Le Capitaine Micah Clarke/5

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 108-131).

V-La Revue des Hommes de l'Ouest[modifier]

Monmouth était alors dans sa trente-sixième année.

Il se distinguait par ces grâces superficielles qui plaisent à la multitude et mettent un homme en état de prendre la direction d'une cause populaire.

Il était jeune.

Il avait la parole facile et spirituelle.

Il était habile dans tous les exercices qui conviennent à un soldat et à un homme.

Pendant qu'il parcourait l'Ouest, il n'avait point jugé au-dessous de lui d'embrasser les jeunes villageoises, d'offrir des prix pour les sports champêtres, et de disputer, chaussé de bottes, la palme de la course à pied avec les plus agiles des paysans courant nu-pieds.

Il était d'un naturel vain et prodigue, mais il excellait en cette sorte de magnificence qui frappe les yeux, et dans cette générosité insouciante qui gagne les coeurs du peuple.

Tant sur le Continent qu'à Bothwell-Bridge, il avait conduit des armées avec succès.

Sa bonté, sa pitié envers les Covenantaires, après la victoire, lui avait valu autant d'estime auprès des whigs que Dalzell et Claverhouse s'étaient attiré de haine.

Au moment où il arrêta son beau cheval noir à la porte de la ville, il ôta son chapeau montero à plumes devant la foule qui l'acclamait. Il avait une attitude si gracieuse et si digne qu'elle semblait bien celle d'un chevalier errant de roman, combattant à armes très inégales pour conquérir une couronne qui lui aurait été dérobée par la ruse d'un tyran.

On trouva qu'il avait bonne mine, mais je ne saurais dire que je fusse de cet avis.

Sa figure me parut trop allongée, trop pâle pour être agréable; mais ses traits étaient accentués et nobles, son nez saillant, ses yeux brillants, pénétrants.

On aurait peut-être pu discerner dans le dessin de sa bouche quelques indices de cette faiblesse qui entacha sa réputation, bien que l'expression en fût douce et aimable.

Il portait une jaquette de cheval en roquelaure pourpre foncé, avec des bords et des revers de dentelle d'or, et qui, en s'écartant par devant, laissait voir une brillante cuirasse d'argent.

Son habillement était complété par un costume de velours d'une nuance plus claire que la jaquette, une paire de bottes montantes en cuir jaune de Cordoue, une rapière à poignée d'or qu'il portait d'un côté, et un poignard de Parme de l'autre côté, ces deux armes suspendues à une ceinture en cuir du Maroc.

Un large col en dentelle de Malines flottait sur ses épaules et de ses manches sortaient à flots des manchettes de cette même coûteuse dentelle.

Bien des fois, il souleva son chapeau et s'inclina sur le pommeau de sa selle pour répondre au tonnerre des applaudissements.

-Un Monmouth! Un Monmouth! criait le peuple. Salut au Chef Protestant!

-Vive le Roi Monmouth!

Et à toutes les fenêtres, sur tous les toits, à tous les balcons, les mouchoirs, les chapeaux s'agitaient pour animer cette scène joyeuse.


L'avant-garde des rebelles s'enflamma à cette vue et lança un grand cri au timbre sourd qui fut repris et répété bien des fois par le reste de l'armée et qui finit par remplir tout le pays.

Pendant ce temps, les anciens de la cité, ayant à leur tête notre ami le Maire, sortirent par la porte dans tout l'apparat des costumes de soie et de fourrures pour rendre dommage au Roi.

Le Maire mit un genou à terre à côté de l'étrier de Monmouth et baisa la main que celui-ci lui tendit avec grâce.

-Mon cher monsieur le Maire, dit le Roi d'une voix claire et forte, c'est à mes ennemis à se prosterner devant moi, et non à mes amis. Je vous en prie, qu'est-ce que ce rouleau que vous déployez?

-C'est une allocution de bienvenue et de soumission, Votre Majesté, de la part de votre loyale ville de Taunton.

