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Le Capitan/LV

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LV. Chevalier du roi
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Le lecteur n’a peut-être pas oublié qu’au temps de sa grande misère, Cogolin avait élu domicile dans l’auberge abandonnée et à demi brûlée du Grand-Henri. Cogolin, après sa conjonction avec Capestang, s’était plu à lui montrer la rudimentaire installation qu’il avait organisée dans la cuisine.

"Mais, avait dit le chevalier après cette visite, pendant laquelle son digne écuyer avait trouvé le moyen de l’attendrir et aussi de le faire rire, mais comment se fait-il que maître Lureau, qui est homme d’ordre, laisse ainsi à l’abandon son ancienne auberge dont il pourrait tirer parti ?

— Le bail qu’il a consenti à M. le duc de Rohan n’est pas expiré. Or, ce noble gentilhomme a menacé Lureau de le faire rôtir à ses propres fourneaux s’il s’avisait de reparaître au Grand-Henri, tant que le bail payé aurait force de durée. En sorte que j’étais maître absolu de ce domaine. J’avais là les clefs de toutes les chambres, mais je me contentais de la cuisine."

Capestang avait fort approuvé cette esthétique architecturale, et, jetant un coup d’œil aux clefs suspendues en trousseau à un clou, s’était dit que, le cas échéant, lui aussi chercherait un abri dans les ruines du Grand-Henri. Capestang, donc, qui avait eu la pensée d’entraîner le duc de Guise à la Bonne-Encontre, accepta du premier coup l’idée qui lui fut suggérée par le duc lui-même, c’est-à-dire d’aller au Grand-Henri. Employant la méthode que lui avait démontrée le fidèle Cogolin, il ouvrit la porte charretière, puis celle de la grande salle plongée dans une obscurité profonde.

"Attendez, monseigneur, dit-il en refermant soigneusement la porte après avoir fait entrer le duc, je vais faire de la lumière, car il nous faut descendre dans les caves où vos amis..."

Capestang s’interrompit soudain. Un éblouissement lui passa dans les yeux.

"Les caves ! murmura-t-il tout frémissant. Les caves !

— Hâtez-vous !" grommela le duc qui, sans éprouver de soupçon, commençait pourtant à éprouver cette vague inquiétude venue on ne sait d’où et qui est la voix dont se sert le Mystère pour prévenir les hommes.

Capestang entra dans la cuisine, battit le briquet, et alluma un reste de cire qui avait servi à éclairer Cogolin. Alors, il pénétra dans la grande salle, alla poser son flambeau sur une vieille table oubliée là et se retourna vers le duc de Guise :

"Bonsoir, monseigneur, me reconnaissez-vous ?

— Le Capitan !" gronda le duc stupéfait, mais rassuré encore par cette pensée que l’homme qui venait de le sauver ne pouvait lui vouloir aucun mal.

Capestang hocha la tête et dit :

"En effet, monseigneur : le Capitan ! Autant ce nom-là qu’un autre."

Cette voix acerbe, l’éclair aigu du regard, le geste insolent firent comprendre à Guise que la situation était menaçante. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui, assura son poignard, et, faisant un pas :

"Allons, dit-il dédaigneusement ; accomplissez la mission dont on vous a chargé ; conduisez-moi à la réunion.

— Monseigneur, fit Capestang, il n’y a pas de réunion ici. Personne ne peut me charger d’une mission. C’est moi, moi seul qui me suis donné à moi-même l’ordre de vous conduire dans cette salle, et vous voyez que je me suis obéi, puisque vous y voici !"

Guise se redressa, frémissant, la physionomie empreinte de cette majesté violente qui était la marque de sa famille.

"Un guet-apens ! gronda-t-il d’un ton de suprême hauteur.

— Un guet-apens ? Non, monseigneur. Si je vous avais voulu la malemort que suppose un guet-apens, je n’avais qu’à laisser faire les alguazils qui vous ont été dépêchés, et je n’aurais pas en ce moment l’honneur de m’entretenir avec vous."

Au fond, c’était bien aussi l’idée de Guise : pourquoi le Capitan l’aurait-il sauvé s’il lui avait voulu du mal ?

"C’est bien, dit-il de ce ton rude et sombre qui lui était particulier, vous avez voulu l’honneur d’une audience particulière. En raison de votre courageuse intervention de tout à l’heure, je vous pardonne la manière dont vous vous y êtes pris pour vous procurer cette audience. Maintenant, dites-moi vite ce que vous voulez."

