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Le Capitan/LVII

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LVII. La rédemption de Lorenzo
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Lorenzo, depuis cette nuit émouvante où il avait conduit Giselle d’Angoulême auprès de Violetta, s’était mis à la recherche de Capestang qui, le duc d’Angoulême étant à la Bastille, lui apparaissait comme le protecteur naturel de la mère et de la fille. Mais il avait en vain battu Paris pendant des jours et des jours...

Cependant, il surveillait de près Léonora Galigaï et Concini. Plusieurs fois il vint à l’hôtel d’Ancre ; à chaque visite, il acquit du moins la certitude que la retraite de Giselle à Meudon demeurait un mystère pour Léonora. À chaque visite aussi, il employa tout son art, toute sa puissance persuasive à confirmer la Galigaï dans cette idée que Concini ne pouvait, sous peine de mort, toucher à Giselle avant d’être couvert par une sorte d’immunité transcendante que la royauté seule pouvait lui conférer.

"La royauté, songeait Lorenzo, c’est-à-dire l’impossible !"

Et pourtant ! Est-ce qu’il ne voyait pas Léonora travailler avec une prodigieuse activité à la réalisation de ce rêve ? Est-ce qu’il ne savait pas que déjà, elle avait acquis l’appui d’un grand nombre des anciens partisans de Condé, d’Angoulême, ou même de Guise ? Est-ce qu’elle n’avait pas des intelligences précieuses dans le Louvre même ?

Lorsque Lorenzo vit que Paris commençait à bouillonner, il eut cette vague intuition que la formidable conspiratrice chercherait sans doute à profiter du trouble profond où se débattait la monarchie.

Lorsque Lorenzo vit se lever l’aube de cette journée d’émeute où Guise devait se rendre au Louvre, où les choses allaient se décider, il résolut de s’attacher aux pas de Léonora, de surveiller chacun de ses gestes, d’écouter chacune de ses paroles, et, au moment suprême, s’il n’y avait pas moyen d’enrayer le redoutable événement, de la frapper !

Lorenzo n’hésita pas. Il assura à sa ceinture un bon poignard et, traversant les groupes menaçants qui se formaient déjà dans les rues, parvint à l’hôtel d’Ancre, y entra grâce à un mot de passe que Léonora elle-même lui avait donné, gagna l’appartement de la maréchale et obtint facilement de Marcella d’attendre dans l’antichambre. Marcella, suivante favorite et confidente de Léonora, savait en effet que Lorenzo était toujours le bienvenu à l’hôtel.

Quand il se vit seul, Lorenzo se mit à préparer dans son esprit un motif plausible pour passer toute la journée auprès de Léonora. Dans ce moment, il entendit des voix dans la chambre de la marquise d’Ancre. Il se rapprocha vivement de la porte et écouta, son oreille arrivant juste à hauteur de la serrure. Alors son visage se décomposa. Son sang se glaça. Ses cheveux se hérissèrent. Belphégor disait que Giselle se trouvait à Meudon, à l’auberge de la Pie-Voleuse !

Mais il allait dire aussi où se trouvait Capestang ! Et Capestang, peut-être, sauverait Violetta et sa fille ! Ardemment, il écouta. Toute sa volonté se concentra dans son ouïe... et une imprécation désespérée gronda dans sa gorge. Cette fois, Belphégor avait parlé si bas que le nain ne put saisir un seul mot.

Il recula alors en s’essuyant le front. Avec la rapidité de l’esprit que talonne l’épouvante, il combina qu’il allait sortir, gagner Meudon, prévenir Giselle. Il s’élança. Trop tard !

"Damnation !" gronda-t-il en lui-même.

En ce moment la porte de Léonora s’ouvrait. Il sentit sur lui le regard de Léonora. S’il fuyait, elle n’aurait qu’à jeter un cri pour le faire arrêter ! Il fallait payer d’audace et gagner du temps. Lorenzo s’arrêta court, et, sans se tourner vers Léonora, employant toute son énergie à se composer un maintien d’indifférence, leva les yeux vers un tableau. Enfin, il se retourna, et alors se déroula cette scène rapide que nous avons relatée à sa place, scène tragique pour Lorenzo, qui eut la foudroyante intuition que Léonora venait de le soupçonner. Or, un soupçon de cette femme, c’était la mort.

Une heure plus tard, Concini et Léonora étaient au Louvre. Belphégor et Lorenzo les avaient suivis et étaient entrés en même temps qu’eux. En route, Lorenzo avait voulu s’écarter. Mais Belphégor lui avait appuyé sa main sur l’épaule et, sans colère, doucement, lui avait dit :

"Ma maîtresse a besoin de vous au Louvre ; je vous préviens que, si vous ne venez pas, je vous planterai mon poignard d’un bon coup dans le dos.

— Je suis pris ! rugit Lorenzo. Elles sont perdues !"