-Je n'ai pas besoin d'une telle allocution, dit le Roi Monmouth, en promenant ses yeux autour de lui. Elle est écrite tout autour de moi en plus beaux caractères qu'on n'en vit jamais sur parchemin. Mes bons amis m'ont prouvé que je suis le bienvenu, sans recourir à l'aide d'un clerc ou d'un écrivain. Vous vous nommez Stephen Timewell, digne Mr le Maire, à ce qu'on m'a appris.

-Oui, Majesté.

-C'est un nom trop court pour un homme aussi digne de confiance, dit le Roi en tirant son épée, et l'en touchant sur l'épaule, je veux l'allonger de trois lettres. Relevez-vous, Sir Stephen, et puissé-je trouver grand nombre d'autres chevaliers semblables dans mon royaume, et aussi loyaux, aussi fermes.

Le Maire se retira avec les conseillers au côté gauche de la porte, au milieu des applaudissements que fit éclater cet honneur conféré à la ville, pendant que Monmouth et son escorte formaient un groupe à droite.

Sur un signal donné, un trompette sonna une fanfare.

Les tambours firent entendre un roulement guerrier, et l'armée des insurgés, en rangs serrés, bannières déployées, reprit sa marche vers la ville.

Pendant qu'elle approchait, Saxon nous désignait les différents chefs et personnages de marque, qui entouraient le Roi, et nous disait leurs noms, en y ajoutant quelques mots sur leur caractère.

-Voici Lord Grey de Wark, dit-il. C'est ce petit homme maigre entre deux âges, du côté gauche du Roi. Il a été mis une fois à la Tour pour haute trahison. C'est lui qui s'enfuit avec Lady Henriette Berkeley, soeur de sa femme. Un beau chef, vraiment, pour une cause pieuse. L'homme à sa gauche, celui qui a une figure rouge, bouffie, et la plume blanche à son bonnet, est le colonel Holmes. J'espère qu'il ne montrera jamais la plume blanche ailleurs que sur la tête. L'autre, sur le cheval bai-brun est un homme de loi, mais, à mon sens, un homme qui s'entend mieux à disposer un bataillon qu'à rédiger une note de frais. C'est le républicain Wade qui menait l'infanterie à l'engagement de Bridport et qui l'a tiré de là sans dommage. Le grand, là-bas, avec de gros traits, qui est coiffé d'un heaume d'acier, c'est Antoine Buyse, le Brandebourgeois, un soldat de fortune, un homme de grand coeur, ainsi que la plupart de ses compatriotes. J'ai bataillé tantôt avec lui, tantôt contre lui, avant le jour présent.

-Remarquez donc le personnage de haute taille, très maigre qui est derrière lui, s'écria Ruben. Il a dégainé son épée et la brandit au-dessus de sa tête. Voilà un moment et un endroit singulièrement choisis pour l'exercice au sabre. Il est certainement fou.

-Vous n'êtes peut-être pas très loin de la vérité, dit Saxon, et pourtant par la garde de mon épée, sans cet homme-là, il n'y aurait point d'armée protestante, comme celle qui s'avance vers nous par cette route-ci. C'est lui qui en faisant voltiger la couronne sous les yeux de Monmouth, lui a fait quitter sa confortable retraite en Brabant. Il n'y a pas un de ces hommes qu'il n'ait séduit et attiré dans cette affaire par tel ou tel appât. Avec Grey, ce fut un Duc, hé, avec Wade le sac de laine, avec Buyse, la mise au pillage de Cheapside. Chacun a son motif personnel, mais les ficelles qui les font mouvoir sont entre les mains de ce fanatique enragé qui remue ces pantins à sa volonté. Il a comploté plus, menti plus et souffert moins qu'aucun des Whigs du parti.

-Ce doit être le docteur Robert Ferguson, dont j'ai entendu mon père parler, dis-je.