Capestang ne fut pas démonté par cette insolence. Il admira la bravade en homme qui s’y connaît. Mais, résolu à ne reculer sur aucun terrain, il accentua son attitude de fierté, se campa héroïquement :

"Monseigneur, répondit-il d’une voix plus rude encore que celle du duc, vous rappelez-vous cette rencontre que nous eûmes dans cette pauvre auberge perdue sur la route de l’Orléanais, et où je vous trouvai avec M. de Montmorin, que vous laissâtes aux prises avec moi ?

— Non ! fit Guise d’un air d’indicible dédain. Je ne me souviens pas."

Le sang monta au front de l’aventurier, dont les poings se crispèrent.

"Monseigneur, dit-il d’une voix rauque, à cette rencontre, vous m’avez insulté, moi, Adhémar de Trémazenc de Capestang ! Vous souvenez-vous que vous m’avez insulté ?

— Je vous ai insulté ? sourit le duc avec un étonnement qui fit frissonner le chevalier. Bah ! Eh bien ! non, je ne m’en souviens pas.

— Monseigneur, je me souviens, moi ! gronda l’aventurier tout pâle.

— Soit ! Que voulez-vous ?

— Ce que je veux ? La question est plaisante ! Monseigneur, si j’ai tué deux hommes pour qu’on ne vous tue pas, vous, si je vous ai amené ici pour causer seul à seul avec vous, c’est qu’il m’est impossible de vivre avec le souvenir d’une insulte non effacée. Effacez l’insulte, monseigneur, et, par mon nom, je vous jure que vous êtes libre !"

Guise eut un ricanement :

"Effacer ? Je ne demande pas mieux. Mais comment ?

— Simplement en me demandant pardon. Simplement en me disant ceci : « Moi, duc de Guise, je vous prie de vouloir bien excuser la parole insolente que je rétracte ! »

— Vraiment ! ricana Guise en s’assurant d’un regard qu’ils étaient réellement seul à seul. C’est là tout ce que vous demandez ?

— Oui, monseigneur, cela, tout simplement. Des excuses, et vous êtes libre !"

Guise partit d’un terrible éclat de rire, tandis que ses yeux se striaient de rouge.

"Allons, dit-il en haussant les épaules, je ne m’étais pas trompé. C’est bien le Capitan qui est devant moi !

— En ce cas, prenez garde au Capitan ! rugit l’aventurier, dont la main se porta à la garde de son épée.

— Assez, mon maître ! haleta Guise d’une voix d’orgueil outragée. Allons, ouvrez-moi cette porte !"

Capestang dégaina. Sa rapière eut un flamboiement rapide.

"Duc de Guise, balbutia-t-il de cet accent que la colère fait grelotter, mon épée s’est croisée ici même contre celle de M. de Condé qui vous vaut, de M. le duc de Rohan qui vaut mieux que vous. Dégainez donc et défendez-vous, car je vais vous charger !"

Guise haussa les épaules et se croisa les bras. Capestang poussa une furieuse imprécation.

"Monseigneur, rugit-il, défendez-vous ! Je vous jure sur le Christ que, dans une minute, il sera trop tard ! Je vous jure que vous pleurerez des larmes de sang ! Duc de Guise, faites-vous des excuses ? Dégainez-vous ?"

Guise eut un instant d’hésitation. Mais cet orgueil du dompteur qui croit terrasser le lion en redoublant l’insolence et la provocation était en lui dans ce moment terrible où se jouait sa destinée. Il crut que d’un dernier mot il allait vaincre Capestang.

"Allons, bravo ! grinça-t-il, tu peux bien assassiner le duc de Guise, mais tu ne pourras te vanter d’avoir croisé l’épée contre lui !

— Est-ce votre dernier mot ?" prononça Capestang, livide.

Guise haussa les épaules. Capestang rengaina sa rapière.

"Je l’ai vaincu !" gronda Guise en lui-même.

Capestang fit deux pas vers le duc et lui mit sa main sur l’épaule.

"Monseigneur, dit-il d’une voix effrayante, Dieu m’est témoin que je voulais vous éviter la Bastille.

— La Bastille ! La Bastille !" râla Guise.

Et l’orgueilleux seigneur, assommé par ce mot, les traits décomposés, les yeux hagards, convaincu qu’il y avait là une troupe prête à l’arrêter, Guise balbutia :

"Allons, c’est bien, mon brave ! Puisque vous tenez absolument à en découdre...

— Trop tard, monseigneur ! interrompit Capestang glacial. Dès ce moment, vous ne m’appartenez plus. Monsieur le duc, au nom du roi, je vous arrête.

— Vous m’arrêtez ! bégaya le duc pris de vertige. Oh ! mais qui êtes-vous donc, vous qui venez au nom du roi ? Oh ! mais vous mentez ! Vous êtes le Capitan !