Au Louvre, Léonora avait fait entrer Lorenzo et Belphégor dans une petite pièce voisine de la salle du trône. Puis elle s’était retirée en leur disant de l’attendre là, et en faisant du regard une terrible recommandation au Nubien. Lorenzo surprit ce regard, et demeura impassible en apparence. Alors, il contempla longuement Belphégor qui, debout, près de la porte, plongé dans ses obscures pensées, évoquait dans la nuit de son désespoir la radieuse image de celle qu’il avait tenue un moment dans ses bras, et qu’il n’avait plus revue depuis... Marion Delorme ! Lorenzo s’approcha de lui et le toucha au bras.

"Ainsi, dit-il, nous ne pouvons sortir d’ici ?"

Le Nubien eut un vague geste d’étonnement.

"Ma maîtresse, dit-il, n’a pas défendu de sortir de cette pièce. Mais elle a défendu de sortir du Louvre.

— Ainsi, je puis aller, venir, voir ce qui se passe ? fit Lorenzo en tressaillant.

— Oui, maître, mais je vous suivrai partout. Et je suis décidé à vous empêcher de sortir du Louvre.

— Sois tranquille, mon brave Nubien. Et puis, je serai content que tu sois avec moi. Je suis faible et tu es robuste. S’il arrivait des malheurs, tu pourrais me défendre."

Belphégor approuva d’un signe de tête. Et Lorenzo alla s’asseoir dans un fauteuil, près d’une tenture qui masquait l’entrée d’une autre salle. Il souleva la tenture et vit que cette pièce était vide. Peut-être pourrait-il essayer de fuir par là ? Mais Belphégor ne le perdait pas de vue. Lorenzo ne pouvait en douter : il était prisonnier de Léonora. Jusqu’à quand ? Jusqu’au soir, peut-être. Et pourquoi ? Quel soupçon avait pu faire irruption dans l’esprit de la Galigaï ? Longtemps, pendant deux heures, peut-être, le nain tourna et retourna le problème sans trouver la solution. Pourtant, la journée s’avançait. Il fallait, même en risquant le coup de poignard de Belphégor, trouver le moyen de prévenir Giselle. À ce moment, il entendit Belphégor qui murmurait :

"Si je la retrouvais... Avec de l’argent, peut-être ? beaucoup d’or ?"

Lorenzo tressaillit. Sa décision fut aussitôt prise. D’un ardent regard, il étudia un instant le Nubien.

"Approche, Belphégor", dit-il alors.

Le Nubien obéit. Dans le Louvre, autour d’eux, tout était en rumeur. Ils entendaient les voix des officiers qui donnaient précipitamment des ordres, celles des sentinelles qui s’envoyaient le cri de veille comme en pleine nuit. Dans la salle voisine, dans cette pièce que Lorenzo avait vue vide, il y avait maintenant deux êtres qui, serrés l’un contre l’autre, blêmes, l’œil et l’oreille aux aguets, échangeaient des paroles si basses que c’étaient des souffles à peine perceptibles. Léonora Galigaï ! Concino Concini !

Elle l’avait entraîné là au moment où le roi se dirigeait vers la salle du trône. Et elle le tenait dans sa main, courbé sous sa volonté de fer. Il se débattait. Il essayait de résister. Elle le couvrait de ses ailes, elle lui communiquait la foi formidable qui était en elle.

"Aujourd’hui ou jamais ! Concino, tu n’as qu’à étendre la main. La couronne est à toi !

— Non ! râla-t-il en essuyant son front. Folie ! Chimère ! Tous ces gentilshommes !...

— Ces gentilshommes qui acclament le roi sont à toi.

— Les gardes ! fit-il, pantelant.

— Lorsque Vitry et Ornano commanderont le feu, ils tomberont ; les premières balles sont pour eux !

— Le roi ! bégaya-t-il, les cheveux hérissés.

— Je m’en charge !" fit-elle d’une voix de volonté sauvage.

Elle se redressa, regarda autour d’elle, puis jeta un bras autour du cou de Concini, et, pareille à ces déesses des enfers qui durent jadis souffler leurs suggestions aux oreilles de Clytemnestre, elle parla :

"Je me charge du petit roi. Charge-toi de Guise. Il va arriver. Écoute les hurlements de la foule. Alors, écoute, et retiens bien. Guise entre. La foule veut le suivre. Il y a bataille au-dehors. Ornano meurt. Vitry meurt. Les gardes contiennent le peuple. Tu te portes dans l’escalier avec Rinaldo et ses hommes, et...

— Silence ! gronda Concini épouvanté. On parle... là !... près de nous !...

— Oui ! C’est que tu as peur, Concino ! Décide ! Aujourd’hui ou jamais ! Tu n’as qu’à frapper Guise... Oh ! pourvu qu’il vienne, maintenant ! Pourvu que quelque obstacle...

