Le Cabaret de la belle femme/Chapitre 5

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Albin Michel (p. 81-88).


UN DÉBROUILLARD


On nous avait arrêtés là pour la grand’halte. Ce vaste champ, au chaume rude comme une barbe de huit jours, avait dû être spécialement aménagé pour y recevoir des troupes ; il était en effet absolument impossible d’y trouver ni eau, ni bois, ni ombre, ni vin. C’était là que nous devions faire la soupe, trente kilomètres dans les jambes, montant vers Reims où nous allions prendre les tranchées.

La poussière crayeuse de la route nous avait plâtré la bouche et il ne restait rien dans les bidons, pas une goutte. La corvée d’eau était partie dans une direction hypothétique, conduite au petit bonheur par un caporal fataliste, et comme le plus optimiste n’osait pas envisager son retour, les camarades de l’escouade, fourbus, brûlants, s’étaient couchés face au ciel, un mouchoir sur la figure, attendant que le feu s’allumât tout seul et que la boisson jaillît de terre.

Le cuisinier, abandonné de tous, hurlait « qu’il s’en foutait, qu’on irait becqueter avec les chevaux de bois », et son plat sale à la main, il dispersait rageusement du godillot les maigres brindilles qu’il avait amassées entre deux pierres.

Seul, un nouveau du dernier renfort, un grand maigre, ne semblait pas atteint par l’accablement général. Assis sur son sac, ses rudes sourcils froncés, il taillait, une fine baguette avec un énorme coutelas au manche de corne :

— Tu n’as pas soif ? lui demandai-je, la bouche râpeuse.

— Jamais, me répondit-il brièvement.

Et, tirant la langue, il me montra un caillou blanc qu’il suçait comme un inusable bonbon. Puis se levant, il ajouta :

— Je vais chercher de l’eau.

Il ne prit ni seau ni bidons, il prit seulement sa baguette, et tout en arpentant le champ d’un pas égal, il se mit à la faire tournoyer très vite entre ses lourdes mains. Je pensai tout de suite : « Un sourcier », et redressé sur un coude, émerveillé, prêt au miracle, j’oubliais ma soif.

Il n’y avait pas plus d’eau dans ce champ rocailleux que dans un tombereau de sable, mais la mine du camarade, ses yeux fixes, ses traits durs de paysan, sa démarche même m’en imposaient si bien que je m’attendais presque à voir jaillir une source de ce désert, comme jadis les Hébreux de Moïse.

Après avoir traversé le champ en tous sens, être allé, venu, s’être agenouillé ici et là, sans se soucier des brocards, il s’arrêta enfin à quelques pas de moi, encadré de quelques copains éberlués ou railleurs qui échangeaient de libres appréciations « sur l’autre gueule en biais qu’en avait reçu un coup sérieux sur l’ caberlot », et il dit en tapant la terre du talon :

— On n’a, qu’à creuser là… il y a de l’eau. L’air sûr de lui, il alla prendre sa pelle-bêche sur son sac ; malheureusement, comme il dénouait les courroies, la corvée d’eau reparut. Je fus presque déçu. Sans doute, je bus avidement un quart, mais cette eau où chacun lavait son gobelet me parut tiède et sale. J’eusse préféré l’eau vierge de la source invisible, née d’un coup de baguette. En bâfrant le rata vite préparé avec des oignons tombés du ciel et du saindoux venu d’on ne sait où, je dévisageais curieusement le sourcier. Cet homme m’étonnait.

J’ai toujours jugé les gens sur la mine ; d’un regard, je décide sans appel si un homme est loyal ou sournois, une femme fidèle ou catin, et ma conduite envers eux dépend uniquement de cette impression première. Chaque fois, je me trompe. Je suis invariablement bafoué par ceux à qui je me suis fié aveuglément et je découvre généralement trop tard la bonté des braves gens à qui j’ai montré, dès le début, l’humeur accueillante d’un porc-épic dérangé dans son premier sommeil. C’est ma façon de comprendre la psychologie.

