Le Capitaine Fracasse/Chapitre XVIII
XVIII
EN FAMILLE
Le chirurgien avait répondu jusqu’au lendemain de la vie de Vallombreuse. Sa promesse s’était réalisée. Le jour, en pénétrant dans la chambre en désordre, où traînaient sur les tables des linges ensanglantés, avait retrouvé le jeune malade respirant encore. Ses paupières même s’entr’ouvraient, laissant errer un regard atone et vitreux chargé des vagues épouvantes de l’anéantissement. À travers le brouillard des pâmoisons, le masque décharné de la mort lui était apparu, et par instant, ses yeux, s’arrêtant sur un point fixe, semblaient discerner un objet effrayant invisible pour d’autres. Pour échapper à cette hallucination, il abaissait ses longs cils dont les franges noires faisaient ressortir la pâleur de ses joues envahies par des tons de cire, et il les tenait obstinément fermés ; puis la vision s’évanouissait. Son visage reprenait alors une expression moins alarmée, et sa vue de nouveau se mettait à flotter autour de lui. Lentement son âme revenait des limbes, et son cœur, à petit bruit, sous l’oreille appliquée du médecin, recommençait à battre : faibles pulsations, témoignages sourds de la vie, que la science seule pouvait entendre. Les lèvres entr’ouvertes découvraient la blancheur des dents, et simulaient un languissant sourire, plus triste que les contractions de la souffrance ; car c’était celui que dessine sur les bouches humaines l’approche du repos éternel : cependant quelques légères nuances vermeilles se mêlaient aux teintes violettes et montraient que le sang reprenait peu à peu son cours.
Debout au chevet du blessé, maître Laurent le chirurgien observait ces symptômes, si malaisément appréciables, avec une attention profonde et perspicace. C’était un homme instruit que maître Laurent, et à qui, pour être connu comme il méritait de l’être, il n’avait manqué jusque-là que des occasions illustres. Son talent ne s’était exercé encore que in animâ vili, et il avait guéri obscurément des manants, de petits bourgeois, des soldats, des greffiers, des procureurs et autres bas officiers de justice, dont la vie ou la mort ne signifiait rien. Il attachait donc à la cure du jeune duc une importance énorme. Son amour-propre et son ambition étaient en jeu également dans ce duel qu’il soutenait contre la Mort. Pour se garder entière la gloire du triomphe, il avait dit au prince, qui voulait faire venir de Paris les plus célèbres médecins, que lui seul suffirait à cette besogne, et que rien n’était plus grave qu’un changement de méthode dans le traitement d’une telle blessure.
« Non, il ne mourra point, se disait-il, tout en examinant le jeune duc ; il n’a pas la face hippocratique, ses membres gardent de la souplesse, et il a bien supporté cette angoisse du matin qui redouble les maladies et détermine les crises funestes. D’ailleurs, il faut qu’il vive, son salut est ma fortune ; je l’arracherai des pattes osseuses de la camarde, ce beau jeune homme héritier d’une noble race ! Les sculpteurs attendront encore longtemps pour tailler son marbre. C’est lui qui me tirera de ce village où je végète. Tâchons d’abord, au risque de déterminer la fièvre, de lui rendre un peu de force par quelque cordial énergique. »
Ouvrant lui-même sa boîte de médicaments, car son famulus, qui avait veillé une partie de la nuit, dormait sur le lit de camp improvisé, il en tira plusieurs petits flacons contenant des essences teintes diversement, les unes rouges comme le rubis, les autres vertes comme l’émeraude, celles-ci d’un jaune d’or, celles-là d’une transparence diamantée. Des étiquettes latines abréviées et semblables, pour l’ignorant, à des formules cabalistiques, étaient collées sur le cristal des flacons. Maître Laurent, bien qu’il fût sûr de lui-même, lut à plusieurs reprises le titre des fioles qu’il avait mises à part, en mira le contenu à la lumière, profitant d’un rayon du soleil levant qui filtrait à travers les rideaux, pesa les quantités qu’il empruntait à chaque bouteille dans une éprouvette d’argent dont il connaissait le poids, et composa du tout une potion d’après une recette dont il faisait mystère.
Le mélange préparé, il réveilla son famulus et lui ordonna de hausser un peu la tête de Vallombreuse, puis il desserra, au moyen d’une mince spatule, les dents du blessé, et parvint à introduire entre leur double rangée de perles le mince goulot du flacon. Quelques gouttes du liquide pénétrèrent dans le palais du jeune duc, et leur saveur âcre et puissante fit se contracter légèrement ses traits immobiles. Une gorgée descendit dans la poitrine, bientôt suivie d’une autre, et la dose entière, au grand contentement du médecin, fut absorbée sans trop de peine. À mesure que Vallombreuse buvait, une imperceptible rougeur montait à ses pommettes ; une lueur chaude brillantait ses yeux, et sa main inerte, allongée sur le drap, cherchait à se déplacer. Il poussa un soupir et promena autour de lui, comme quelqu’un qui se réveille d’un rêve, un regard où revenait l’intelligence.
« Je jouais gros jeu, fit maître Laurent en lui-même, ce médicament est un philtre. Il peut tuer ou ressusciter. Il a ressuscité ! Esculape, Hygie et Hippocrate soient bénis ! »
En ce moment, une main écarta avec précaution la tapisserie de la portière, et sous le pli relevé apparut la tête vénérable du prince, fatiguée et plus vieillie par l’angoisse de cette nuit terrible, que par dix années. « Eh bien ! maître Laurent ? » murmura-t-il d’une voix anxieuse. Le chirurgien posa son doigt sur sa bouche, et de l’autre main lui montra Vallombreuse, un peu soulevé sur l’oreiller, et n’ayant plus l’aspect cadavérique ; car la potion le brûlait et le ranimait par sa flamme.