— Par le Christ ! Je te dis qu’on parle derrière cette tenture !

— Oui, oui ! Malheur à ceux qui sont là !

— Lorenzo ! La voix de Lorenzo !

— Écoute ! Écoute !"

Haletants, à demi penchés vers cette tenture ils écoutèrent. Lorenzo parlait. Et voici, d’un accent plein de doute, d’espoir et de supplications, ce qu’il disait :

"Dans ma maison du Pont-au-Change, il y a un coffre, Belphégor. Tu monteras au grenier. Tu ouvriras la porte du fond. Tu verras le coffre. Il contient dix mille livres en or, autant en argent et près de deux cent mille livres de pierreries. Tout cela est à toi. Tout ! De quoi acheter la femme que tu rêves ! Et qu’est-ce que je te demande ? Simplement ceci : laisse-moi sortir du Louvre. Tu diras que je t’ai échappé. Ou même, tiens : je ne sortirai pas. Je vais écrire ici deux lignes sur un papier ; tu le porteras, ce papier, dans la maison que tu indiquais ce matin à ta maîtresse, à Meudon, à l’auberge de la Pie-Voleuse, et tu remettras mon message à Giselle d’Angoulême. Allons, c’est dit, n’est-ce pas ? Tu auras pitié de cette pauvre jeune fille ; tu n’es pas méchant, Belphégor, et tu seras enrichi du même coup..."

Léonora Galigaï n’en entendit pas davantage. Elle n’entendit pas la réponse de Belphégor. En cette minute terrible où se décidait sa destinée, où elle avait besoin de toute l’énergie de Concini, oui, dans cet instant, Concini venait de s’affaisser, évanoui, assommé comme d’un coup de massue par la joie... Léonora gronda une furieuse imprécation, le secoua, le souffleta, pantelante de rage ; et, pour la première fois de sa vie, peut-être, elle eut pour lui une pensée qui n’était pas une pensée d’amour :

"Lâche ! Ah ! le lâche ! le lâche !"

Et, voyant qu’il ne revenait pas à lui, violemment, elle tira son poignard, lame très aiguë, le lui appuya sur la gorge, et poussa ! Le sang jaillit. La piqûre éveilla Concini. Il vit sa femme le poignard à la main. Et lui que, pour la première fois, sa femme appelait lâche, lui qui avait passé sa vie à redouter l’assassinat, lui, pour la première fois, il n’eut pas peur ! Léonora, le roi, Guise, l’émeute, la conspiration, royauté, espérances insensées, tout disparut de son esprit, et, le regard extasié, la voix tremblante, il bégaya :

"Meudon... L’auberge de la Pie-Voleuse... Giselle !

— Oui ! gronda Léonora, penché sur lui comme l’esprit des ténèbres, eh bien ! oui, elle est là ! Prends-la, emporte-la quand tu voudras, je te la donne !

— Léonora !

— Quand tu voudras. Demain. Tu iras demain.

— Tout de suite ! râla Concini.

— Demain ! Aujourd’hui, tu m’appartiens. Écoute, aujourd’hui, si tu désertes, si tu me quittes un seul instant, je vais trouver le roi, je me dénonce, je te dénonce.

— Oh ! rugit Concini en saisissant ses cheveux à pleines mains, et je ne l’ai pas tuée !

— Tu me tueras demain ! dit Léonora, farouche, terrible comme une statue des Erynnées. Tu me tueras demain. Tu emporteras demain ta Giselle ! Car demain ! Ah ! demain, Concino, tu seras roi ! Va ! Va rejoindre celui qui, pour quelques heures encore, occupe ta place."

Et, furieuse, déchaînée, ses forces décuplées, elle poussa Concini jusque dans la salle du trône. Elle allait ensuite se ruer vers la pièce où se trouvaient Belphégor et Lorenzo : mais elle demeura clouée sur place, dans l’encadrement de cette porte... Là, près d’elle, elle voyait Belphégor.

"Lorenzo, haleta-t-elle en lui jetant un regard menaçant.

— Ne craignez rien, maîtresse, je le surveille.

— Il a voulu t’acheter, hein ? dis ! parle !

— Oui, mais je ne suis pas à vendre, maîtresse. Je lui ai dit non. Alors, derrière lui, tout à coup, il a soulevé une tenture comme pour fuir. Mais il a reculé. Il avait l’air d’un fou. Quels yeux, maîtresse ! Plus terribles que les vôtres.

— Et puis ! Où est-il ! Parle donc, misérable esclave !

— Là !" fit Belphégor en allongeant le bras.

Et il désignait la foule des gentilshommes qui entouraient le roi. Tout à coup, elle le vit ! Elle vit Lorenzo qui se glissait jusqu’au roi ! Et elle demeura éperdue, glacée.

"Il m’a devinée ! Il sait que je l’ai condamné, et il va me dénoncer !"

