Le Capitan/LIV

La bibliothèque libre.

LIV. L'orage
◄   LIII LV   ►




Les jours s’écoulèrent ; et le temps, que nous suivons en ce récit dans l’ordre même où se déroulèrent ces aventures d’antan, nous ramène à l’époque où le chevalier de Capestang, rôdant autour de la Bastille, délivra le marquis de Cinq-Mars et arracha Marion Delorme aux griffes de Richelieu.

La fin de l’hiver ne fut pas heureuse pour notre aventurier. Il dit quelque part dans ses mémoires que cette époque de sa vie fut « grise comme un jour de pluie ». Dans les premiers temps de son retour à Paris, après l’expédition à Effiat, il mit une sorte d’acharnement fébrile à rechercher celle qu’il considérait comme la dame de ses pensées. Puis, peu à peu, le découragement s’empara de lui. Il cessa de chercher. Le pauvre chevalier finit donc par se dire que Giselle d’Angoulême avait dû gagner quelque province avec son père. Il s’affirma que depuis longtemps, sans doute, elle ne pensait plus à lui. Et lui-même ne pensa plus à elle. Ou, du moins, il le crut sincèrement. L’hiver acheva donc de s’écouler, puis le printemps reparut, les premières feuilles se montrèrent sur les haies. Cogolin engraissait. Vers ce moment, Capestang s’aperçut que, en même temps que la neige, sa bourse avait fondu. Les trois cents pistoles qu’il avait eues, grâce à la démonstration du coup du nombril faite à M. de Boutteville, tiraient à leur fin. Cogolin, qui était pratique, fit un soir remarquer au chevalier, avec une certaine inquiétude, qu’il ne restait plus qu’une trentaine de pistoles.

"Je crois qu’il est temps de vous remettre à faire fortune, monsieur le chevalier. Sans quoi, moi, qui depuis quelques semaines me glorifie du nom de Lachance, je pourrais bien être forcé de m’appeler encore Laguigne.

— C’est pourtant vrai, soupira le chevalier, que je suis venu à Paris pour faire fortune !

— Ah ! monsieur, si vous aviez voulu ! Si vous le vouliez encore !

— Que ferais-je, voyons ?

— C’est que monsieur le chevalier a juré de m’arracher la langue si je lui parlais encore de cela.

— Eh bien, parle. Pour ce soir, je te donne licence de débiter tes sornettes. Mais verse-moi à boire.

— Voici, monsieur, dit Cogolin en emplissant le gobelet de son maître. Vous vous rappelez la chance que vous avez eue au tripot de la rue des Ursins ?

— Oui, mais grâce à tes conseils, je retournai il n’y a pas plus de quinze jours dans ce même tripot et j’y perdis quarante bonnes pistoles, imbécile !

— Voilà où je vous attendais, monsieur ! s’écria Cogolin triomphant. Je ne savais pas alors ce que j’ai appris depuis.

— Et qu’as-tu appris ?

— Qu’il y a, sur le Pont-au-Change, un digne homme de sorcier qui vend un moyen infaillible de gagner au jeu. On m’a assuré qu’il a fait gagner un soir plus de mille pistoles à un gentilhomme, rien qu’en marmottant je ne sais quelle prière à Dieu ou au Diable.

— Le Pont-au-Change ! murmura Capestang qui tressaillit en songeant à cette soirée où il avait été attaqué par des spadassins justement au sortir du tripot et où il avait pu se réfugier dans une maison d’où il était sorti si étrangement par la fenêtre donnant sur le fleuve.

— Oui, monsieur, le Pont-au-Change. Le sorcier s’appelle Lorenzo. J’irai le trouver, et...

— Tais-toi ! interrompit Capestang, assombri par ses souvenirs.

— N’empêche que j’irai un de ces jours trouver le sorcier ! grommela Cogolin. Ah ! si monsieur le chevalier voulait...

— Voulez-vous que je vous arrache votre maudite langue, monsieur le drôle ? Brossez mon chapeau, vous ferez mieux, car j’ai à sortir."