Maître Laurent, de ce pas léger habituel aux personnes qui soignent les malades, vint trouver le prince sur le seuil de la porte et, le tirant un peu à part, il lui dit : « Vous voyez, monseigneur, que l’état de monsieur votre fils, loin d’avoir empiré, s’améliore sensiblement. Sans doute, il n’est point sauvé encore ; mais, à moins d’une complication imprévue que je fais tous mes efforts pour prévenir, je pense qu’il s’en tirera et pourra continuer ses destinées glorieuses comme s’il n’eût point été blessé. »
Un vif sentiment de joie paternelle illumina la figure du prince ; et comme il s’avançait vers la chambre pour embrasser son fils, maître Laurent lui posa respectueusement la main sur la manche et l’arrêta : « Permettez-moi, prince, de m’opposer à l’accomplissement de ce désir si naturel ; les docteurs sont fâcheux souvent, et la médecine a des rigueurs à nulle autre pareilles. De grâce, n’entrez pas chez le duc. Votre présence chérie et redoutée pourrait, en l’affaiblissement où il se trouve, provoquer une crise dangereuse. Toute émotion lui serait fatale, et capable de briser le fil bien frêle dont je l’ai rattaché à la vie. Dans quelques jours, sa plaie étant en voie de cicatrisation, et ses forces revenues peu à peu, vous aurez tout à votre aise et sans péril cette douceur de le voir. »
Le prince, rassuré, et se rendant aux justes raisons du chirurgien, se retira dans son appartement, où il s’occupa de lectures pieuses jusqu’au coup de midi, heure à laquelle le majordome le vint avertir « que le dîner de monseigneur était servi sur table. »
« Qu’on prévienne la comtesse Isabelle de Lineuil ma fille, — tel est le titre qu’elle portera désormais, — de vouloir bien descendre dîner, » dit le prince au majordome, qui s’empressa d’obéir à cet ordre.
Isabelle traversa cette antichambre aux armures, cause de ses terreurs nocturnes, et ne la trouva du tout si lugubre aux vives clartés du jour. Une lumière pure tombait des hautes fenêtres que n’aveuglaient plus les volets fermés. L’air avait été renouvelé. Des fagots de genévrier et de bois odorant, brûlés à grande flamme dans les cheminées, avaient chassé l’odeur de relent et de moisissure. Par la présence du maître, la vie était revenue à ce logis mort.
La salle à manger ne se ressemblait plus, et cette table, qui la veille paraissait dressée pour un festin de spectres, recouverte d’une riche nappe où la cassure des plis dessinait des carrés symétriques, prenait tout à fait bon air avec sa vieille vaisselle plate chargée de ciselures et blasonnée d’armoiries, ses flacons en cristal de Bohême mouchetés d’or, ses verres de Venise aux pieds en spirale, ses drageoirs à épices et ses mets d’où montaient des fumées odorantes.
D’énormes bûches jetées sur des chenets formés de grosses boules de métal poli superposées, envoyaient le long d’une plaque au blason du prince de larges tourbillons de flamme mêlés de joyeuses crépitations d’étincelles, et répandaient une douce chaleur dans la vaste pièce. Les orfèvreries des dressoirs, les vernis d’or et d’argent de la tenture en cuir de Cordoue prenaient à ce foyer, malgré la clarté du jour, des reflets et des paillettes rouges.
Quand Isabelle entra, le prince était déjà en sa chaise dont le haut dossier figurait une sorte de dais. Derrière lui se tenaient deux laquais en grande livrée. La jeune fille adressa à son père une révérence modeste qui ne sentait pas son théâtre, et que toute grande dame eût approuvée. Un domestique lui avança un siège, et, sans trop d’embarras, elle prit place en face du prince à l’endroit qu’il lui désignait de la main.
Les potages servis, l’écuyer-tranchant découpa sur une crédence les viandes que lui portait de la table un officier de bouche, et que les valets y reportaient disséquées.
Un laquais versait à boire à Isabelle, qui n’usait de vin que fort trempé, en personne réservée et sobre qu’elle était. Tout émue des événements de la journée et de la nuit précédentes, tout éblouie et troublée par le brusque changement de sa fortune, inquiète de son frère si grièvement navré, perplexe sur le sort de son bien-aimé Sigognac, elle ne touchait non plus aux mets placés devant elle que du bout des dents.
« Vous ne mangez ni ne buvez, comtesse, lui dit le prince ; acceptez donc cette aile de perdrix. »
À ce titre de comtesse prononcé d’une voix amicale et pourtant sérieuse, Isabelle tourna vers le prince ses beaux yeux bleus étonnés avec un regard timidement interrogatif.
« Oui, comtesse de Lineuil ; c’est le titre d’une terre que je vous donne, car ce nom d’Isabelle, tout charmant qu’il soit, ne saurait convenir à ma fille, sans être quelque peu accompagné. »
Isabelle, cédant à un impétueux mouvement de cœur, se leva, passa de l’autre côté de la table, et s’agenouillant près du prince, lui prit la main et la baisa en reconnaissance de cette délicatesse.
