un jeune patricien qui n’avait en ce moment d’autre rang dans l’État que celui qui appartenait à sa naissance. Trompé comme les autres par le ton de celui qui connaissait seul la cause véritable de la mort d’Antonio, un louable sentiment d’humanité lui inspira le désir de s’assurer que le vieux pêcheur n’avait pas été victime d’un acte de violence.

— J’ai entendu parler de cet Antonio, dit ce jeune homme, nommé le sénateur Soranzo, et doué par la nature de qualités qui sous toute autre forme de gouvernement en auraient fait un philanthrope. J’ai appris ses succès dans la regatta. N’avait-il pas pour compétiteur le bravo Jacopo ?

Un murmure sourd se fit entendre dans la foule.

— Un homme qu’on dit si féroce et si emporté peut avoir voulu se venger de sa défaite.

Un second murmure, mais beaucoup plus prononcé, annonça l’effet produit par cette suggestion.

— Jacopo ne travaille qu’avec le stylet, Excellence, dit l’orateur des pêcheurs à demi convaincu, mais doutant pourtant encore.

— Suivant les occasions, un homme comme lui peut avoir recours à d’autres moyens pour satisfaire sa méchanceté. — N’êtes-vous pas de mon avis, Signore ?

Le sénateur Soranzo adressa cette question, de la meilleure foi possible, au membre inconnu du conseil secret. Celui-ci parut frappé de la probabilité de cette conjecture ; mais il se borna à l’indiquer en inclinant la tête.

— Jacopo ! — Jacopo ! s’écrièrent mille voix dans la foule ! — C’est Jacopo qui a fait ce coup ! — Un vieux pêcheur l’avait emporté sur le meilleur gondolier de Venise, et il fallait du sang pour effacer cette honte !

— Ce sera le sujet d’une enquête, mes enfants, et stricte justice sera rendue, dit le doge en se préparant à remonter l’escalier.

— Officiers, donnez de l’argent afin de faire dire des messes pour le soulagement de l’âme de cet infortuné.

— Révérend carme, je recommande ce corps à vos soins ; et vous ne pouvez mieux faire que de passer la nuit en prières à son côté.

Mille bonnets furent jetés en l’air quand on entendit ces ordres, et tout le rassemblement garda un silence respectueux, tandis que le doge se retirait, comme il était venu, par la longue galerie voûtée.

Un ordre secret des inquisiteurs empêcha l’arrivée des Dalmates.

Quelques minutes plus tard, tout était préparé. On apporta une bière de la cathédrale[2], on y plaça le corps et on le couvrit d’un dais. Le père Anselme se mit à la tête de la procession, qui sortit de la cour par la principale porte du palais et traversa la place, en chantant le service des morts. La Piazzetta et la Piazza étaient encore vides ; on voyait çà et là, à la vérité, quelque figure curieuse, appartenant à un agent de la police ou à un observateur moins intéressé, se montrer sous les arcades des portiques, et suivre des yeux la marche du cortège ; mais personne ne se hasarda à se mettre en contact avec le rassemblement.

Cependant les pêcheurs ne songeaient plus à aucun acte de violence. Avec l’inconstance d’une multitude irréfléchie, sujette à ces alternatives d’émotions fortes, ils avaient abandonné toute idée de se venger des agents de la police, et ne pensaient plus qu’au service religieux qui, ayant été ordonné par le prince lui-même, devenait si flatteur pour leur classe. Un semblable caractère, résultat d’un système égoïste, trouve facilement en lui-même des raisons pour ne pas devenir meilleur.

Il est vrai que quelques-uns des pêcheurs mêlaient à leurs prières pour le mort des menaces contre le Bravo ; mais elles ne produisaient pas plus d’effet sur l’ensemble de la cérémonie dont il s’agissait, que n’en produit communément un épisode sur l’action principale d’une pièce.

Le grand portail de l’antique église fut ouvert, et des chants solennels s’élevèrent sous ses voûtes au milieu des colonnes. Le corps de l’humble Antonio, si cruellement sacrifié, fut porté sous cette arche qui soutient les précieux restes de l’art des Grecs, et déposé dans la nef. Des cierges furent allumés sur l’autel et autour du mort. Toutes les cérémonies imposantes du rituel catholique durèrent dans la cathédrale jusqu’au moment où le jour reparut.

Alors les prêtres succédèrent aux prêtres pour célébrer des messes à l’intention du défunt ; et tous les pêcheurs y assistèrent avec dévotion, comme s’ils eussent cru que les honneurs accordés à leur compagnon les honoraient eux-mêmes et augmentaient leur importance. Les masques avaient reparu peu à peu sur la place ; mais l’alarme avait été trop soudaine et trop vive pour que la gaieté légère dont ce lieu était ordinairement témoin entre le coucher et le lever du soleil revînt y régner si promptement.


  1. Les États-Unis d’Amérique septentrionale.
  2. L’église de Saint-Marc n’est point en réalité la métropole du diocèse, mais comme on l’appelle habituellement une cathédrale, nous lui avons conservé ce titre.