-Vous avez raison, c'est lui. Je l'ai vu une seule fois à Amsterdam, mais je le reconnais à sa perruque ébouriffée et à ses épaules difformes. On dit tout bas que son infatuation démesurée a troublé sa raison. Voyez, l'Allemand lui met la main sur l'épaule et lui persuade de rengainer son arme. Le Roi Monmouth regarde aussi autour de lui et sourit comme s'il voyait en lui le bouffon de la cour, en manteau genevois, au lieu de l'habit multicolore. Mais l'avant-garde arrive près de nous. À vos compagnies, et n'oubliez pas de lever vos épées pour saluer au passage le drapeau de chaque troupe.

Pendant la conversation de notre compagnon, l'armée protestante tout entière roulait vers la ville et la tête de l'avant-garde était au niveau de la porte.

Quatre escadrons de cavalerie marchaient en avant, mal harnachés, mal montés, avec des cordes en guise de brides, et certains d'entre eux ayant pour selles des carrés en toile à sac.

La plupart des hommes avaient pour armes le sabre et le pistolet.

Quelques-uns portaient la cotte de buffle, des pièces d'armure, des casques pris à Axminster, et parfois tachés encore du sang de celui qui les avait portés le dernier.

Au milieu d'eux marchait un porte-drapeau.

Il tenait un grand étendard carré suspendu à une hampe et celle-ci reposait sur un trou pratiqué sur le côté de la selle.

Sur ce drapeau étaient inscrits en lettres d'or les mots: Pio libertate et religione nostra.»

Ces cavaliers appartenaient à la classe des petits propriétaires ruraux et de leurs fils.

Inaccoutumés à la discipline, ils avaient une haute opinion d'eux-mêmes, en leur qualité de volontaires, ce qui les portait à plaisanter et raisonner à propos de chaque commandement.

Il en résulta que sans être dépourvus de courage naturel, ils rendirent peu de services pendant la guerre et furent pour l'armée une cause d'embarras plutôt qu'un secours utile.

Après la cavalerie, venaient les fantassins, rangés sur six de front, répartis en compagnies d'effectif variable.

Chaque compagnie avait un étendard indiquant la ville ou le village où elle avait été levée.

On avait adopté cette façon d'ordonner les troupes parce qu'on avait reconnu l'impossibilité de séparer des hommes unis par des liens de parenté et des relations de voisinage.

Ils entendaient, disaient-ils, se battre côte à côte, ou bien ne pas se battre du tout.

Pour mon compte, je trouve que ce n'est point une mauvaise idée, car quand on en vient à jouer de la pique, chacun tient d'autant plus ferme, s'il se sait flanqué à droite et à gauche de vieux amis éprouvés.

J'arrivai dans la suite à connaître un grand nombre de localités par les propos des hommes, et j'en traversai un grand nombre d'autres, en sorte que les noms inscrits sur les bannières avaient pour moi un sens réel.

Homère a consacré, à ce que je me rappelle, un chapitre ou un livre à l'énumération de tous les chefs grecs, des localités d'où ils venaient et du nombre d'hommes qu'ils amenèrent à la revue générale.

Il est malheureux que l'Ouest n'ait pas eu son Homère pour conserver les noms de ces braves paysans et artisans, rappeler ce que chacun d'eux accomplit ou endura.

Du moins les lieux de leur naissance ne seront point perdus dans l'oubli, en tant que cela dépendra de ma faible mémoire.

Le premier régiment d'infanterie, si l'on peut appeler ainsi une troupe organisée d'une manière aussi rudimentaire, se composait des gens de mer, pêcheurs, caboteurs vêtus des justaucorps de grosse étoffe bleue et du grossier costume de leur classe.

C'étaient des loups de mer bronzés, hâlés, avec des figures dures, de couleur d'acajou, avec des armes variées, canardières, sabres d'abordages, pistolets.

Je me figure que ces armes n'étaient pas employées pour la première fois contre le Roi Jacques, car les côtes de Somerset et de Devon étaient fameuses par leur race de contrebandiers, et plus d'un lougre aux allures capricieuses était sans doute amarré dans une crique ou dans une baie, pendant que son équipage était parti à Taunton pour guerroyer.