« Relevez-vous, ma fille, reprit le prince d’un air attendri, et reprenez votre place. Ce que je fais est juste. La destinée seule m’empêcha de le faire plus tôt, et cette terrible rencontre qui nous a tous réunis a quelque chose où je vois le doigt du ciel. Votre vertu a empêché qu’un grand crime fût commis, et je vous aime pour cette honnêteté, dût-elle me coûter la vie de mon fils. Mais Dieu le sauvera, pour qu’il se repente d’avoir outragé la plus pure innocence. Maître Laurent m’a donné bon espoir, et du seuil d’où je le contemplais en son lit, Vallombreuse ne m’a point paru avoir sur le front ce cachet de la mort que nous autres gens de guerre savons bien reconnaître. »
On donna à laver dans une magnifique aiguière de vermeil, et le prince, jetant sa serviette, se dirigea vers le salon, où, sur un signe, Isabelle le suivit. Le vieux seigneur s’assit près de la cheminée, monument sculptural qui s’élevait jusqu’au plafond, et sa fille prit place à côté de lui sur un pliant. Comme les laquais s’étaient retirés, le prince prit tendrement la main d’Isabelle entre les siennes, et contempla quelque temps en silence cette fille si étrangement retrouvée. Ses yeux exprimaient une joie mêlée de tristesse. Car, malgré les assurances du médecin, la vie de Vallombreuse pendait encore à un fil. Heureux d’une part, il était malheureux de l’autre ; mais le charmant visage d’Isabelle dissipa bientôt cette impression pénible, et le prince tint ce discours à la nouvelle comtesse :
« Sans doute, ma chère fille, en cet événement qui nous réunit d’une façon bizarre, romanesque et surnaturelle, la pensée doit vous être venue que, pendant tout ce temps écoulé depuis votre enfance jusqu’à ce jour, je ne vous ai point cherchée, et que le hasard seul a remis l’enfant perdu au père oublieux. Ce serait mal connaître mes sentiments, et vous avez l’âme si bonne que cette idée a dû être bientôt abandonnée par vous. Votre mère Cornélia, vous ne l’ignorez pas, était d’humeur arrogante et fière ; elle prenait tout avec une violence extraordinaire, et, lorsque de hautes convenances, je dirais presque des raisons d’État, me forcèrent à me séparer d’elle, bien malgré moi, pour un mariage ordonné par un de ces désirs suprêmes qui sont des ordres auxquels nul ne résiste, outrée de dépit et de colère, elle refusa obstinément tout ce qui pouvait adoucir sa situation et assurer la vôtre à l’avenir. Terres, châteaux, contrats de rente, argent, bijoux, elle me renvoya tout avec un outrageux dédain. Ce désintéressement que j’admirais ne me trouva pas moins entêté, et je laissai chez une personne de confiance les sommes et les titres renvoyés pour qu’elle les pût reprendre… au cas où son caprice changerait. Mais elle persista dans ses refus et, changeant de nom, passa à une autre troupe avec laquelle elle se mit à courir en province, évitant Paris et les endroits où je me trouvais. Je perdis bientôt sa trace, d’autant plus que le roi mon maître me chargea d’ambassades et missions délicates qui me tinrent longtemps à l’étranger. Quand je revins, par des affidés aussi sûrs qu’intelligents, lesquels avaient questionné et fait jaser des comédiens de divers théâtres, j’appris que Cornélia était morte depuis quelques mois déjà. Quant à l’enfant, on n’en avait point entendu parler, et l’on ne savait pas ce qu’il était devenu. Le voyage perpétuel de ces compagnies comiques, les noms de guerre qu’adoptent les acteurs qui les composent, et dont ils changent souvent par nécessité ou caprice, rendent fort difficiles ces recherches à qui ne peut les faire lui-même. Le frêle indice qui guiderait l’intéressé ne suffit pas à l’agent qu’anime seulement un motif cupide. On me signala bien quelques petites filles parmi ces troupes ; mais le détail de leur naissance ne se rapportait point à la vôtre. Même quelquefois des suppositions furent hasardées par des mères peu soucieuses de conserver leur fruit, et je dus me tenir en garde contre ces ruses. On n’avait point touché aux sommes déposées. Évidemment la rancunière Cornélia avait voulu me dérober sa fille et se venger ainsi. Je dus croire à votre mort, et cependant un instinct secret me disait que vous existiez. Je me rappelais combien vous étiez gentille et mignonne en votre berceau, et comme de vos petits doigts roses vous tiriez ma moustache, noire alors, quand je me penchais pour vous baiser. La naissance de mon fils avait ravivé ce souvenir au lieu de l’éteindre. Je pensais, en le voyant grandir au sein du luxe, couvert de rubans et de dentelles comme un enfant royal, ayant pour hochets des joyaux qui eussent été la fortune d’honnêtes familles, que peut-être, en ce moment, vêtue à peine de quelque oripeau fané de théâtre, vous souffriez du froid et de la faim sur une charrette ou dans une grange ouverte à tous les vents. Si elle vit, me disais-je, quelque directeur de troupe la malmène et la bat. Suspendue à un fil d’archal, elle fait, à demi morte de peur, les amours et les petits génies dans les vols des pièces à machines. Ses larmes mal contenues coulent sillonnant le fard grossier dont on a barbouillé ses joues pâles, ou bien, tremblante d’émotion, elle balbutie à la fumée des chandelles un petit bout de rôle enfantin qui lui a valu déjà bien des soufflets. Et je me repentais de n’avoir pas, dès le jour de sa naissance, enlevé l’enfant à sa mère ; mais alors je croyais ces amours éternelles. Plus tard, ce furent d’autres tourments. En cette vie errante et dissolue, belle comme elle promettait de l’être, que d’attaques sa pudicité n’a-t-elle point à souffrir de la part de ces libertins qui volent aux comédiennes comme papillons aux lumières, et le rouge me montait à la figure à l’idée que mon sang qui coule dans vos veines subissait ces outrages. Bien des fois, affectant plus de goût que je n’en avais pour la comédie, je me rendais aux théâtres, cherchant à découvrir parmi les ingénues quelque jeune personne de l’âge que vous eussiez dû avoir et de la beauté que je vous supposais. Mais je ne vis que mines affétées et fardées, et qu’effronterie de courtisane sous des grimaces d’innocente. Aucune de ces péronnelles ne pouvait être vous.