Cet effroyable moment dura quelques secondes. Tout à coup, elle respira. Lorenzo avait-il parlé au roi ? Non, sans doute ! Il n’avait pas osé. Il revenait, se faufilant à travers la foule... Alors, elle saisit le bras de Belphégor et prononça :

"Tu attendras la nuit. Alors, seulement, tu sortiras du Louvre. Tu accompagneras Lorenzo jusque chez lui. Tu le tueras, et tu jetteras son cadavre à la Seine."

Elle songeait :

"Si, d’un mot, il a pu éveiller un soupçon, si le petit roi envoie chercher l’astrologue pour l’interroger, il faut qu’on ne retrouve même pas son cadavre !"

Et elle se recula et disparut.

Il était neuf heures et demie lorsque Lorenzo quitta le Louvre, escorté de Belphégor. Quant à Léonora et à Concini, l’ordre du roi les retenait, ainsi que Luynes, Richelieu, Ornano, tous ses conseillers. Belphégor marchait en assurant son poignard dans sa main. Lorenzo ne prêtait aucune attention à son compagnon de route ; et pourtant il savait, il sentait que le Nubien l’escortait pour le détenir prisonnier jusqu’au lendemain et l’empêcher de prévenir Giselle ; pour le tuer peut-être ! Il songeait : « Toute la question est de savoir si mes paroles ont produit un effet quelconque sur l’esprit du roi. Si ce jeune homme a ressenti le choc de l’épouvante, s’il croit à la mort qui le guette, s’il voit que Léonora tient dans sa main la foudre qui va le frapper, tout peut être sauvé... »

Il ne cherchait pas à fuir : il savait que d’un bond, Belphégor l’eût rejoint. Les rues étaient noires, muettes ; ténèbre et silence absolus. Et cela formait avec les grondements et les torches rouges de la veille, une antithèse violente. Tout dormait ou semblait dormir. Tout se taisait. Belphégor et Lorenzo arrivèrent au logis du Pont-au-Change, sur la porte duquel se balançait une touffe d’herbes desséchées, qui indiquaient à quel commerce on se livrait dans la boutique. Comme ils s’approchaient, ils entendirent des coups violents frappés à la porte du logis, et ils distinguèrent un grand corps long et maigre qui, à tour de bras, tambourinait l’huis. Non content de frapper, l’homme s’aidait de la voix :

"Holà ? maître Lorenzo ! Holà maître sorcier ! Êtes-vous trépassé ? La peste ! La fièvre ! Puisque je vous dis que j’ai de quoi payer ! Cinq belles pistoles presque neuves ! Eh quoi ! N’ouvrirez-vous pas au bon client qui vient à vous avec cent bonnes livres ? Ah ! corbacque !"

Lorenzo tressaillit d’un espoir suprême. Cet homme qui frappait à sa porte, c’était peut-être un secours ! En tout cas un témoin devant lequel Belphégor n’oserait rien.

"Me voici ! Me voici ! cria Lorenzo. Qui que vous soyez, vous êtes le bienvenu !

— Bon ! fit l’homme. J’eusse pu m’égosiller et me meurtrir le poing jusqu’à demain !

— Entrez, brave homme", dit Lorenzo en ouvrant.

L’homme entra. Derrière lui, Lorenzo. Derrière eux, Belphégor qui poussa la porte et appuya dessus ses épaules. Lorenzo alluma une lampe. Alors, à la lueur fumeuse de la mèche qui pendait du bec d’un hibou en bronze, apparut la figure grimaçante et effarée de Cogolin !

Cogolin qui venait avec les cinq dernières pistoles de son maître, acheter un moyen infaillible de gagner au jeu ! Cogolin qui frémit à l’aspect de cet homme tout noir qui barrait la porte de sortie, et de ce nain au visage livide qui lui souriait ! Cogolin, comme on lui avait recommandé, esquissa un signe de croix. Puis il déposa ses cinq pistoles sur le coin de la table, timidement.

"Mon bon Belphégor, tu me laisseras bien faire mon commerce, dis ? Une affaire de cinq pistoles, par les saints ! cela ne se voit pas tous les jours !"

La voix aigre du nain, chargée d’une ironie sinistre, grinçait comme un rire funèbre.

"Ma dernière affaire !" songea Lorenzo.

Le Nubien n’eut pas un mot, pas un geste. Il guettait un moment favorable pour bondir sur Lorenzo et l’égorger. La présence de Cogolin le gênait un peu. Il eût préféré que cet homme s’en allât.

"Oh ! balbutia Cogolin après avoir jeté un regard de terreur sur les deux acteurs de cette scène qui dégageait une fantastique épouvante, on dirait que la Mort est ici !..."