Quant à la discipline, ils n'en avaient aucune idée.

Ils allaient de leurs pas de marins en vrais loups de mer, échangeant des cris divers entre eux et avec la foule.

Depuis la Star Point jusqu'à Portlands Roads, les filets allaient rester inactifs pendant bien des semaines, et plus d'un poisson parcourut les détroits de la mer, qui aurait dû former des piles à Lyme Cobb ou être étalé en vente au marché de Plymouth.

Chacun des groupes ou des bandes de ces gens de mer avait sa bannière.

Celle de Lyme était en tête; puis venaient celles de Topsham, de Colyfort, de Bridport, de Sidmouth, d'Otterton, d'Abbotsbury et de Charmouth, villes qui sont toutes dans le Sud sur la côte ou tout près.

Ils passèrent ainsi devant nous en troupe confuse et insouciante, les chapeaux posés de travers, la fumée de leur tabac montant au-dessus d'eux comme la vapeur du corps d'un cheval fatigué.

Leur nombre devait s'élever à environ quatre cents.

Les paysans de Rockbere, armés de fléaux et de faux, venaient en tête de la colonne suivante, qui précédait la bannière de Honiton défendue par deux cents robustes ouvriers en dentelles venus des rives de l'Otter.

Ces hommes, ainsi que le montrait la teinte de leur figure, avaient été retenus entre quatre murs par leur métier, mais ils étaient bien supérieurs à leurs camarades les paysans par leurs façons alertes, et leur attitude martiale.

D'ailleurs, à propos de toutes les troupes en général, nous avons remarqué que si les paysans montraient plus d'endurance et de bonne volonté, les gens de métier prenaient plus vite l'air et l'esprit des camps.

Derrière les gens de Honiton venaient les tisseurs de draps, les Puritains de Wellington, avec leur Maire monté sur un cheval blanc, à côté de leur porte-étendard, et précédés d'une fanfare de vingt instrumentistes.


Avec leurs figures farouches, c'étaient des hommes réfléchis, posés.

Le plus grand nombre étaient vêtus de gris et coiffés de chapeaux aux larges bords.

Pour Dieu et la Foi» telle était la devise d'un étendard qui flottait au milieu d'eux.

Les drapiers formaient trois fortes compagnies, et le régiment entier devait compter bien près de six cents hommes.

Le troisième régiment avait en tête cinq cents fantassins fournis par Taunton, gens de vie paisible et industrieux, mais profondément pénétrés de ces grands principes de liberté civile et religieuse qui devaient trois ans plus tard renverser tout devant eux en Angleterre.

Lorsqu'ils franchirent la porte, ils furent salués par un tonnerre d'applaudissements de leurs concitoyens postés sur les murs et aux fenêtres.

Leurs rangs réguliers et compacts, leurs larges et honnêtes figures de bourgeois, me parurent avoir un air marqué de discipline et de besogne bien faite.

Derrière eux venaient les recrues de Winterbourne, d'Illminster, de Chard, d'Yeovil, de Collumpton, chaque troupe d'au moins cent piquiers, ce qui portait à mille hommes l'effectif du régiment.

Puis passa au trot un escadron de cavalerie.

Il était suivi de près par le quatrième régiment.


L'avant-garde portait les étendards de Beaminster, de Crewkerne, de Langport et de Chidiock, autant de paisibles villages du comté de Somerset, qui avaient envoyé leurs hommes frapper un coup pour la vieille cause.

Des ministres puritains, coiffés du chapeau pointu, et vêtus des robes genevoises, jadis noires, mais maintenant blanches de poussière, marchaient d'un pas ferme à côté de leur troupeau.

Puis venait une forte compagnie de pâtres sauvages, à peine armés, sortis des grandes plaines qui s'étendent depuis les Blackdowns, dans le Sud, jusqu'aux Mendips dans le Nord.