— Non, monseigneur ! répondit Capestang d’une voix éclatante, je suis le chevalier du roi !

— Ah ! tu es le chevalier du roi ! Et tu m’arrêtes ! Eh bien, meurs donc !"

Guise avait poussé un rugissement, et, dégainant son poignard à l’instant même, en avait porté un coup terrible à Capestang. La lame ne rencontra que le vide : Capestang s’était jeté à plat ventre. L’instant d’après, Guise le vit debout, à trois pas de lui, les bras croisés, très calme. Le duc marcha sur Capestang. Dans cette minute, le chevalier de Capestang joua sa vie sur un coup de dés. Il demeura les bras croisés - comme Guise tout à l’heure.

"Monseigneur, dit-il, vous ne m’appartenez plus, je n’ai plus le droit de vous enfoncer dans la gorge le poignard dont vous allez me frapper ; vous pouvez donc me tuer ! Mais faites attention que vous tuez l’envoyé du roi de France !"

Le bras de Guise, qui déjà se levait, retombait pesamment.

"Pour m’avoir tué, vous n’en serez pas moins arrêté par mes gens."

Guise demeura hébété, frappé de cette stupeur des fauves pris au traquenard.

"Et vous aurez fait rébellion ouverte, à main armée !"

Guise, pantelant, recula.

"Vous serez donc décapité, monseigneur !"

Guise grogna un juron confus et jeta son poignard.

"Tandis que, en vous rendant de bonne volonté, vous en serez quitte, une fois à la Bastille, pour négocier votre paix à la cour, et je vous connais assez pour savoir que dans huit jours vous serez libre !"

Guise jeta un profond regard à l’homme qui lui parlait ainsi. Un sourire erra sur ses lèvres encore blanches. Il entrevit qu’en effet il pouvait négocier sa soumission, sortir de la Bastille plus fort qu’il n’y serait entré, et reprendre ensuite sa conspiration au point où il l’aurait laissée.

"Voici mon épée !" dit-il.

Et, décrochant en effet son épée, il la tendit à Capestang.

"Non, monseigneur, dit l’aventurier, gardez, gardez ! Il suffit que vous me suiviez."

Capestang ouvrit une porte et fit signe au duc de passer. Guise obéit. Au même instant, l’aventurier tira la porte à lui et la referma à double tour : le duc était pris ! Enfermé dans une petite pièce sans fenêtre, sans ouverture ! Au loin, on entendait vaguement la sourde rumeur de Paris soulevé qui acclamait le duc de Guise, son roi de demain !

"Ouf !" prononça Capestang, qui s’élança au-dehors, les yeux étincelants, l’esprit éperdu.

Alors il partit d’une course furieuse vers l’auberge de la Bonne-Encontre, où Cogolin rêvait paisiblement que son maître sortait d’un tripot en conduisant un chariot où il avait entassé les sacs d’écus d’or qu’il venait de gagner. Capestang sella d’abord son cheval, puis réveilla Cogolin. Un quart d’heure plus tard, le même Cogolin ahuri, mal réveillé, effaré et effarant avec son crâne luisant, ayant oublié sa perruque dans sa précipitation à suivre le chevalier, Cogolin, disons-nous, était posté en sentinelle devant la porte derrière laquelle était enfermé le duc de Guise.

"Cogolin, lui dit Capestang en lui mettant un pistolet dans la main, j’ai suivi ton conseil, j’ai été jouer, j’ai gagné, la fortune est là, derrière cette porte.

— Ô mon rêve ! murmura Cogolin extasié.

— Cent mille écus d’or ! Entends-tu ?

— Ouf ! râla Cogolin, comme s’il eût reçu sur le crâne un de ces sacs dont il rêvait.

— J’ai obligé le tenancier à me les apporter ici. Tu comprends, hein, seulement, le drôle va essayer de se sauver avec son or pendant que je vais chercher une cachette sûre pour y mettre notre fortune. Comprends-tu, dis, animal ?"

La main de Cogolin se crispa sur le pistolet.

"Bon !" fit Capestang, qui se jeta au-dehors et sauta sur Fend-l’Air.

À ce moment, onze heures sonnaient au clocheton de la chapelle des révérends Carmes déchaussés. Capestang s’élança vers Paris, franchit la Cité et se dirigea du même temps de galop jusqu’à la rue des Lombards. Les bourgeois, fatigués de crier et de se démener, étaient rentrés chez eux. Paris s’endormait - mais de ce sommeil agité, fiévreux, qui précède les journées de révolution.