Notre aventurier, ayant ceint son épée, laissa Cogolin à la Bonne-Encontre et se dirigea vers le centre de Paris, non pour y chercher un tripot, non pour y tenter la fortune, mais par simple curiosité de voir ce qui se passait. Il arpentait donc la chaussée à grands pas furieux, regardant de travers les passants qui avaient quelque velléité de s’étonner et se gourmandant lui-même avec ce luxe d’épithètes diffamatoires dont il se gratifiait parfois, disant son fait à la fortune qui se faisait tirer l’oreille pour lui sourire, et oubliant d’ailleurs que cette fortune l’avait étrangement favorisé en le protégeant jusque-là contre les recherches de Concini.

"Faire fortune, grondait-il. Elle est jolie, la fortune que j’ai faite. Ah ! oui, on en parlera de toi, Capestang, mais pas comme tu voulais ! Quand on voudra citer un hâbleur, un vantard, un bélître, incapable de modérer sa langue, un fier-à-bras qui menace d’avaler le monde et qui n’est pas même capable de manger son pain, on parlera d’Adhémar de Trémazenc de Capestang ! - Capitan ! misérable capitan de comédie ! - Ils te l’ont tous dit, tous : le roi, Concini, Rinaldo, les sbires, Angoulême, Richelieu, Guise, Condé, Cinq-Mars, tous, tous ! Pour tout Paris, tu n’es que le Capitan !"

Il poussa un profond soupir et donna une violente bourrade à quelqu’un qui venait de l’effleurer en passant.

"Corbacque ! Qu’avez-vous donc dans les yeux, monsieur l’impertinent !"

Le quelqu’un s’éloigna en haussant les épaules et en murmurant :

"Capitan, va !"

L’aventurier, qui, ce soir-là, ne cherchait que plaies et bosses, allait s’élancer pour demander au passant raison de son haussement d’épaules, mais le mot de Capitan qu’il entendit très bien le cloua sur place.

"Capitan ! Les passants même qui ne me connaissent pas m’appellent « Capitan ». C’est bien fait ! Il ne me reste vraiment qu’à aller trouver le sieur Turlupin et à le prier de me confier le rôle du capitan dans ses farces. J’avais juré de délivrer le malheureux prince de Condé, qui se dépérit de misère dans le numéro 14 de la tour du Trésor, et le pauvre prince, enfermé par ma faute sans m’avoir jamais rien fait, est toujours à la Bastille. Ah ! capitan hâbleur et menteur ! J’avais juré de défendre, de protéger, de sauver notre petit roi Louis treizième. Que Dieu le garde, le pauvre petit ! Car, s’il n’y a que moi pour le garder, il est bien mal en point ! Et voici que l’émeute gronde ! Et voici que bientôt, demain peut-être, Guise sera roi ! Guise ! En voilà un qui m’a gravement insulté. J’avais juré de le pourfendre, ou tout au moins, pour rabattre son orgueil, me faisais-je fort de l’enfermer pour un temps à la Bastille, puisqu’on m’en avait défié ! Et Guise, comme son père, est roi de Paris. Voici que de toutes parts on crie : « Vive Guise ! » Ah ! Capitan ! fier-à-bras ! matamore !"

Tel était, ce soir-là, l’état d’esprit de notre aventurier. Et sans doute, le lecteur se le figure abattu, humilié, contrit. Non, le chevalier de Trémazenc de Capestang n’était ni abattu, ni contrit. Il était de mauvaise humeur, voilà tout. Or, jamais il n’était plus redoutable que lorsque ses oreilles s’échauffaient. Plus que jamais il redressait la tête ; son allure était crâne et batailleuse ; sa démarche alerte, assurée ; ses yeux pétillaient de malice et d’intrépide volonté. D’étranges pensées éclataient dans sa cervelle enfiévrée, comme des coups de foudre. Il allait... Où allait-il ? À l’hôtel de Guise !