Je vous réponds que ces gaillards-là n'avaient aucun trait de ressemblance avec les Corydons, avec les Strephons de Maître Waller ou de Maître Dryden, qui ont dépeint les bergers toujours occupés à verser des larmes d'amour et à souffler dans un chalumeau plaintif.

Je crains que Chloé, que Phyllis n'eussent trouvé de bien grossiers amoureux chez ces sauvages de l'Ouest.

Après eux venaient des mousquetaires de Dorchester, des piquiers de Newton-Poppleford, d'un corps de solide infanterie fourni par les tisseurs de serge d'Ottery Saint Mary.

Ce quatrième régiment se montait à un peu plus de huit cents hommes, mais par l'armement et la discipline, il était inférieur à celui qui le précédait.


Le cinquième régiment avait en tête une compagnie des gens habitant les contrées marécageuses qui forment la monotone région des environs d'Athelney.

Ces hommes, en leurs logements sombres et sordides, avaient gardé le même caractère libre et hardi qui, au temps jadis, avait fait d'eux la dernière ressource du bon Roi Alfred et les défenseurs des comtés de l'Ouest contre les incursions des Danois: ceux-ci ne purent jamais pénétrer au coeur de leurs forteresses entourées par les eaux.

Deux compagnies de ces hommes, à la chevelure d'étoupe, aux pieds nus, mais ardents au chant des hymnes et aux prières, étaient venues de leurs citadelles pour secourir la cause protestante.

Après eux, venaient les bûcherons et charpentiers de Bishop's Lidiard, hommes gros et vigoureux sous leurs justaucorps verts, puis les villageois en manteaux blancs de Huish Champ-flover.

Le régiment se terminait par quatre cents hommes en habits rouges, avec des buffleteries blanches en croix et des mousquets bien polis.

C'étaient des déserteurs de la Milice du comté de Devon.

Ils avaient fait avec Albemarle le trajet depuis Exeter et s'étaient réunis à l'armée de Monmouth sur le champ de bataille d'Axminster.


Ceux-là étaient groupés en un seul corps, mais il y avait bon nombre d'autres miliciens, les uns en habits rouges, les autres en habits jaunes, disséminés parmi les différents corps que j'ai énumérés.

Ce régiment pouvait compter sept cents hommes.

La sixième et dernière colonne d'infanterie avait en tête une troupe de paysans dont la bannière portait inscrit le nom de Minehead, avec les trois ballots et le vaisseau aux voiles déployées qui forment les armes de cette antique cité.

La plupart étaient venus de la sauvage contrée qui s'étend au nord de Dunster Castle, et longe les bords du canal de Bristol.

Puis venaient les braconniers et les chasseurs de Porlock Quay.

Ils avaient laissé le daim rouge de l'Exmoor brouter en paix pour se mettre à la piste d'un plus noble gibier.

Après eux, c'étaient des gens de Dulverton, des gens de Milverton, des gens de Wiveliscombe, et des pentes ensoleillées des Quantocks, les hommes hâlés, farouches, des stériles landes de Dunkerry Beacon, les hauts et forts éleveurs de chevaux et marchands du bestiaux de Bampton.

Les bannières de Bridgewater, de Shepton Mallet, et du Bas-Storvey passèrent devant nous, avec celles des pêcheurs de Clovelly et des carriers des Blackdowns.

À l'arrière venaient trois compagnies d'hommes étranges, de taille gigantesque, bien qu'un peu courbés par le travail, avec de longues barbes en broussailles, et des cheveux tombant en désordre sur leurs yeux.

C'étaient les mineurs des collines de Mendip, et des vallées de l'Oare, de Bagworthy, gens rudes, à demi sauvages, qui roulaient des yeux à la vue des velours et des brocarts déployés par les citadins, criant à tue-tête, ou bien ils fixaient leurs femmes souriantes avec une intensité farouche qui terrifiait les paisibles bourgeois.