« J’avais donc tristement renoncé à l’espoir de retrouver cette fille dont la présence eût égayé ma vieillesse ; la princesse ma femme, morte après trois ans d’union, ne m’avait donné d’autre enfant que Vallombreuse, qui, par son caractère effréné, me causait bien des peines. Il y a quelques jours, étant à Saint-Germain auprès du roi, pour devoirs de ma charge, j’entendis des courtisans parler avec faveur de la troupe d’Hérode, et ce qu’ils en dirent me fit naître l’envie d’assister à une représentation de ces comédiens, les meilleurs qui fussent venus depuis longtemps de province à Paris. On louait surtout une certaine Isabelle pour son jeu correct, décent, naturel et tout plein d’une grâce naïve. Ce rôle d’ingénue qu’elle rendait si bien au théâtre, elle le soutenait, assurait-on, à la ville, et les plus méchantes langues se taisaient devant sa vertu. Agité d’un secret pressentiment, je me rendis à la salle où récitaient ces acteurs, et je vous vis jouer à l’applaudissement général. Votre air de jeune personne honnête, vos façons timides et modestes, le son de votre voix si frais et si argentin, tout cela me troublait l’âme d’étrange sorte. Il est impossible même à l’œil d’un père de reconnaître dans la belle fille de vingt ans l’enfant qu’il n’a pas vue depuis le berceau, et surtout à la lueur des chandelles, à travers l’éblouissement du théâtre ; mais il me semblait que si un caprice de la fortune poussait sur les planches une fille de qualité, elle aurait cette mine réservée et discrète tenant à distance les autres comédiens, cette distinction qui fait dire à tout le monde : « Comment se trouve-t-elle là ? » Dans la même pièce figurait un pédant dont la trogne avinée ne m’était point inconnue. Les années n’avaient en rien altéré sa laideur grotesque, et je me souvins que déjà il faisait les Pantalons et les vieillards ridicules dans la compagnie où jouait Cornélia. Je ne sais pourquoi mon imagination établissait un rapport entre vous et ce pédant jadis camarade de votre mère. La raison avait beau alléguer que cet acteur pouvait bien avoir pris de l’emploi en cette troupe, sans que pour cela vous y fussiez ; il me semblait qu’il tenait entre ses mains le bout du fil mystérieux à l’aide duquel je me guiderais dans ce dédale d’événements obscurs. Aussi formai-je la résolution de l’interroger, et l’aurais-je fait si, quand j’envoyai à l’auberge de la rue Dauphine, on ne m’eût dit que les comédiens d’Hérode étaient partis pour donner une représentation dans un château aux environs de Paris. Je me serais tenu tranquille jusqu’au retour des acteurs, si un brave serviteur ne me fût venu prévenir, craignant quelque rencontre fâcheuse, que le duc de Vallombreuse, amoureux à la folie d’une comédienne nommée Isabelle qui lui résistait avec la plus ferme vertu, avait fait le projet de l’enlever pendant cette expédition supposée, au moyen d’une escouade de spadassins à gages, action par trop énorme et violente, capable de mal tourner, la jeune fille étant accompagnée d’amis qui n’allaient pas sans armes. Le soupçon que j’avais de votre naissance me jeta, à cet avertissement, dans une perturbation d’âme étrange à concevoir. Je frémis à l’idée de cet amour criminel qui se changeait en amour monstrueux, si mes pressentiments ne me trompaient point, puisque vous étiez, aux cas qu’ils fussent vrais, la propre sœur de Vallombreuse. J’appris que les ravisseurs devaient vous transporter en ce château, et je m’y rendis en toute diligence. Vous étiez déjà délivrée sans que votre honneur eût souffert, et la bague d’améthyste a confirmé ce que me disait à votre vue la voix du sang.