Cependant, notre aventurier frappait à tour de bras à la porte de l’auberge du Borgne-qui-prend... ou plutôt maintenant, du Borgne-qui-rend. Entré enfin dans la salle, après des pourparlers avec l’hôte, il lui glissait cinq pistoles dans la main, et lui murmurait quelques mots à l’oreille.

L’hôte, alors, commençait par disposer avec empressement trois flacons de son meilleur vin sur une table, et tandis que Capestang les débouchait et emplissait quatre gobelets, le patron du Borgne-qui-rend montait un escalier. Dix minutes plus tard apparaissait Turlupin, puis ce furent Gros-Guillaume et Gautier-Garguille. Leur mauvaise humeur d’être réveillés sans savoir pourquoi se dissipa instantanément à la vue du généreux gentilhomme qui régalait si bien, et surtout à l’aspect des bouteilles. Les flacons rapidement vidés parmi quelques palabres préparatoires et santés, qui furent portés avec enthousiasme, Capestang prononça simplement :

"Messieurs, lorsque j’eus le plaisir de faire connaissance avec vous, vous voulûtes bien me dire que vous seriez fort honorés de me donner la réplique dans une farce de ma composition - farce, comédie ou tragédie !"

Turlupin tressaillit et jeta un vif regard à l’aventurier.

"Palsambleu ! s’écria Gros-Guillaume, je me sens tout porté d’admiration et d’amitié pour vous !

— Holà ! fit Capestang. Holà, l’hôte ! Ne voyez-vous pas que ces bouteilles sont vides ?"

Il jeta une nouvelle pièce d’or sur la table, et l’hôte se précipita à la cave comme s’il eût des ailes.

"C’est comme moi ! fit Gautier-Garguille. C’est un plaisir que de donner la réplique à ce digne gentilhomme qui honore notre corporation.

— Et vous, maître Turlupin, qu’en dites-vous ? interrogea Capestang.

— Je dis et je pense comme mes camarades, à condition toutefois que vous me racontiez le sujet de la pièce. Car je présume qu’il s’agit de quelque haute gaillardise.

— Je vous en réponds ! fit Capestang d’une voix qui sonna étrangement. Êtes-vous fidèles partisans de Sa Majesté Louis XIII que Dieu garde ?

— Ah ! Ah ! Eh bien, oui ! dit Turlupin. Je suis pour ce pauvre tout petit contre tant de ruffians et de traîtres qui le veulent occire. C’est mon métier, mon gentilhomme. Dans nos pièces nous sommes toujours pour le faible contre le fort, et c’est toujours le commissaire que nous rossons !"

Capestang eut un mouvement de joie.

"Touchez là ! dit-il. Nous nous entendrons. Dans ma pièce, il s’agit justement de rosser l’insolent qui se croit déjà le maître, qui met le feu à Paris, qui menace de tout tuer."

Turlupin se rapprocha de Capestang, s’inclina devant lui, et, se redressant, les yeux dans les yeux, murmura :

"Guise ?

— Oui ! fit Capestang dans un souffle.

— Beaucoup de danger ?

— Aucun ! Et beaucoup de gloire : la fortune, peut-être !

— Faites-moi simplement obtenir un privilège pareil à celui de messieurs de l’hôtel de Bourgogne, et je vous tiens quitte du reste", dit Turlupin en prenant son parti, avec cette intrépidité et surtout cet attrait de l’inconnu, du mystère qui l’avait jeté dans les aventures du métier de comédien.

Gautier-Garguille et Gros-Guillaume buvaient, n’en cherchant pas si long.

"Messieurs, dit Turlupin, la pièce de ce gentilhomme me paraît digne d’être jouée.

— Jouons-la donc ! s’écrièrent avec enthousiasme les deux comédiens. Pour quand est-ce ?

— Tout de suite ! dit Capestang.

— Oh ! sans étudier nos rôles ?

— Nous jouerons impromptu, fit Turlupin. D’ailleurs, je présume qu’il n’y a pas grand-chose à dire.

— Mais, reprit Gautier-Garguille, aurons-nous au moins un beau public ?"

Capestang saisit son gobelet, le choqua contre ceux des trois comédiens, le vida d’un trait, puis :

"À votre santé, à votre gloire, messieurs ! fit-il d’une voix qui frémissait étrangement. Un public ? Vous aurez le plus beau que vous puissiez jamais rêver. Ce public-là, messieurs, aura des millions de regards pour vous contempler et vous admirer, ses regards se multiplieront à l’infini, ses bouches seront nombreuses pour célébrer votre triomphe dans la pièce que vous allez avoir l’honneur de représenter !