La longue ligne se déroula ainsi, pour se terminer par quatre escadrons de cavalerie, et quatre petits canons accompagnés de leurs artilleurs, des Hollandais en vêtements bleus, qui se tenaient aussi raides que leurs écouvillons.

Une longue procession de chars et voitures, qui avaient suivi l'armée, furent conduits dans les champs en dehors des murs et installés-là.

Lorsque le dernier soldat eut franchi la porte de Shuttern, Monmouth et ses chefs entrèrent lentement, à cheval, le Maire marchant à côté de la monture du Roi.

Au moment où nous les saluâmes, ils nous firent face, et je vis un rapide éclair de joie passer sur la figure pâle de Monmouth, quand il remarqua nos rangs compacts et notre aspect militaire.

-Par ma foi, messieurs, dit-il, en promenant ses regards sur son état-major, notre digne ami le Maire a dû hériter des dents du dragon de Cadmus. Où avez-vous fait cette belle récolte, Sir Stephen? Comment êtes-vous parvenu à les amener à une telle perfection, jusqu'au point d'avoir des grenadiers poudrés?

-J'ai quinze cents hommes dans la ville, répondit le vieux drapier avec fierté, bien que tous ne soient pas aussi disciplinés. Ces gens-ci viennent du comté de Wilts, les officiers, sont du Hampshire. Quant à leur bon ordre, le mérite n'en revient point à moi, mais au vieux soldat le colonel Decimus Saxon, qu'ils ont choisi pour commandant, ainsi que les capitaines qui servent sous ses ordres.

-Je vous dois mes remerciements, dit le Roi, s'adressant à Saxon, qui s'inclina et baissa jusqu'à terre la pointe de son épée, et à vous aussi, messieurs; je n'oublierai point l'ardente fidélité qui vous a amenés du Hampshire en si peu de temps. Dieu veuille que je trouve la même vertu en plus haut lieu. Mais à ce qu'on me dit, Colonel Saxon, vous avez longtemps servi à l'étranger. Que pensez-vous de l'armée qui vient de défiler devant vos yeux?

-S'il plaît à Votre Majesté, répondit Saxon, elle ressemble à une quantité de laine qui n'a pas encore été cardée, et qui est assez grossière par elle-même, mais qui peut avec le temps se tisser pour devenir un beau vêtement.

-Hein! On n'aura pas beaucoup de loisir pour le tissage, dit Monmouth. Mais ils se battent bien. Si vous aviez vu comment ils se sont conduits à Axminster! Nous espérons vous voir et vous entendre exposer vos vues à la table du conseil. Mais qu'est-ce? N'ai-je pas déjà vu la figure de ce gentleman?

-C'est l'honorable Sir Gervas Jérôme, du comté de Surrey, dit Saxon.

-Votre Majesté a pu me voir à Saint-James, dit le Baronnet en se découvrant, ou au balcon de Whitehall. J'allais beaucoup à la Cour pendant les dernières années du défunt Roi.

-Oui, oui, je me rappelle le nom aussi bien que la figure, s'écria Monmouth... Vous le voyez, messieurs, reprit-il en s'adressant à son état-major, les gens de la Cour se décident enfin à venir. N'êtes-vous pas celui qui s'est battu avec Sir Thomas Killigrew, derrière Dunkirk House? Je m'en doutais. Ne voulez-vous pas faire partie de ma suite personnelle?

-S'il plaît à Votre Majesté, répondit Sir Gervas, je crois que je pourrai rendre plus de services à votre cause royale, en restant à la tête de mes mousquetaires.

-Eh bien, soit, soit! dit le Roi Monmouth.

Puis, donnant de l'éperon à son cheval, il ôta son chapeau pour répondre aux acclamations des troupes et parcourut au trot la Grande Rue sous une pluie de fleurs qui tombaient des toits et des fenêtres sur lui, son état-major et son escorte.

Nous nous étions joints à sa troupe, ainsi que nous en avions reçu l'ordre, en sorte que nous eûmes notre part de ce joyeux feu croisé.