Il claquait des dents. Il voulait s’en aller. Il eut un mouvement de retraite. D’un geste désespéré, Lorenzo lui saisit les deux poignets, et, avec cette force irrésistible que donnent parfois les convulsions d’agonie, attira à lui Cogolin, le força à se pencher, et murmura :

"Ne vous en allez pas ; cet homme veut me tuer !"

Cogolin, éperdu, en proie à toutes les affres des terreurs superstitieuses, claquant des dents, bégaya, bredouilla quelques mots imperceptibles qui ne parvinrent pas à l’oreille de Belphégor. Mais ces mots, Lorenzo les entendit, lui ! Ils résonnèrent en lui comme un coup de tonnerre. Une joie intense flamboya dans ses yeux. Il eut un soupir rauque, chancela, et, au fond de sa conscience, éclata ce cri :

"Maintenant, je puis mourir... La mort ! L’expiation ! La rédemption ! Dieu veut que je meure ici, puisqu’il n’a pas besoin de moi pour sauver celle que j’ai trahie... puisqu’il m’envoie cet homme !"

Et alors, une étrange sérénité s’étendit sur les traits du nain. Voici ce que Cogolin venait de prononcer :

"Ah ! ce n’est pas pour moi, seigneur sorcier ; c’est pour mon maître, pour M. de Trémazenc de Capestang."

Lorenzo avait lâché les mains de Cogolin, qui en profita pour esquisser un mouvement de retraite vers la porte. Et alors commença une scène de fantasmagorie, macabre et comique, d’une signification burlesque et effroyable.

Il s’agissait pour Cogolin de se tirer au plus tôt de ce guêpier, de cet antre où il sentait passer le souffle de la mort. Il s’agissait pour Lorenzo d’expliquer à cet homme, à demi fou de peur qu’il fallait prévenir le chevalier de Capestang ! qu’il fallait l’envoyer à Meudon au secours de Giselle ! Et il fallait dire tout cela sans prononcer aucun nom ! ni celui de Capestang, ni celui de Meudon, ni celui de Giselle.

Sur tous deux pesait le regard de Belphégor.

"Voyons ! s’écria Lorenzo d’un ton de bonne humeur, que voulez-vous pour vos cinq pistoles, mon brave ? Parlez hardiment, que diable !"

Il riait. Sa physionomie n’exprimait que douceur et politesse. Il passait en revue les paquets d’herbes suspendues aux solives, comme s’il eût cherché ce que pouvait bien désirer son client. Cogolin se rassurait un peu. Le sorcier lui faisait l’effet d’être un homme comme un autre, après tout !

"Ce n’est pas pour moi, dit Cogolin ; c’est pour mon maître, c’est-à-dire...

— Taisez-vous !" gronda Lorenzo en incendiant Cogolin de son regard.

Cogolin épouvanté recula en trébuchant et râla :

"Je ne veux rien. Laissez-moi m’en aller !

— Par tous les démons ! Cela ne sera pas ! Me prenez-vous pour un voleur ? Vous m’avez payé. Vous emporterez la marchandise, ou je vous étrangle plutôt de mes deux mains : vous en aurez pour vos cinq pistoles !"

Cogolin hocha la tête avec la sombre mélancolie du condamné qui s’abandonne à un sort qu’il ne peut éviter. Cependant, ayant réfléchi qu’après tout la proposition du sorcier tendait à le délivrer promptement :

"Voilà, dit-il tout d’une voix, j’ai un maître qui a dissipé follement sa fortune. Or, vous saurez que mon maître, qui n’est rien moins que M. de...

— Taisez-vous !" hurla Lorenzo.

Cogolin alla s’aplatir contre le mur, baissa la tête, et proféra un gémissement.

"Voyons, reprit Lorenzo avec douceur et gaieté, y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vu ?

— Qui ça ! balbutia Cogolin persuadé qu’il s’agissait de Belzébuth.

— Votre maître ! fit Lorenzo en essuyant la sueur qui coulait à grosses gouttes sur son front. Pour guérir votre maître, il faut que je sache depuis quand vous l’avez vu.

— Depuis deux heures, fit Cogolin, qui, se rassurant encore, murmurait : Quel diable de sorcier est-ce là ? Tantôt comme un agneau, tantôt comme un tigre déchaîné.

— Et quand devez-vous le revoir ? Attention ! Ne mentez pas. Ceci est important.

— Quand je dois le revoir ? Mais tout à l’heure, le temps d’arriver à notre logis qui...

— Taisez-vous !" tonna Lorenzo qui jeta un rapide coup d’œil du côté de Belphégor.

Cogolin s’écroula sur ses genoux et bégaya :

"Je n’en sortirai pas ! Ah ! maudite idée que j’ai eue ! Ah ! pauvre Cogolin ! Pauvre Laguigne !"

Et quiconque eût pu voir ce qui se passait dans l’esprit du nain eût été frappé d’admiration et de pitié. Mais Belphégor semblait indifférent à cette scène. Il était là pour obéir à un ordre de sa maîtresse : tuer Lorenzo et faire disparaître son cadavre dans la Seine ! Le reste ne le regardait pas. Avec placidité, il attendait que le client de Lorenzo fût parti.