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Nous avons vu par quelles frénétiques acclamations le duc de Guise avait été accueilli dans Paris. Pendant deux ou trois jours, la faible royauté de Louis XIII trembla. Puis, soit que Paris se fût lassé, soit plutôt qu’un mot d’ordre eût été partout donné, le calme revint. Le duc de Guise alla trois fois au Louvre protester de sa fidélité au fils d’Henri IV. En sorte que Condé et Angoulême étant à la Bastille, l’orage semblait s’être écarté pour longtemps du trône.

Tout à coup, vers l’époque où nous avons repris contact avec notre Capitan, Paris recommença à s’agiter. Pourquoi ? On ne sait jamais pourquoi le peuple et l’océan se mettent en colère. Capestang, depuis quelques jours, avait surpris de sourdes rumeurs au fond de Paris. Il avait vu des capitaines de la milice bourgeoise aller de porte en porte. Puis il avait vu des bandes de plus en plus nombreuses parcourir les grandes rues.

Brusquement, le bruit se répandit dans Paris que monseigneur le duc de Guise était las de la misère du peuple et de l’insolence des huguenots. En conséquence, monseigneur le duc devait se rendre au Louvre avec une magnifique escorte de plus de cinq cents seigneurs, et il devait porter au roi les volontés du peuple. Or, cette démarche devait avoir lieu le lendemain de cette soirée où nous avons vu Capestang sortir de la Bonne-Encontre, tout furieux contre lui-même et contre tout le monde.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Capestang se rendait donc à l’hôtel de Guise. Ce qu’il voulait, s’il espérait pouvoir pénétrer dans cette véritable forteresse et si, y étant entré par quelque hasard, il espérait parvenir jusqu’au duc que des centaines d’hommes d’armes entouraient, et si, l’ayant atteint, il pensait le provoquer et le tuer, l’aventurier n’en savait rien. Des pensées de folie l’agitaient. D’une façon précise, il ne savait pas ce qu’il ferait. Mais il se sentait l’âme d’un Prométhée défiant le ciel...

Tant qu’il fut sur la rive gauche, Capestang ne remarqua que cette vague agitation qu’il avait notée les soirs précédents, depuis trois ou quatre jours. Seulement, en passant le long des fossés de l’hôtel de Condé, il avait vu nombre de gentilshommes enveloppés de leurs manteaux se diriger vers la grande porte. Et il nota le fait dans un coin de sa mémoire. Une fois les ponts franchis, il se trouva tout à coup en présence de l’océan démonté.

Ses vagues déferlaient avec de vastes rumeurs suivies de brusques silences pleins d’angoisse. Au fond, vers le Louvre, luisaient, aux reflets des torches, les armes des compagnies de suisses et de gardes françaises, pareilles à des murs élevés devant les entrées du palais des rois. La place de Grève, la rue de la Mortellerie, la rue de la Tissanderie, le quai de la Mégisserie, la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, tout bouillonnait ; des flux énormes de foule, puis des reflux soudains ; des bouches ouvertes, crispées par la clameur sauvage ; des regards furieux, étincelant dans la nuit ; des multitudes qui, par mouvements imprévus, se disloquaient, se formaient en bandes dont les hurlements s’éloignaient pour se rapprocher ensuite, puis des bandes qui se reformaient en masses profondes d’où jaillissaient des vociférations qui crépitaient sur le murmure immense.

"Vive Guise ! Vive le libérateur du peuple !...

— Mort aux affameurs ! Mort à Concini !

— Mort aux hérétiques ! Aux fagots les parpaillots !"

Capestang, pris dans la foule comme un fétu de paille par un tourbillon, allait, venait, les yeux emplis de cette effroyable vision, la tête pleine de tintements furieux ; il se laissait emporter comme en rêve. Et une de ces vagues humaines ayant déferlé jusque dans la rue Saint-Avoye, l’aventurier tout pantelant se vit soudain au pied des murs de l’hôtel de Guise ! C’est là qu’il avait voulu venir ! Et c’est là que la foule venait de le jeter !

Mais cette foule elle-même, alors, reflua comme la marée quand elle se retire. En effet, la colonne d’émeutiers qui avait poussé jusqu’à l’hôtel de Guise pour acclamer le duc s’aperçut que tout était éteint dans la forteresse où trois générations avaient usé leurs vies à conspirer. L’hôtel était sombre, muet, fatal. Guise n’était pas là, sans doute ! Où était-il ? Peut-être mêlé à la multitude déchaînée par les rues. Cette idée se répandit dans la colonne que le duc devait être aux environs du Louvre.