Du premier coup, donc, j’avais deviné la franchise, le calme, et par-dessus tout l’astuce sur le visage bruni du camarade, creusé aux joues de deux rides profondes, et dans ses petits yeux gris, plissés au coin et étrangement vifs.

— C’est Maroux, m’apprit un copain. Il est braconnier, contrebandier, qu’il dit… Un gars qui se débrouille.

Je l’aurais juré. Je fraternisai avec lui en partageant une boite de pâté et un morceau de pain d’épices. J’aurais voulu le faire parler, mais il était avare de ses mots, comme un trappeur des livres de mon enfance. Quand il eut bien mangé, il me dit seulement, en clignant de l’œil :

— T’occupe de rien. Je veillerai à tout. Y en a pour toi, y en a pour moi… Je trouverai un bœuf où personne ne trouverait un œuf… T’auras qu’à me suivre.

Je le suivis. Le soir, le régiment poudreux et fourbu s’arrêta dans un village marmité, où les cantonnements étaient rares et les paysans renfrognés. Ma section hérita des communs d’un château et les camarades, l’arme à la main, se ruèrent sur l’échelle de la grange comme un équipage de forbans se lançant à l’abordage. Maroux m’avait retenu par le bras.

— Laisse-les, me dit-il… je vais nous trouver un coin.

Hébété, je m’accotai contre la margelle du puits et j’attendis, plein de confiance, qu’il revint de sa battue. Je me rappelle confusément son retour, entrevu dans un demi-sommeil. Mais ce dont je me souviens parfaitement, c’est que nous couchâmes, cette nuit-là, sur les pavés glacés d’une écurie déserte, tandis que les autres ronflaient au chaud, enfouis dans la paille du grenier. Maroux, lui, dormit très bien.

Le lendemain, tôt éveillé, il me dit :

— Je vais trouver du lait, on fera du chocolat.

Il revint juste à temps pour mettre sac au dos, sans une goutte de lait, mais avec un petit air finaud qui me réconforta. Sur la route, il me chuchota :

— À présent, on peut revenir dans le pays… Un lit, t’entends, et de quoi manger pour tous les deux. Ni vu, ni connu, j’ t’embrouille.

J’en oubliai ma nuit grelottante et mon ventre creux. Un lit, une table !… Ah ! celui-là au moins, c’était un débrouillard.

Cette réputation de débrouillard, Maroux l’eut bientôt dans tout le régiment, et je crois qu’il la devait surtout à sa façon de cligner de l’œil et à sa démarche de braconnier inquiet, le cou tendu, le pas étouffé, comme s’il avait espéré constamment surprendre un lièvre au gîte.

Parfois, sous le gourbi, il nous racontait en quelques mots brefs d’étonnantes histoires de contrebande — avec des chiens féroces, des voitures au galop, des gabelous assommés — qui donnaient le frisson aux chevronnés de Tahure. Et puis, on se répétait l’histoire de la source et l’on ne savait plus, parmi dix versions différentes, bien que toutes fausses, si l’eau avait jailli ou non sous sa baguette de coudrier.

Il avait aussi une manière étonnante de regarder au loin, la main en visière, comme un matelot sur le môle, et bien qu’il ne dît jamais à personne ce qu’il découvrait, tout le monde était convaincu qu’il voyait au diable.

En ligne, quand un guetteur croyait découvrir chez les Fritz un mouvement suspect, c’était Maroux qu’on allait consulter.

— Hé ! vieux… Tu ne vois rien de drôle dans la tranchée du ruisseau ? Les sourcils froncés, il examinait longuement le mince ruban de marne blanche, il ne répondait pas grand’chose dans un langage mystérieux et les camarades étaient rassurés. Pourtant, à plusieurs reprises, la nuit, je le vis se coucher à plat ventre, l’oreille collée au sol comme un Peau-Rouge traqué, pour écouter s’il n’y avait pas de Boches dehors, et cela me surprit un peu. Un soir, il partit en patrouille ; ils étaient cinq ou six qui devaient battre la plaine entre les lignes, sans but bien défini. Ils s’enfoncèrent dans la nuit, tournèrent, se tapirent dans des trous, la lune ayant éclaté comme une immense fusée, repartirent à l’aveuglette et se retrouvèrent blottis dans une sorte de boqueteau déchiqueté, ne sachant plus où ils étaient. Plus une fusée pour les guider, pas un coup de feu, rien que du noir. Ils étaient perdus, à trois cents mètres de nos lignes, dont la nuit épaisse les séparait mieux que des lieues.