"Ainsi, vous devez revoir votre maître dès cette nuit ? reprit le marchand d’herbes.

— Oui, bredouilla Cogolin, si vous le permettez."

Lorenzo frémit et leva les yeux au ciel dans une fervente invocation de croyant.

"Prenez garde, mon ami, continua-t-il, si vous voulez que le remède agisse, il faut dès cette nuit...

— Mais mon maître n’est pas malade, par la Vierge ! Jamais il ne s’est aussi bien porté, car vous saurez que M. de...

— Taisez-vous !" vociféra le nain haletant.

Cogolin, du coup, se laissa tomber à plat ventre et râla :

"Tuez-moi tout de suite, et que cela finisse !

— Allons, relevez-vous, dit Lorenzo. Vous êtes un bon serviteur. Mais si votre maître n’est pas malade, que voulez-vous pour lui ? Serait-il amoureux ?

— Non... c’est-à-dire si fait... balbutia Cogolin en se redressant. Mais ce n’est pas cela. La vérité est que mon maître est ruiné, comme je crois vous l’avoir dit. Alors, je pense, j’espère qu’il voudra aller chercher fortune en quelque honnête maison où l’on donne à jouer. Alors, je désire... un bon talisman... que je lui remettrai... pour gagner !"

Lorenzo éclata de rire. Le rire frénétique, le rire nerveux, le rire impossible à réfréner, le rire d’immense et sublime joie, le rire mêlé de larmes, le rire enfin du père ou de l’amant à qui le médecin annonce que la mort s’éloigne de l’enfant ou de la femme aimée !...

"Sauvées !" rugit-il en lui-même.

Cogolin ouvrait des yeux terribles, mais, crainte de s’attirer une nouvelle colère du sorcier, il essayait de le flatter en riant aussi, la bouche fendue jusqu’aux oreilles. Belphégor commençait à avoir des gestes d’impatience.

"N’est-ce que cela ? s’écria Lorenzo. Écoutez, mon brave. Je vais vous donner un talisman qui procurera à votre maître une fortune royale.

— Oh ! oh !" murmura Cogolin, chez qui toute terreur disparut aussitôt.

Belphégor haussa les épaules et gronda :

"Si le nain savait ce qui l’attend, il ne se donnerait pas tant de mal pour gagner cinq pistoles !

— Un talisman ! continuait Lorenzo... Que ne le disiez-vous tout de suite ? Je n’aurais pas fait attendre ce digne Nubien qui a à me dire des choses intéressantes. N’est-ce pas, Belphégor ?... Un talisman pour gagner une fortune ! Je vais vous donner le meilleur. C’est une prière.

— Une prière ? fit Cogolin haletant de joie après avoir haleté d’épouvante.

— Oui, une prière à Mercure, dieu de l’argent.

— Ah ! Ah ! C’est exact ! Mon ancien maître le régent... mais voyons la prière.

— Je vais l’écrire. Il faudra que votre maître l’apprenne par cœur. Vous m’entendez ?

— Par cœur, oui, maître sorcier !

— Dès cette nuit. Car nous sommes justement sous l’influence de Mercure. Demain, vous m’entendez, demain, il serait trop tard...

— Peste ! Il l’apprendra dans une heure au plus tard.

— En êtes-vous sûr ? fit Lorenzo avec un calme stoïque.

— Aussi sûr que je le suis de vous parler en ce moment. Je le réveillerai. Je lui remettrai la prière. Et je l’empêcherai de dormir tant qu’il ne la saura pas par cœur !

— C’est bien !" dit Lorenzo d’une voix qui, cette fois, trembla convulsivement.

Il s’assit. Il saisit une plume toujours prête sur la table, près de feuilles de parchemins ornées de signes cabalistiques. Il jeta un regard à Belphégor... Belphégor bâillait !... Lorenzo, d’une plume rapide, écrivit...

Il écrivit deux lignes. Il fit alors sécher l’encre rouge (qui, en certains cas, passait pour du sang), plia le parchemin, le scella, et le remit à Cogolin.

"Va ! murmura-t-il. Hâte-toi ! Que ton maître apprenne cette prière cette nuit, oh ! cette nuit, entends-tu ? et sa fortune est faite ! Va ! et dis à ton maître que le sorcier du Pont-au-Change, en lui envoyant ce parchemin, lui crie de loin, du fond de son cœur : « Que Dieu vous garde et vous conduise. »"

Ému, étonné par l’accent de profonde sensibilité avec lequel le sorcier avait prononcé ces derniers mots, Cogolin murmura un remerciement confus, puis s’élança vers la porte que Belphégor lui ouvrait lui-même. Un instant plus tard, il avait disparu dans la nuit. Et alors, comme le Nubien achevait de cadenasser la porte, Lorenzo se tourna vers lui, et d’une voix qui vibra comme l’airain :

"Maintenant, Belphégor, accomplis les ordres de ta maîtresse ! exécute la sentence de la Galigaï !"