— Mais, fit timidement Gros-Guillaume, où trouverons-nous une salle assez vaste pour un tel public ?

— La salle est toute trouvée, dit Capestang : c’est Paris ! Et d’ailleurs, messieurs, tout ce public énorme, immense et divers se condense en une seule et même personne, une dame, messieurs, une dame !

— Une dame ! exclama Gautier-Garguille. Et qui est cette dame sublime qui va être à elle seule notre public immense ?

— Elle s’appelle l’Histoire !" dit Capestang.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Quelques instants plus tard, les trois comédiens dirigés par Capestang, qui avait laissé Fend-l’Air à l’écurie de l’auberge, se dirigeaient en toute hâte à travers Paris endormi au fond duquel, parfois, on entendait de sourds grondements. Ils parvinrent au Grand Henri, où l’aventurier retrouva Cogolin en faction devant la même porte. À la vue des trois comédiens, Cogolin fit la grimace.

"Oh ! grommela-t-il, est-ce que ceux-là viennent partager les écus d’or que M. le chevalier a gagnés ? La peste les étouffe !

— Suivez-moi, messieurs ! fit Capestang interrompant la rêverie de son fidèle écuyer. Et toi, Cogolin, marche devant et éclaire nous."

Le chevalier saisit le paquet de clefs accroché dans la cuisine et descendit aux caves.

"Je comprends, fit Cogolin, c’est là que nous allons cacher notre trésor."

Capestang ouvrit la porte d’un caveau, qui apparut alors rempli de vêtements, d’équipements entassés, tandis que, debout aux murs, des arquebuses, des hallebardes luisaient dans l’ombre. Ces équipements, c’étaient des costumes complets de suisses de la garde royale ! Ce caveau, c’était celui où Capestang et Cogolin avaient descendu et entassé les costumes préparés par ordre du duc de Rohan ! Ces costumes, c’étaient ceux qui devaient servir à cinquante gentilshommes pour se transformer en gardes et escorter Condé au Louvre la nuit même où notre aventurier conduisit le prince jusque dans le cabinet du roi !

"Au moins, pensa Capestang, ils auront servi à quelque chose ! Messieurs, ajouta-t-il, vous avez oublié d’emporter vos costumes de tréteaux. En voici ! Habillons-nous, messieurs, car voici le public qui s’impatiente !"

En quelques minutes, Turlupin, Gautier-Garguille et Gros-Guillaume furent transformés en gardes suisses. Cogolin, ahuri, n’y comprenant rien, achevait de s’habiller. Et Capestang lui-même avait revêtu un costume d’officier qui lui seyait d’ailleurs à merveille. Chacun des quatre suisses improvisés jeta une arquebuse sur son épaule gauche et saisit une hallebarde dans la main droite. Puis, Capestang ayant soigneusement refermé la porte du caveau, tous les cinq remontèrent. Sur un signe de son maître, Cogolin ouvrit la porte de la pièce où le duc de Guise était prisonnier.

"Enfin, bredouilla Cogolin hagard, je vais donc contempler la fortune !"

Guise apparut. Il était livide. Ce que durent être les effroyables pensées de cet homme qui voyait s’écrouler soudainement son rêve de royauté, dont tout l’orgueil, toute la puissance tenaient maintenant entre ces quatre arquebuses, ce que dut être le drame de cette déchéance, Capestang le comprit au regard mortel que lui jeta le duc.

Guise ne parut pas s’étonner de voir le chevalier du roi en costume de lieutenant des gardes. Sans faire d’observation, avec une sorte de bonne volonté farouche, il se plaça de lui-même entre les quatre suisses, et on se mit en route !

"Pourvu qu’il n’y ait pas mort d’homme au dernier acte ! songeait Turlupin en frissonnant.

— Quelle diable de farce est-ce là ? songeait Gros-Guillaume tout effaré.

— Messieurs de Bourgogne n’ont qu’à se bien tenir ! songeait Gautier-Garguille un peu pâle.

— Et les sacs pleins d’or ? songeait Cogolin, vacillant de stupeur.

— Ô Giselle ! regarde le pauvre Capitan jouer le rôle du roi !" songeait Capestang ébloui, transporté, marchant et vivant comme en un songe prestigieux.

Ils allaient ainsi par les rues noires, fantastique patrouille de comédiens conduite par un aventurier et escortant celui qui, le lendemain, devait dicter la loi au roi de France, le prendre, tout faible et petit, et, d’un revers de sa main puissante, le jeter à bas du trône ! Une masse sombre, tout à coup, barra le ciel. Une voix dans la nuit, hurla :

"Qui vive !"