— Croyez, monseigneur et père, répondit Isabelle, que je ne vous ai jamais accusé. Habituée d’enfance à cette vie ambulante de comédienne, j’avais facilement accepté mon sort, n’en connaissant et n’en rêvant pas d’autre. Le peu que je savais du monde me faisait comprendre que j’aurais mauvaise grâce à vouloir entrer dans une famille illustre, que des raisons puissantes forçaient sans doute à me laisser dans l’obscurité et l’oubli. Le souvenir confus de ma naissance m’inspirait parfois de l’orgueil, et je me disais, en voyant l’air dédaigneux que prennent les grandes dames à l’endroit des comédiennes : « Moi aussi je suis de noble race ! » Mais ces légères fumées se dissipaient bientôt, et je ne gardais que l’invincible respect de moi-même. Pour rien au monde je n’aurais souillé le pur sang qui coulait dans mes veines. Les licences des coulisses, et les poursuites dont sont l’objet les actrices, même lorsqu’elles manquent de beauté, ne m’inspiraient que du dégoût. J’ai vécu au théâtre presque comme en un couvent, car on peut être sage partout, quand on le veut. Le Pédant était pour moi comme un père, et certes Hérode eût brisé les os à quiconque eût osé me toucher du doigt, ou seulement me dire une parole libre. Quoique comédiens, ce sont de très-braves gens, et je vous les recommande s’ils se trouvent jamais en quelque nécessité. Je leur dois en grande partie de pouvoir présenter sans rougir mon front à vos lèvres, et me dire hautement votre fille. Mon seul regret est d’avoir été la cause bien innocente du malheur arrivé à M. le duc votre fils, et j’aurais souhaité entrer dans votre famille sous de meilleurs auspices.
— Vous n’avez rien à vous reprocher, ma chère fille, vous ne pouviez deviner ces mystères qui ont éclaté tout à coup par un concours de circonstances qu’on trouverait romanesques si on les rencontrait en un livre, et ma joie de vous revoir aussi digne de moi que si vous n’eussiez pas vécu à travers les hasards d’une vie errante, et d’une profession peu rigoureuse d’ordinaire, efface bien la douleur où m’a jeté la fâcheuse blessure de mon fils. Qu’il survive ou succombe, je ne saurais vous en vouloir. En tout cas, votre vertu l’a sauvé d’un crime. Ainsi, ne parlons plus de cela. Mais, parmi vos libérateurs, quel était ce jeune homme qui semblait diriger l’attaque, et qui a blessé Vallombreuse ? Un comédien, sans doute, quoiqu’il m’ait paru de bien grand air et de hardi courage.
— Oui, mon père, répondit Isabelle dont les joues se couvrirent d’une faible et pudique rougeur, un comédien. Mais s’il m’est permis de trahir un secret, qui n’en est plus un déjà pour monsieur le duc, je vous dirai que ce prétendu capitaine Fracasse (tel est son emploi dans la troupe) cache sous son masque un noble visage, et sous son nom de théâtre un nom de race illustre.
— En effet, répondit le prince, je crois avoir entendu parler de cela. Il eût été étonnant qu’un comédien se risquât à cet acte téméraire de contrecarrer un duc de Vallombreuse, et d’entrer en lutte avec lui. Il faut un sang généreux pour de telles audaces. Un gentilhomme seul peut vaincre un gentilhomme, de même qu’un diamant n’est rayé que par un autre diamant. »
L’orgueil nobiliaire du prince éprouvait quelque consolation à penser que son fils n’avait point été navré par quelqu’un de bas lieu. Les choses reprenaient ainsi une situation régulière. Ce combat devenait une sorte de duel entre gens de condition égale, et le motif en était avouable ; l’élégance n’avait rien à souffrir de cette rencontre.
« Et comment se nomme ce valeureux champion, reprit le prince, ce preux chevalier défenseur de l’innocence ?
— Le baron de Sigognac, répondit Isabelle d’une voix légèrement tremblante, je livre son nom sans crainte à votre générosité. Vous êtes trop juste pour poursuivre en lui le malheur d’une victoire qu’il déplore.
— Sigognac, dit le prince, je pensais cette race éteinte. N’est-ce pas une famille de Gascogne ?
— Oui, mon père, son castel se trouve aux environs de Dax.
— C’est bien cela. Les Sigognac ont des armes parlantes ; ils portent d’azur à trois cigognes d’or, deux et une. Leur noblesse est fort ancienne. Palamède de Sigognac figurait glorieusement à la première croisade. Un Raimbaud de Sigognac, le père de celui-ci, sans doute, était fort ami et compagnon de Henri IV en sa jeunesse, mais il ne le suivit point à la cour ; car ses affaires, dit-on, étaient fort dérangées, et l’on ne gagnait guère que des coups sur les talons du Béarnais.
— Si dérangées, que notre troupe, forcée par une nuit pluvieuse à chercher un asile, trouva le fils dans une tourelle à hiboux tout en ruines, où se consumait sa jeunesse, et que nous l’arrachâmes à ce château de la misère, craignant qu’il n’y mourût de faim par fierté et mélancolie ; je n’ai jamais vu infortune plus vaillamment supportée.
— Pauvreté n’est pas forfaiture, dit le prince, et toute noble maison qui n’a point failli à l’honneur peut se relever. Pourquoi, en son désastre, le baron de Sigognac ne s’est-il pas adressé à quelqu’un des anciens compagnons d’armes de son père, ou même au roi, le protecteur né de tous les gentilshommes ?
— Le malheur rend timide, quelque brave qu’on soit, répondit Isabelle, et l’amour-propre retient le courage. En venant avec nous, le Baron comptait rencontrer à Paris une occasion favorable qui ne s’est point présentée ; pour n’être point à notre charge, il a voulu remplacer un de nos camarades mort en route, et comme cet emploi se joue sous le masque, il n’y pensait pas compromettre sa dignité.