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Cogolin était parti en courant. Il portait une fortune ; cela donne des jambes aux culs-de-jatte, des bras aux manchots, de l’esprit aux idiots. Cogolin qui n’était ni cul-de-jatte, ni manchot, ni imbécile, sentit se décupler ses facultés ordinaires. Dix minutes lui suffirent pour se transporter jusqu’à la Bonne-Encontre. Là, il se précipita dans la chambre de Capestang, une lumière dans une main, le talisman dans l’autre. Le chevalier dormait.

"Il ne se doute pas de ce qui l’attend !" murmura le digne écuyer avec un large rire.

À ce moment, le chevalier, réveillé par la lumière, ouvrit un œil. Cogolin en profita pour crier tout d’une voix :

"Monsieur le chevalier, je vous apporte la fortune !

— Où est-elle ? fit Capestang qui ouvrit l’autre œil.

— Je vais vous expliquer, monsieur, il suffit de...

— N’explique rien du tout ! interrompit le chevalier. Tu me viens éveiller au plus bel endroit de mon somme. Tu pousses des cris à m’assourdir. Tu mérites la bastonnade. Cependant, comme tu prétends que tu m’apportes la fortune, je veux la voir. Montre-la.

— Mais, monsieur le chevalier, il faut justement que je vous explique ce qui doit...

— Montre, te dis-je ! vociféra l’aventurier en jetant une jambe hors des couvertures. Tu as dit : « J’apporte la fortune ! » L’as-tu dit, bélître ?

— Oui, monsieur ! Et je le répète ! cria Cogolin.

— Eh bien, montre ! Je veux que tu me montres la fortune, sans quoi, garde à martin-bâton ! Et je ne frapperai pas à côté comme faisait Turlupin quand tu étais dans le sac..."

Cogolin frémit. Mais rendu stoïque par l’avarice, car rien n’est plus près de la vertu que le péché mortel, il se redressa et dit avec fermeté :

"Monsieur le chevalier, voulez-vous faire fortune ? En ce cas, écoutez une minute et vous frapperez après."

Capestang sauta du lit, saisit Cogolin par une oreille, et cria :

"Je ne veux pas faire fortune ! Je veux voir la fortune que tu apportes. Montre-la !

— La voici !" dit Cogolin.

Et il tendit le parchemin plié et scellé que Capestang saisit en disant :

"Qu’est-ce que cela ?

— Un talisman, monsieur, un admirable talisman que j’ai payé cinq pistoles.

— Mes dernières pistoles ! Ah ! misérable ! Tu mérites...

— Qu’importe, monsieur ! rugit Cogolin qui puisa dans l’excès de la terreur le suprême courage nécessaire pour interrompre le chevalier. Qu’importe, puisqu’avec ce talisman vous pouvez dans le premier tripot venu gagner demain mille écus, ou mille pistoles peut-être, ou mille doublons !"

La colère de Capestang tomba à plat. Il se recoucha en disant seulement :

"Imbécile !

— Pourquoi, monsieur ? Ah ! il est dur de se voir ainsi traité par celui-là même que j’ai voulu enrichir, risquant pour cela la perdition de mon âme.

— Mon pauvre Cogolin ! fit Capestang attendri.

— Dites Laguigne, monsieur !

— Mon pauvre Laguigne, comprends donc une chose : c’est que si on pouvait gagner mille pistoles avec ce chiffon de parchemin, celui qui te l’a vendu serait depuis longtemps riche comme Crésus et n’aurait pas besoin de vendre des talismans. Va dormir, va.

— Monsieur, vous me réduisez au désespoir si vous n’apprenez tout de suite la prière que le sorcier a écrite.

— Va dormir, te dis-je !" hurla Capestang.

Et cette fois, il accentua ses paroles d’un geste si menaçant que l’infortuné Cogolin battit précipitamment en retraite vers le cabinet qu’il occupait. Mais, un instant après, il entrouvrit la porte et passa la tête :

"Monsieur, supplia-t-il, prenez garde que demain il sera trop tard, car Mercure..."

Capestang bondit hors de son lit. Cogolin n’eut que le temps de s’enfermer dans son cabinet. Pour la deuxième fois, le chevalier tout maugréant se recoucha ; dans un geste de rage, il saisit le fameux parchemin, essaya de le déchirer, le roula en boule et, furieusement, l’envoya à l’autre bout de la chambre. Puis, se tournant sur l’épaule, il ferma les yeux et il se rendormit.