Capestang fut secoué d’un tressaillement terrible. Il lui sembla que violemment, du ciel, il était ramené à la terre. Il essuya la sueur qui ruisselait sur son front et, levant les yeux, s’aperçut qu’il était devant la Bastille.

"Qui vive ! répéta la voix.

— Chevalier du roi !" répondit Capestang d’un accent qui eut d’étranges vibrations.

Il se fit derrière le pont-levis un bruit d’allées et venues.

Puis une autre voix, celle d’un officier, s’éleva :

"Qui escortez-vous ?

— Prisonnier du roi !" répondit Capestang.

Guise gronda une imprécation, se raidit un instant, puis tout s’affaissa en lui. Des chaînes grincèrent. Le pont commença à s’abattre et bientôt prit sa position horizontale.

"Allons, monseigneur, murmura Capestang à l’oreille de Guise. Songez que ce soir vous valez peut-être un million, mais que demain vous en vaudrez dix ! Faites votre paix avec le roi et laissez Louis XIII régner tranquillement."

L’instant d’après, ils étaient dans la Bastille !

On les fit entrer dans une salle basse, où avaient lieu, généralement, les formalités d’entrée ou de sortie des prisonniers. Alors, l’officier qui commandait la grande porte eut la curiosité de voir quel était ce prisonnier d’État qu’on amenait si mystérieusement, en pleine nuit, après cette soirée d’émeutes. Il leva un falot sur le prisonnier... L’officier recula. Il se tourna tout pâle vers Capestang et murmura :

"Oh ! je comprends ! C’est sublime ce que le roi fait cette nuit !"

Et, tout empressé, il courut lui-même chercher le gouverneur. Les trois comédiens et Cogolin étaient restés dehors, dans une cour étroite, glaciale, et frissonnaient appuyés sur leurs hallebardes. Il n’y avait dans la salle que Capestang rêveur, Guise sombre, et trois geôliers qui masquaient la porte. Bientôt, M. de La Neuville apparut, effaré, tremblant, jeta des yeux hagards sur le duc, s’inclina profondément devant lui sans savoir ce qu’il faisait, puis courant à l’aventurier :

"C’est terrible ce que Sa Majesté fait là cette nuit !" murmura-t-il à voix basse.

Capestang esquissa un geste qui signifiait : Cela ne me regarde pas !

"Où l’avez-vous arrêté, monsieur ? reprit La Neuville.

— Dans la rue, fit Capestang d’un ton bref.

— Quoi ! Avec trois suisses[1], seulement !

— Fallait-il donc mobiliser une compagnie pour exécuter un ordre aussi simple ?"

La Neuville frémit de terreur et d’admiration, et dit :

"Vous avez l’ordre, n’est-ce pas ?

— Le voici !" dit Capestang qui tira de son justaucorps un parchemin plié en quatre.

Cette minute fut une des plus terribles qu’eût connues l’aventurier, qui en connaissait pourtant de si émouvantes déjà. Quiconque eût pu lire dans sa pensée eût été frappé d’admiration pour le calme et l’indifférence de son attitude, tandis que le gouverneur lisait l’ordre.

Cet ordre, en effet, ce parchemin, c’était celui que le roi avait écrit de sa main sous la dictée de Richelieu. C’était l’ordre qui délivrait Laffemas et emprisonnait Cinq-Mars ! C’était le parchemin que le chevalier avait pris sur Chémant la nuit où il avait délivré l’amant de Marion Delorme.

Du temps était écoulé depuis. Que le roi eût révoqué cet ordre, que La Neuville eût été prévenu, et c’était lui, Capestang, qui était arrêté séance tenante et jeté dans une de ces sombres geôles dont il avait en frémissant examiné les épais barreaux de fenêtres. Le cœur de l’aventurier sautait dans sa poitrine. Une affreuse angoisse s’emparait de lui.

"L’écriture du roi !" avait murmuré La Neuville.

Et il lut lentement. Il relut une deuxième fois, comme pour s’assurer qu’il avait bien compris...

"M. de La Neuville, murmurait-il, remettra au porteur des présentes le prisonnier qui lui sera indiqué. M. de La Neuville recevra des mains du porteur des présentes... bon... bon... Eh bien ! au fond, cela me va ! À la bonne heure, le roi se montre !"

Il appela un officier et lui dit quelques mots à l’oreille ; puis, se découvrant et s’inclinant devant Guise :

"Monseigneur, excusez-moi, je vous prie : veuillez suivre ces hommes."

Capestang respira et s’essuya le front. Huit hommes armés, déjà, se montraient à la porte. Déjà Guise disparaissait au milieu d’eux, puis leur troupe s’éloigna et Capestang, n’y tenant plus, s’élança dans la cour pour respirer à l’aise.