"Vive Guise ! Vive le Grand Henri ! Vive le libérateur !"

L’acclamation énorme battit de ses échos furieux la forteresse impassible, et la bande, en tumulte, prit le chemin du Louvre... Capestang vit qu’il était seul au pied de ces murailles qui semblaient garder un secret formidable.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Guise n’était pas vers le Louvre. Il n’était pas dans les rues. Guise était dans l’hôtel. Dans cette vaste salle des armes où jadis le Balafré avait préparé la journée des Barricades, son fils préparait la déchéance de Louis XIII. Cent cinquante représentants de la noblesse française venaient de s’y partager la besogne pour la journée du lendemain, puis s’étaient dispersés dans Paris pour répandre la bonne parole.

La journée du lendemain ! Que devait-elle apporter au duc de Guise ? Que devait-elle apporter au roi Louis XIII ?

Guise était resté avec deux de ses fidèles. Dans l’immense salle où toutes les lumières avaient été éteintes, les rumeurs, les acclamations venaient se répercuter. Et près d’une fenêtre ouverte, Guise haletant, pâle d’ambition satisfaite, écoutait ce grand frisson de Paris qui venait le faire frissonner lui-même. Enfin, il se tourna vers ses deux compagnons silencieux, et, d’une voix rauque :

"Allons, maintenant ! Ceux de Condé, s’ils ont vu et écouté Paris, doivent être convaincus. Quant à ceux d’Angoulême, n’en parlons plus !

— C’est vrai, monseigneur, dit l’un des deux gentilshommes, Angoulême est fini. Condé s’en va mourant. Mais il n’empêche que les principaux partisans de ces deux compétiteurs vous attendent pour recevoir de vous les assurances auxquelles ils prétendent.

— Monseigneur, reprit l’autre, vous êtes attendu à l’hôtel de Condé. Il faut y aller !

— C’est à quoi je pensais, messieurs. Partons donc, et rendons-nous de ce pas chez Condé. Pour ce soir, pour cette nuit encore, il nous faut ruser et promettre. Demain, nous verrons à tenir ! Et, bien entendu, c’est d’abord à ceux qui dès la réunion de la Pie-Voleuse ont été pour moi que je songerai à tenir ! Pour eux, mes promesses seront sacrées."

Guise demeura un instant sombre et pensif. Puis il leva son front sur lequel flamboyait cette joie terrible qu’il est donné à si peu d’hommes de connaître.

"Demain ! gronda-t-il avec un accent de puissante ivresse. Demain, c’est du Louvre que j’écouterai ces vivats frénétiques des Parisiens ! Demain ! C’est demain que se réalisera le rêve de mon père ! C’est demain que la maison de Guise reprendra sa revanche ! C’est demain que les merlettes de Lorraine remplaceront sur le fanion les lis de France qui achèvent de se flétrir !... Demain ! Allons, messieurs, à l’hôtel de Condé !"


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Capestang vit ces trois gentilshommes qui sortaient de l’hôtel de Guise. Il les vit se diriger à grands pas vers le centre de Paris. Et tout de suite il reconnut le duc de Guise. Il le reconnut d’instinct. Il le sentit. Il le flaira. Il le reconnut à sa haute stature, à son port de tête insolent, à sa façon de marcher entre ses deux compagnons, un peu en avant, à cette attitude d’orgueil que ne peut éviter aucun des hommes que leurs semblables choisissent pour maître.