À voix étouffée, ils se disputaient :

— C’est par ici… Non, c’est par là… Je te dis que je reconnais les peupliers de la route…

Soudain, ils aperçurent à l’écart Maroux, à quatre pattes, qui inspectait le pied d’un arbre.

— Qu’est-ce que tu fous là ? lui demanda Lousteau ébahi.

— Je cherche la mousse, répondit l’autre, imperturbable, ça pousse au nord.

Découvrit-il de la mousse sur ces déchets de bois ? C’est peu croyable, mais se relevant brusquement, il désigna un coin de l’horizon d’un doigt formel : — C’est là.

— T’es sûr ? insista Lousteau méfiant.

— Je vois la nuit comme le jour… Venez.

Et sans hésiter, en droite ligne, il conduisit la patrouille dans les fils de fer boches, où quatre coups de mauser les accueillirent, tirés à bout portant.

Comment revinrent-ils vivants de ce guêpier, c’est un de ces miracles quotidiens de la guerre. Mais la réputation de débrouillard de Maroux souffrit beaucoup de l’aventure.

Lousteau, de ce jour-là, le prit comme tête de Turc, et quand il n’avait personne sur qui passer son indignation perpétuelle, c’est à Maroux qu’il s’en prenait : « Braconnier comme mes fesses, contrebandier à la noix et porte-bannière d’office à la procession des bourreurs. »

L’autre ne semblait pas s’en émouvoir.

Pour avoir sa revanche et retrouver sa popularité, il promit de régaler l’escouade et voulut prendre des lapins au collet.

Quinze jours durant, on ne vit plus que lui tressant des pièges ingénieux avec du fil téléphonique. Il en posait partout et en seconde ligne, autour de la cagna, éclataient chaque nuit des hurlements sauvages d’hommes de corvée qui, le pied pris dans un collet de Maroux, s’étalaient le nez en avant, leur rata renversé et le vin dans la boue.

Lousteau, qui prenait des lapins à tout moment ; devint alors nettement injurieux et fit au braconnier une vie intenable. Maroux se consola en prenant sous sa protection des gosses de la dernière classe que ses façons mystérieuses, sa réputation de sourcier et ses mensonges laconiques épataient encore. On les trouvait toujours, lui et ses bleus, couchés sur la dure, dans les cantonnements où chacun avait son coin de grange, et rigoureusement privés de vin dans les villages où tout le monde était saoul à périr : il se débrouillait à sa manière. Une nuit, en reconnaissance, il en perdit même un.

Enfin, ce fut la grande attaque de septembre.

Maroux avait touché une capote neuve et Lousteau, qui avait la sienne déchirée, le lui reprochait en termes outrageants, avec des tas d’autres choses, notamment de s’être fait passer pour braconnier, lorsqu’il n’était que rétameur.

On enleva deux lignes de tranchées, mais sur la troisième ligne, le combat fut féroce. Sous les 210 et les rafales de mitrailleuses, il fallut se terrer dans un boyau boche. Le sourcier, seul, voulut se nicher à son idée, dans une sorte d’entonnoir qu’il avait découvert. La nuit passa, mouvementée, et le petit jour découvrit le cadavre étendu de Maroux, seule chose neuve dans cette plaine usée.

— Pauvre gars, soupira Lousteau, j’avais bien dit qu’on avait tort de lui refiler une belle capote…

Et ce fut là toute l’oraison funèbre de Maroux, le braconnier, que j’ai laissé quelque part en Artois, sur la terre à personne où les ronces sont de fer rouillé et les terriers creusés à coups d’obus.