"Et l’inscription au registre ? demanda au gouverneur le geôlier en chef présent à l’opération.

— Taisez-vous, monsieur ! Pas d’inscription ! Et si vous tenez à votre tête, pas un mot ! Si vous avez reconnu le prisonnier, je vous engage à l’oublier.

— Je ne le connais pas, bégaya le geôlier en blêmissant.

— Bien. Allez. Le secret absolu, vous entendez ?"

Et La Neuville, sortant à son tour, rejoignit Capestang.

"L’ordre, dit-il, parle de secret, mais ne m’indique pas comment je dois traiter le prisonnier, je m’en informerai demain au Louvre.

— C’est cela ! Informez-vous-en demain, vous ferez bien, fit Capestang de sa voix insoucieuse. Mais, en attendant, si vous voulez un bon conseil, traitez-le comme un prince du sang.

— C’est mon avis, fit le gouverneur. Mais, monsieur, le parchemin royal contient une autre prescription. Je dois vous livrer un prisonnier dont je ne sais pas le nom.

— Nom que j’ignore également et que je dois ignorer ! dit vivement Capestang.

— Alors ? Comment puis-je ?...

— Le roi m’a dit simplement : « Vous m’amènerez le prisonnier qui est détenu au numéro 14 de la tour du Trésor. » Est-ce que cela vous suffit ?

— Oh ! fit La Neuville en se frappant le front, je comprends !

— Qu’est-ce que vous comprenez ? dit Capestang inquiet.

— Que le roi veut opposer... mais ceci est de la haute politique, jeune homme, reprit le gouverneur en se redressant. Demeurez ici. Je vais vous faire amener le numéro 14. Mais je vous engage à bien veiller sur lui.

— Soyez tranquille.

— Voulez-vous que je vous donne une douzaine de mes hommes ?

— Non pas, corbacque ! Mes quatre suisses me suffisent. Et le roi veut que tout cela soit fait en douceur."

La Neuville s’inclina, s’éloigna de quelques pas, puis, revenant :

"Êtes-vous donc d’une nouvelle promotion ? Excusez-moi, monsieur, mais je n’ai pas eu l’honneur de remarquer votre visage parmi les officiers du Louvre.

— Je suis en effet d’une promotion qui vient d’être faite, répondit Capestang. J’ai été nommé chevalier du roi.

— Mes compliments, monsieur... monsieur ?...

— M. Adhémar de Trémazenc de Capestang !" fit l’aventurier, comme s’il eût dit : « Charles, prince de Joinville et duc de Guise », ou « Henri de Bourbon, prince de Condé ».

Dix minutes plus tard, La Neuville et un officier, après avoir fait éloigner gardes ou geôliers, revenaient dans la petite cour, escortant le prisonnier du numéro 14 de la tour du Trésor. Le mystérieux prisonnier était placé entre les quatre gardes suisses, c’est-à-dire entre Cogolin, Turlupin, Gros-Guillaume et Gautier-Garguille et la petite troupe franchissait le pont-levis qui aussitôt se relevait.

"Halte !" dit Capestang au moment où, ayant franchi un détour de la rue Saint-Antoine, ils perdaient de vue la sombre forteresse où le duc de Guise pleurait maintenant sur sa royauté brisée.

Il s’approcha du prisonnier en écartant Cogolin et Gros-Guillaume. Les ténèbres étaient profondes. Ce prisonnier, il le distinguait à peine et, quant à son visage, il ne le voyait pas du tout. À ce moment, le mystérieux détenu numéro 14 lui mit la main sur l’épaule, éclata d’un rire étrange et dit :

"Monsieur l’officier, savez-vous à quoi je m’occupais lorsqu’on est venu me chercher afin que vous me conduisiez au roi qui veut me voir, paraît-il ?...

— Non, monseigneur, dit Capestang, que cette voix de sombre amertume fit frissonner.

— Eh bien ! je m’occupais à affûter ce morceau de fer !"

Et Capestang entrevit, en effet, quelque chose qui, aux mains du prisonnier, jeta une rapide lueur.

"Et savez-vous à quoi je destinais ce fer que j’ai achevé d’aiguiser en poignard par un long travail ?

— Non, monseigneur ! dit Capestang qui sentit ses cheveux se hérisser.

— J’allais me tuer.

— Vous tuer !