— Sous ce déguisement comique, sans être sorcier, je devine bien un petit brin d’amourette, dit le prince en souriant avec une maligne bonté ; mais ce ne sont point là mes affaires ; je connais assez votre vertu, et je ne m’alarme point de quelques soupirs discrets poussés à votre intention. Il n’y a pas assez longtemps d’ailleurs que je suis votre père, pour me permettre de vous sermonner. »
Pendant qu’il s’exprimait ainsi, Isabelle fixait sur le prince ses grands yeux bleus, où brillaient la plus pure innocence et la plus parfaite loyauté. La nuance rose dont le nom de Sigognac avait coloré son beau visage s’était dissipée ; sa physionomie n’offrait aucun signe de honte ou d’embarras. Dans son cœur le regard d’un père, le regard de Dieu même, n’eût rien trouvé de répréhensible.
L’entretien en était là quand l’élève de maître Laurent se fit annoncer ; il apportait un bulletin favorable de la santé de Vallombreuse. L’état du blessé était aussi satisfaisant que possible ; après la potion, une crise heureuse avait eu lieu, et le médecin répondait désormais de la vie du jeune duc. Sa guérison n’était plus qu’une affaire de temps.
À quelques jours de là, Vallombreuse, soutenu par deux ou trois oreillers, paré d’une chemise à collet en point de Venise, les cheveux séparés et remis en ordre, recevait dans son lit la visite de son fidèle ami le chevalier de Vidalinc, qu’on ne lui avait pas encore permis de voir. Le prince était assis dans la ruelle, regardant avec une profonde joie paternelle le visage pâle et amaigri de son fils, mais qui n’offrait plus aucun symptôme alarmant. La couleur était revenue aux lèvres, et l’étincelle de la vie brillait dans les yeux. Isabelle était debout près du chevet. Le jeune duc lui tenait la main entre ses doigts fluets, et d’un blanc bleuâtre comme ceux des malades abrités du grand air et du soleil depuis quelque temps. Comme il lui était défendu de parler encore autrement que par monosyllabes, il témoignait ainsi sa sympathie à celle qui était la cause involontaire de sa blessure, et lui faisait comprendre combien il lui pardonnait de grand cœur. Le frère avait chez lui remplacé l’amant, et la maladie, en calmant sa fougue, n’avait pas peu contribué à cette transition difficile. Isabelle était bien réellement pour lui la comtesse de Lineuil, et non plus la comédienne de la troupe d’Hérode. Il fit un signe de tête amical à Vidalinc, et dégagea un moment sa main de celle de sa sœur pour la lui tendre. C’était tout ce que le médecin autorisait pour cette fois.
Au bout de deux ou trois semaines, Vallombreuse, fortifié par de légers aliments, put passer quelques heures sur une chaise longue et supporter l’air d’une fenêtre ouverte, par où entraient les souffles balsamiques du printemps. Isabelle souvent lui tenait compagnie et lui faisait la lecture, fonction à laquelle son ancien métier de comédienne la rendait merveilleusement propre, par l’habitude de soutenir la voix et de varier à propos les intonations.
Un jour qu’ayant achevé un chapitre, elle allait en recommencer un autre dont elle avait déjà lu l’argument, le duc de Vallombreuse lui fit signe de poser le livre, et lui dit :
« Chère sœur, ces aventures sont les plus divertissantes du monde, et l’auteur peut se compter parmi les plus gens d’esprit de la cour et de la ville ; il n’est bruit que de son livre dans les ruelles, mais j’avoue que je préfère à cette lecture votre conversation charmante. Je n’aurais pas cru tant gagner en perdant tout espoir. Le frère est auprès de vous en meilleure posture que l’amant ; autant vous étiez rigoureuse à l’un, autant vous êtes douce à l’autre. Je trouve à ce sentiment paisible des charmes dont je ne me doutais point. Vous me révélez tout un côté inconnu de la femme. Emporté par des passions ardentes, poursuivant le plaisir que me promettait la beauté, m’exaltant et m’irritant aux obstacles, j’étais comme ce féroce chasseur de la légende que rien n’arrête ; je ne voyais qu’une proie dans l’objet aimé. L’idée d’une résistance me semblait impossible. Le mot de vertu me faisait hausser les épaules, et je puis dire sans fatuité à la seule qui ne m’ait point cédé, que j’avais bien des raisons de n’y pas croire. Ma mère était morte quand je ne comptais encore que trois ans ; vous n’étiez pas retrouvée, et j’ignorais tout ce qu’il y a de pur, de tendre, de délicat dans l’âme féminine. Je vous vis ; une irrésistible sympathie, où la voix secrète du sang était sans doute pour quelque chose, m’entraîna vers vous, et pour la première fois un sentiment d’estime se mêla dans mon cœur à l’amour. Votre caractère, tout en me désespérant, me plaisait. J’approuvais cette fermeté modeste et polie avec laquelle vous repoussiez mes hommages. Plus vous me rejetiez, plus je vous trouvais digne de moi. La colère et l’admiration se succédaient en moi, et quelquefois y régnaient ensemble. Même en mes plus violentes fureurs, je vous ai toujours respectée. Je pressentais l’ange à travers la femme, et je subissais l’ascendant d’une pureté céleste. Maintenant je suis heureux, car j’ai de vous précisément ce que je désirais de vous sans le savoir, cette affection dégagée de tout alliage terrestre, inaltérable, éternelle ; je possède enfin une âme.
— Oui, cher frère, répondit Isabelle, vous la possédez, et ce m’est un bien grand bonheur que de pouvoir vous le dire. Vous avez en moi une sœur dévouée qui vous aimera double pour le temps perdu, surtout si, comme vous l’avez promis, vous modérez ces fougues dont s’alarme notre père, et ne laissez paraître que ce qu’il y a d’excellent en vous.