Une rose, qui voletait, fut happée au passage par Ruben.

Je le remarquai, il la porta à ses lèvres, puis il la cacha sous sa cuirasse.

Je levai les yeux et je surpris la figure souriante de la petite fille de notre hôte nous épiant à une fenêtre.

-Quelle adresse, Ruben! dis-je à demi-voix. Au trictrac comme à la balle au trou, vous avez toujours été notre meilleur joueur.

-Ah! Micah, dit-il, je bénis le jour où j'ai eu l'idée de vous suivre à la guerre. Aujourd'hui je ne changerais pas ma place avec celle de Monmouth.

-Nous en sommes déjà là! m'écriai-je. Quoi, mon garçon, vous avez à peine ouvert la tranchée, et vous parlez comme si vous aviez emporté la place.

-Peut-être que je me laisse emporter par l'espoir, s'écria-t-il en passant du chaud au froid ainsi qu'un homme le fait quand il est amoureux, ou qu'il a la fièvre tierce ou quelque autre maladie du corps. Dieu sait combien je suis peu digne d'elle, et pourtant...

-N'attachez point votre coeur trop fortement à quelque chose qui pourra bien être inaccessible pour vous, dis-je. Le vieillard est riche, et il portera ses regards plus haut.

-Je voudrais qu'il fût pauvre, soupira Ruben, avec tout l'égoïsme de l'amoureux. Si cette guerre dure, je pourrais conquérir de l'honneur, un titre. Qui sait? D'autres l'ont fait. Pourquoi ne le ferais-je pas?

-Nous sommes partis trois de Havant, fis-je remarquer. L'un est aiguillonné par l'ambition, l'autre par l'amour. Maintenant que faire, moi qui suis indifférent aux grandes charges et qui n'ai cure de la figure d'une demoiselle? Qu'est-ce qui peut m'entraîner au combat?

-Nos mobiles viennent et s'en vont, mais le vôtre reste toujours en vous. L'honneur et le devoir, Micah, voilà les deux étoiles qui ont toujours guidé vos actions.

-Sur ma foi! Mistress Ruth vous a appris à faire de jolis discours, dis-je, mais il me semble qu'elle devrait être ici au milieu des jeunes filles de Taunton.

Tout en causant, nous nous dirigions vers la place du Marché, que nos troupes remplissaient à ce moment.

Autour de la croix était rangé un groupe d'une vingtaine de jeunes filles vêtues de costumes en mousseline blanche, avec des écharpes bleues autour de la taille.

À l'approche du Roi, ces jeunes demoiselles, avec une timidité pleine de grâce, s'avancèrent à sa rencontre, et lui offrirent une bannière qu'elles avaient brodée pour lui, ainsi qu'une Bible fort élégamment reliée en or.

Monmouth remit le drapeau à l'un de ses capitaines, mais il leva le livre au-dessus de sa tête, en criant qu'il était venu défendre les vérités qui y étaient contenues, ce qui donna un redoublement de vigueur aux applaudissements et aux acclamations.

On pensait qu'il haranguerait le peuple du haut de la croix, mais il se borna à rester là pendant que les hérauts proclamaient ses titres à la couronne.

Après quoi, il donna l'ordre de se disperser, et les troupes gagnèrent les divers lieux de rassemblement où on avait pourvu à leur nourriture.

Le Roi et ses principaux officiers établirent leur quartier-général dans le château, pendant que le Maire et les plus riches bourgeois pourvoyaient au logement des autres.

Quant aux simples soldats, un grand nombre d'entre eux furent mis en subsistance chez les habitants.

Beaucoup d'autres campèrent dans les rues et sur les terrains environnant le château.

Le reste s'installa dans les voitures et les charrettes laissées dans les champs en dehors de la ville.


Ils y allumaient de grands feux.

Ils firent rôtir du mouton et couler la bière à flots, avec autant d'entrain que s'il s'agissait d'une partie de campagne et non d'une marche sur Londres.