Le cœur de l’aventurier se mit à battre, tic tac, à toute volée. Au loin sonnait le tocsin. Le cœur de Capestang sonna le tocsin et le rappel. Lui aussi, il sentit une flamme brûlante envahir son front. Lui aussi, il se redressa sous la poussée d’un immense orgueil. Des pensées éperdues battirent leurs ailes dans son imagination exaspérée. Son âme se haussa jusqu’à la grandeur tragique des événements qui se déroulaient. Il eut le geste frénétique d’un capitan sublime, et à lui-même il se murmura :

"Si cet homme tourne vers le Louvre, je le tue ! En ce moment, les destinées de ce grand royaume sont dans la main de l’aventurier sans sou ni maille, ni logis, ni raison d’être au soleil ! En ce moment, c’est la rapière du Capitan qui va tourner cette page de l’histoire de France !"

L’instant d’après, il eut un long soupir. Ses traits convulsés se détendirent. Guise ne marchait pas au Louvre ! Guise se frayait un chemin à travers la foule échevelée, hurlante, et bientôt gagnait le pont, le manteau sur les yeux, pour n’être pas reconnu. Bientôt les ponts étaient franchis, et, la Cité traversée, la rue de la Huchette dépassée, Guise remonta tout droit la rue Haute-Feuille. Capestang se frappa le front.

"Il va à l’hôtel de Condé ! murmura-t-il. Ces ombres que j’ai vues se glisser tout à l’heure vers la grande porte de l’hôtel, ce sont les amis de monsieur le prince ! Cela va être ici la foire aux fidélités et aux dévouements. Deux ou trois cents bonnes épées sont à l’encan. Il y a acheteur... Pauvre Condé qui se dépérit là-bas de misère, il ne se doute guère que ce soir son cousin de Guise achète en bloc toute sa maison."

L’aventurier avait laissé prendre une certaine avance aux trois gentilshommes. En effet, la rue était paisible. derrière lui, vers delà la Seine, Paris grondait, et il entendait le furieux ressac des vagues humaines. Mais là le silence était profond. Il lui semblait s’enfoncer dans un gouffre de silence... Capestang se demandait :

"Que vais-je faire ?"


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Au moment où Guise, ayant traversé la place de Grève, entrait sur le pont Notre-Dame, un homme qui, depuis un instant, le suivait pas à pas le bouscula, comme s’il eût été poussé sur lui par un mouvement de foule. Une seconde, Guise lâcha son manteau et son visage demeura à découvert, éclairé par le reflet des torches qui illuminaient cette scène. L’homme grommela une excuse et disparut. Il fit un signe à deux autres, lesquels, à leur tour, répétèrent le signe à trois hommes qui, comme les premiers, s’enveloppaient de leurs manteaux jusqu’aux nez.

La bande se trouva réunie, franchit la cité, laissa Guise et ses compagnons s’engager dans la rue de la Huchette, tint conseil quelques secondes, puis se mit à remonter en courant la rue de la Harpe, suivant ainsi un chemin parallèle à la rue Haute-Feuille et aboutissant au même point : l’hôtel de Condé. Ces hommes, c’étaient Rinaldo et ses compagnons !


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


"Que vais-je faire ? se demandait Capestang. Dois-je attaquer ? Vaut-il mieux que j’attende sa sortie de l’hôtel de Condé ? L’attaquer ? Ce serait tôt fait, corbacque, s’il ne s’agissait que de risquer ma peau. Et puis ils ne sont que trois !... Mais il ne s’agit pas, ce soir, de ferrailler sans savoir au juste qui va rester sur le carreau. Il s’agit de transformer la journée de demain ! Je veux que mon petit roitelet vive ! Et puis, ce gaillard-là m’a insulté. Un coup d’épée, ce n’est pas assez pour payer l’insulte. Je veux le fourrer à la place du pauvre Condé qui se meurt de misère. Je veux..."

Ce monologue fut brusquement interrompu par des cris, des jurons, des cliquetis d’épée.

"Oh ! oh ! gronda Capestang en essayant de percer l’obscurité de son regard, voici mon Guise attaqué ! Corbacque ! comme ils y vont, les gaillards ! Quels coups ! Si je laissais faire ? Tout serait fini !"

En même temps qu’il disait : « Si je laissais faire ? » il s’élançait, la rapière au poing, et tombait comme l’ouragan sur les assaillants, en hurlant :

"Courage, monseigneur, on vient à vous !"

Des malédictions, des imprécations éclatèrent.