— Voyez la jolie prêcheuse, dit Vallombreuse en souriant ; il est vrai que je suis un bien grand monstre, mais je m’amenderai sinon par amour de la vertu, du moins pour ne pas voir ma grande sœur prendre son air sévère à quelque nouvelle escapade. Pourtant je crains d’être toujours la folie, comme vous serez toujours la raison.
— Si vous me complimentez ainsi, fit Isabelle avec un petit air de menace, je vais reprendre mon livre, et il vous faudra ouïr tout au long l’histoire qu’allait raconter, dans la cabine de sa galère, le corsaire barbaresque à l’incomparable princesse Aménaïde, sa captive, assise sur des carreaux de brocart d’or.
— Je n’ai pas mérité une si dure punition. Dussé-je paraître bavard, j’ai envie de parler. Ce damné médecin m’a posé si longtemps sur les lèvres le cachet du silence et fait ressembler à une statue d’Harpocrate !
— Mais ne craignez-vous pas de vous fatiguer ? Votre blessure est cicatrisée à peine. Maître Laurent m’a tant recommandé de vous faire la lecture, afin qu’en écoutant vous ménagiez votre poitrine.
— Maître Laurent ne sait ce qu’il dit, et veut prolonger son importance. Mes poumons aspirent et rendent l’air avec la même facilité qu’auparavant. Je me sens tout à fait bien, et j’ai des envies de monter à cheval pour faire une promenade dans la forêt.
— Il vaut mieux encore faire la conversation ; le danger, certes, sera moindre.
— D’ici à peu je serai remis sur pied, ma sœur, et je vous présenterai dans le monde où votre rang vous appelle, et où votre beauté si parfaite ne manquera pas d’amener à vos pieds nombre d’adorateurs, parmi lesquels la comtesse de Lineuil pourra se choisir un époux.
— Je n’ai aucune envie de me marier, et croyez que ce ne sont point là propos de jeune fille qui serait bien fâchée d’être prise au mot. J’ai assez donné ma main à la fin des pièces où je jouais pour n’être pas si pressée de le faire dans la vie réelle. Je ne rêve pas d’existence plus douce que de rester près du prince et de vous.
— Un père et un frère ne suffisent pas toujours, même à la personne la plus détachée du monde. Ces tendresses-là ne remplissent pas tout le cœur.
— Elles rempliront tout le mien, cependant, et si elles me manquaient un jour, j’entrerais en religion.
— Ce serait vraiment pousser l’austérité trop loin. Est-ce que le chevalier de Vidalinc ne vous paraît pas avoir tout ce qu’il faut pour faire un mari parfait ?
— Sans doute. La femme qu’il épousera pourra se dire heureuse ; mais, quelque charmant que soit votre ami, mon cher Vallombreuse, je ne serai jamais cette femme.
— Le chevalier de Vidalinc est un peu rousseau, et peut-être êtes-vous comme notre roi Louis XIII, qui n’aime pas cette couleur, fort prisée des peintres cependant. Mais ne parlons plus de Vidalinc. Que vous semble du marquis de l’Estang, qui vint l’autre jour savoir de mes nouvelles et ne vous quitta pas des yeux tant que dura sa visite ? Il était si émerveillé de votre grâce, si ébloui de votre beauté non pareille qu’il s’empêtrait en ses compliments et ne faisait que balbutier. Cette timidité à part, qui doit trouver excuse à vos yeux puisque vous en étiez cause, c’est un cavalier accompli. Il est beau, jeune, d’une grande naissance et d’une grande fortune. Il vous conviendrait fort.
— Depuis que j’ai l’honneur d’appartenir à votre illustre famille, répondit Isabelle un peu impatientée de ce badinage, trop d’humilité ne me siérait pas. Je ne dirai donc point que je me regarde comme indigne d’une pareille union ; mais le marquis de l’Estang demanderait ma main à mon père, que je refuserais. Je vous l’ai déjà dit, mon frère, je ne veux point me marier, et vous le savez bien, vous qui me tourmentez de la sorte.
— Oh ! quelle humeur virginale et farouche vous avez, ma sœur ! Diane n’est pas plus sauvage en ses forêts et vallées de l’Hémus. Encore, s’il faut en croire les mauvaises langues mythologiques, le seigneur Endymion trouva-t-il grâce à ses yeux. Vous vous fâchez parce que je vous propose, en causant, quelques partis sortables ; si ceux-là vous déplaisent, nous vous en découvrirons d’autres.
— Je ne me fâche pas, mon frère ; mais décidément vous parlez trop pour un malade, et je vous ferai gronder par maître Laurent. Vous n’aurez pas, à souper, votre aile de poulet.
— S’il en est ainsi, je me tais, fit Vallombreuse avec un air de soumission, mais croyez que vous ne serez mariée que de ma main. »
Pour se venger de la moquerie opiniâtre de son frère, Isabelle commença l’histoire du corsaire barbaresque d’une voix haute et vibrante qui couvrait celle de Vallombreuse.