— Oui ! Monsieur l’officier, êtes-vous gentilhomme ? Êtes-vous homme d’honneur ? Avez-vous un cœur qui bat sous votre casaque ? Je vous prie, je vous supplie ! Vous devez savoir ce que me veut le roi ! Dois-je être ramené à la Bastille ? ajouta le prisonnier avec une exaltation terrible. Oh ! vous ne me dites rien ! Eh bien ! allez dire à votre roi que vous ne pouvez lui présenter qu’un cadavre !"

Le prisonnier, d’un mouvement violent, leva sur sa poitrine le fer qu’il tenait à la main. Capestang, d’un geste prompt, saisit son poignet au vol et, d’une voix sourde :

"Monseigneur, vous êtes libre."

Un cri terrible, un hurlement échappa au prisonnier. Un instant, il saisit sa tête à deux mains, puis râla :

"Vous êtes fou, monsieur. Que dites-vous ?

— Éloignez-vous, vous autres !" cria Capestang.

Les quatre compagnons s’écartèrent d’une vingtaine de pas et Capestang lui-même recula de trois pas.

"Libre ! rugit le prisonnier en aspirant l’air avec frénésie. Libre ! Est-ce vrai ? Est-ce que je rêve ?

— Adieu, monseigneur ! dit Capestang avec une sorte de douceur étrange. Vous êtes libre ! Un mot, un seul : n’abusez pas de cette liberté ! Faites grâce à la jeunesse, à l’inexpérience et à la tristesse de notre roi Louis. Le chevalier de Capestang peut bien se permettre de donner ce conseil, non à votre ambition, mais à votre cœur ! Adieu !"

Et Capestang s’éloigna rapidement, laissant le prisonnier délivré au milieu de la rue.

"Ce pauvre Condé ! grommela-t-il. La misère qu’il a endurée au numéro 14 l’a bien affaibli ! Allons, vous autres, en route pour le Borgne-qui-... régale ! Car, sans être borgne, je prétends vous régaler d’un souper royal pour fêter le triomphe de la pièce que nous venons d’avoir l’honneur de représenter !..."

Turlupin saisit la main de Capestang et lui dit :

"Vous êtes sublime !...

— Bah ! fit l’aventurier, je vous ai dit que je jouais à la perfection les rôles de Capitan !

— Que le diable m’étripe si je comprends quelque chose à cette pièce ! grogna Gros-Guillaume.

— Oh ! songeait Cogolin, voici maintenant M. le chevalier qui enferme, délivre, entre à la Bastille, ou en sort comme il veut. Mais c’est un moyen de faire fortune, cela ! À seulement mille écus par prisonnier délivré, dans un mois nous serions trop riches !"

Et, effarés, stupéfaits, se demandant si tout ceci n’était qu’un rêve, les quatre[2] suisses ne commencèrent à retrouver leurs esprits que lorsqu’ils se virent en présence d’une table chargée de merveilleuses victuailles.

"À l’auteur de la pièce !" s’écria Turlupin en remplissant son premier verre.


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Le prisonnier délivré... Le prisonnier qui avait remplacé Condé au numéro 14 de la tour du Trésor la nuit où on s’était aperçu que M. le prince communiquait avec le dehors au moyen de billets qu’il envoyait de sa fenêtre... le prisonnier, donc, était demeuré cinq minutes sur place, les jambes brisées, la tête prise de vertige, avec un seul mot sur les lèvres, ou plutôt une seule pensée dans l’esprit :

"Libre !... Libre !... Libre dans la vie, au moment où j’allais chercher la liberté dans la mort !..."

Peu à peu, il sentit les forces lui revenir ; le sang qui lui battait les tempes se remit à circuler avec moins de violence. Alors, il regarda autour de lui, et vit que son libérateur avait disparu. Alors, avec ce rugissement jailli des entrailles, que connaissent seuls ceux qu’un prodige vient de sauver de la mort, avec ces mouvements de folie qu’on a dans la minute qui suit la catastrophe à laquelle on vient d’échapper par miracle, il se rua vers la rue des Barrés, tout proche, en râlant :

"Ma fille, d’abord ! Je vais revoir ma fille !... Ma Giselle !... Mon enfant adorée !..."

Et le prisonnier du numéro 14, Charles d’Angoulême, qui n’avait pas pleuré devant la mort libératrice, Charles d’Angoulême qui, en cette seconde, oubliait tout au monde, jusqu’au nom de celui qui l’avait délivré, le duc d’Angoulême, disons-nous, éclata en sanglots au moment où il atteignit la porte de cette maison où il comptait retrouver sa fille Giselle !...

Notes :

  1. L'auteur semble oublier que Cogolin est aussi déguisé en garde suisse.
  2. Dans l'édition complète, on trouve comme ci-dessus "trois suisses". La correction est faite dans l'édition remaniée du Livre de poche.