"Tripes du diable ! rugit une voix.

— Ventre du pape ! hurla une autre.

— Oh ! vociféra Capestang, je connais ces jurons-là, moi ! Je connais ces voix ! C’est vous, mes agneaux ? Ah çà, mais plus on vous tue, plus vous êtes incorrigibles !"

Il avait saisi sa forte rapière par la lame et se servait du pommeau comme d’une masse. Quatre hommes étaient à terre : deux des assaillants et les deux compagnons de Guise.

Le duc, appuyé du pied à un mur, l’épée à la main, silencieux et sombre, parait les coups que lui portaient encore les quatre spadassins demeurés debout.

La foudroyante intervention de Capestang mit fin à la bagarre en quelques instants. Les spadassins crurent peut-être à quelque diable déchaîné dont le moulinet faisait au duc de Guise un rempart infranchissable, ou peut-être pensèrent-ils qu’ils avaient affaire à toute une troupe. Capestang les vit s’enfuir, tout effarés, tout saignants, sacrant et jurant, et il accompagna leur déroute d’un éclat de rire qui ressemblait à un hennissement de Fend-l’Air. Son premier soin fut de se baisser et d’examiner les quatre hommes étendus : ils étaient morts tous quatre. Deux d’entre eux étaient les deux gentilshommes qui avaient escorté Guise : chacun d’eux avait la gorge trouée d’un coup de poignard. Les deux autres ne portaient pas de blessure apparente : ils avaient été assommés par le pommeau de l’épée de Capestang. C’étaient Pontraille et Bazorges. L’aventurier les reconnut.

"Bon ! fit-il, le Rinaldo n’y est pas. Tant mieux, mort-diable ! j’eusse été fâché de le tuer tout bêtement d’un coup de masse. Le drôle vaut mieux que cela. Voyons, il me semble que j’en reconnus aussi deux parmi les morts de l’auberge du Panier-Fleuri ? Avec ces deux-ci, cela fait quatre : si je sais compter, il me reste donc trois dettes de sang à payer. Bon, bon, cela pourra venir !"

Guise avait remis son épée au fourreau. Une minute, il contempla froidement les cadavres de ses deux compagnons, deux fidèles amis morts pour lui en se jetant au-devant des coups qui lui étaient destinés. Peut-être une rapide émotion le fit-elle frissonner. Mais se remettant aussitôt :

"Tels sont les hasards de la guerre. N’y pensons plus ! Monsieur, ajouta-t-il tout haut, je vous dois la vie. Je ne l’oublierai pas. Si vous voulez bien entrer avec moi en cet hôtel où je suis attendu, je serai heureux de vous offrir la récompense due à votre courage."

Capestang se sentit pâlir d’humiliation ; cette offre hautaine de récompense le froissait dans sa fierté, dans tout ce qu’il y avait de délicat sous ses allures parfois exorbitantes. Mais, à ce moment, une idée soudaine flamboya dans son esprit. Il frémit jusqu’à l’âme. Son œil pétilla de malice.

"Monseigneur, vous ne me devez aucune reconnaissance, dit-il, car j’avais été posté ici pour surveiller votre arrivée, et vous défendre en cas de besoin, et enfin vous guider.

— Me guider ? fit Guise étonné.

— Oui, monseigneur ; des avis parvenus dans la soirée ont fait changer le lieu de la réunion ; ces messieurs sont rassemblés près d’ici, dans une auberge, où ils vous attendent.

— Au Grand-Henri ? fit vivement le duc. C’est là que les gens de Condé se réunissaient.

— Oui, monseigneur, c’est justement là. Et si vous voulez bien m’accompagner..."

Le duc de Guise n’avait aucune raison de se défier de cet homme qui venait de le sauver. Le changement du lieu de réunion était parfaitement plausible, et l’attaque même des gens de Concini prouvait que l’hôtel de Condé était surveillé. Ce fut donc sans la moindre hésitation qu’il répondit :

"Marchons, et hâtons-nous !

- Vive mon petit roitelet !" rugit en lui-même l’aventurier, dont le cœur se mit à bondir.