« Mon père, le duc de Fossombrone, se promenait avec ma mère, l’une des plus belles femmes, sinon la plus belle du duché de Gênes, sur le rivage de la Méditerranée où descendait l’escalier d’une superbe villa qu’il habitait l’été, quand les pirates d’Alger, cachés derrière des roches, s’élancèrent sur lui, triomphèrent par le nombre de sa résistance désespérée, le laissèrent pour mort sur la place et emportèrent la duchesse, alors enceinte de moi, malgré ses cris, jusqu’à leur barque, qui s’éloigna rapidement en faisant force de rames, et rejoignit la galère capitane abritée dans une crique. Présentée au dey, ma mère lui plut et devint sa favorite… »
Vallombreuse, pour déjouer la malice d’Isabelle, ferma les yeux et sur ce passage plein d’intérêt feignit de s’endormir.
Le sommeil que Vallombreuse avait d’abord feint devint bientôt véritable, et la jeune fille, voyant son frère endormi, se retira sur la pointe du pied.
Cette conversation, où le duc semblait avoir voulu mettre une intention malicieuse, troublait Isabelle quoi qu’elle en eût. Vallombreuse, conservant une rancune secrète à l’endroit de Sigognac, bien qu’il n’en eût pas encore prononcé le nom depuis l’attaque du château, cherchait-il à élever par un mariage un obstacle insurmontable entre le Baron et sa sœur ? ou désirait-il simplement savoir si la comédienne transformée en comtesse n’avait pas changé de sentiment comme de fortune ? Isabelle ne pouvait répondre à ces deux points d’interrogation que se posait alternativement sa rêverie. Puisqu’elle était la sœur de Vallombreuse, la rivalité de Sigognac et du jeune duc tombait d’elle-même ; mais, d’un autre côté, il était difficile de supposer qu’un caractère si altier, si orgueilleux et si vindicatif, eût oublié la honte d’une première défaite, et surtout celle d’une seconde. Quoique les positions fussent changées, Vallombreuse, en son cœur, devait toujours haïr Sigognac. Eût-il assez de grandeur d’âme pour lui pardonner, la générosité n’exigeait pas qu’il l’aimât et l’admît dans sa famille. Il fallait renoncer à l’espoir d’une réconciliation. Le prince, d’ailleurs, ne verrait jamais avec plaisir celui qui avait mis en péril les jours de son fils. Ces réflexions jetaient Isabelle en une mélancolie qu’elle essayait vainement de secouer. Tant qu’elle s’était considérée dans son état de comédienne comme un obstacle à la fortune de Sigognac, elle avait repoussé toute idée d’union avec lui ; mais maintenant qu’un coup inopiné du sort la comblait de tous les biens qu’on souhaite, elle eût aimé à récompenser par le don de sa main celui qui la lui avait demandée quand elle était méprisée et pauvre. Elle trouvait une sorte de bassesse à ne point faire partager sa prospérité au compagnon de sa misère. Mais tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de lui garder une inaltérable fidélité, car elle n’osait parler en sa faveur ni au prince ni à Vallombreuse.
Bientôt le jeune duc fut assez bien pour pouvoir dîner à table avec son père et sa sœur ; il déployait à ces repas une déférence respectueuse envers le prince, une tendresse ingénieuse et délicate à l’endroit d’Isabelle, et montrait qu’il avait, malgré sa frivolité apparente, l’esprit orné plus qu’on n’eût pu le supposer chez un jeune homme adonné aux femmes, aux duels et à toutes sortes de dissipations. Isabelle se mêlait modestement à ces conversations, et le peu qu’elle disait était si juste, si fin et si à propos, que le prince en était émerveillé, d’autant plus que la jeune fille, avec un tact parfait, évitait préciosité et pédanterie.
Vallombreuse tout à fait rétabli proposa à sa sœur une promenade à cheval dans le parc, et les deux jeunes gens suivirent au pas une longue allée, dont les arbres centenaires se rejoignaient en voûte et formaient un couvert impénétrable aux rayons du soleil ; le duc avait repris toute sa beauté, Isabelle était charmante, et jamais couple plus gracieux ne chevaucha côte à côte. Seulement la physionomie du jeune homme exprimait la gaieté et celle de la jeune fille la mélancolie. Parfois les saillies de Vallombreuse lui arrachaient un vague et faible sourire, puis elle retombait dans sa languissante rêverie ; mais son frère ne paraissait pas s’apercevoir de cette tristesse, et il redoublait de verve. « Oh ! la bonne chose que de vivre, disait-il ; on ne se doute pas du plaisir qu’il y a dans cet acte si simple : respirer ! Jamais les arbres ne m’ont semblé si verts, le ciel si bleu, les fleurs si parfumées ! C’est comme si j’étais né d’hier et que je visse la création pour la première fois. Quand je songe que je pourrais être allongé sous un marbre et que je me promène avec ma chère sœur, je ne me sens pas d’aise ! ma blessure ne me fait plus souffrir du tout, et je crois que nous pouvons risquer un petit temps de galop pour retourner au château où le prince s’ennuie à nous attendre. »
Malgré les observations d’Isabelle toujours craintive, Vallombreuse chercha les flancs de sa monture, et les deux chevaux partirent d’un train assez vif. Au bas du perron, en enlevant sa sœur de dessus la selle, le jeune duc lui dit : « Maintenant me voilà un grand garçon, et j’obtiendrai la permission de sortir seul.
— Eh quoi ! vous voulez donc nous quitter à peine guéri, méchant que vous êtes ?
— Oui, j’ai besoin de faire un voyage de quelques jours, répondit négligemment Vallombreuse. »
En effet, le lendemain il partit après avoir pris congé du prince, qui ne s’opposa point à son départ, et dit à Isabelle d’un ton énigmatique et bizarre : « Au revoir, petite sœur, vous serez contente de moi ! »