Il se rendormit sans lire les lignes écrites par Lorenzo. Et voici quelle était la prière que Lorenzo avait écrite :

Si vous voulez sauver Giselle d’Angoulême et sa mère, courez sans perdre un instant à Meudon, à l’auberge de la Pie-Voleuse. Demain matin, cette nuit, peut-être, Concini et Léonora Galigaï agiront. Courez. Et quand vous l’aurez sauvée, dites à la duchesse d’Angoulême de pardonner au nain d’Orléans, au sorcier du Pont-au-Change !


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Tandis que cette scène burlesque, mais terrible de conséquences, se déroulait dans la chambre du chevalier de Capestang, voici ce qui se passait dans la maison du Pont-au-Change. Lorenzo était petit, maigre, fluet, presque un nain. Belphégor était grand, fort, bien découplé, presque un colosse. Il faut noter qu’il n’y avait chez le Nubien ni haine, ni colère, ni même simple aversion contre Lorenzo. Léonora Galigaï lui avait donné un ordre : il venait pour exécuter cet ordre, voilà tout. Lorsque Cogolin se fut élancé au-dehors, Belphégor cadenassa la porte.

Les paroles de Lorenzo ne parurent pas émouvoir le Nubien. Ayant achevé tranquillement de pousser les verrous, il se tourna vers le marchand d’herbes.

"Maître, dit-il, je vais vous expliquer ce que la signora a décidé de vous. Voici : ma maîtresse m’a ordonné de vous suivre ici, dans votre maison, pour vous poignarder. Ensuite, je dois jeter votre cadavre à la Seine avec une bonne pierre pesante attachée au cou, afin que nul ne sache ce qu’est devenu le marchand d’herbes du Pont-au-Change."

L’effroyable tranquillité du bourreau fit pâlir Lorenzo plus encore que la peur de la mort. Il considéra un instant le Nubien avec cette sorte de curiosité que l’on éprouve devant les phénomènes imprévus.

"Eh bien, dit-il, frappe !"

En même temps, d’un mouvement insensible, il commençait à reculer vers l’escalier de bois qui montait à son laboratoire. Avec l’incalculable vitesse qu’acquiert l’imagination lorsque la peur suprême visite un cerveau, Lorenzo avait établi le seul plan de défense qui eût quelque chance de succès, bien faible chance, d’ailleurs : occuper, distraire un instant l’esprit du Nubien, s’élancer dans l’escalier, ouvrir la fenêtre qui donnait sur la Seine et se laisser glisser jusqu’à l’eau.

"Frappe !" dit-il.

Le Nubien ne bougea pas de sa place.

"Frappe ! reprit Belphégor, en répétant la parole du nain. C’est ce que je dois faire. C’est ce qui devrait être fait déjà. J’aurais pu vous tuer en venant du Louvre. Je vous ai laissé écrire une lettre. Je vous ai laissé dire tout ce que vous avez voulu. Je vous laisserai vivre, peut-être. J’ai trahi ma maîtresse une fois déjà, ajouta sourdement le Nubien. Je l’ai peut-être encore trahie quand j’ai laissé l’homme sortir. Je puis donc trahir une troisième fois. Écoutez-moi !"

Lorenzo avait monté trois marches de l’escalier. Il s’assit sur la quatrième. Il avait les jambes brisées. Son cœur palpitait en bonds désordonnés. Après la certitude de mourir, la certitude qu’il allait vivre le foudroyait.

"Aujourd’hui, reprit Belphégor, vous m’avez offert de me conduire au coffre qui contient vos richesses, et j’ai refusé. Si je vous disais que moi-même, j’ai de l’or en quantité ? Si je vous disais que non seulement je puis vous laisser vivre, mais que je puis aussi augmenter votre trésor et devenir ensuite votre esclave dévoué ?"

Belphégor parlait d’une voix morne. Il baissait les yeux. Il semblait contempler en dedans quelque image. Alors, Lorenzo s’aperçut qu’une douleur inconnue ravageait l’esprit du Nubien. Et, dès lors, il fut certain de triompher.

"On dit, continua Belphégor, on dit que vous êtes capable de lire dans l’avenir. Est-ce vrai ?

— C’est tellement vrai, dit Lorenzo en se levant et en redescendant deux marches, c’est tellement vrai que, tout à l’heure, quand tu m’as annoncé que tu allais me tuer, tu n’as pu voir en moi aucune émotion. Pourtant, sache-le, lorsque la mort entre vraiment quelque part, il n’est pas de créature vivante qui ne tremble. Moi, je n’ai pas tremblé. C’est que je savais que tu ne me frapperais pas de ce poignard que tu tiens à la main."

Belphégor se tut quelques minutes, méditant ces paroles. Lorenzo le dévorait du regard. Si, à ce moment, il s’était mis à bondir vers son laboratoire comme il l’avait convenu avec lui-même, il est certain qu’il eût pu fuir. Mais Lorenzo se croyait alors sûr de triompher.

"On dit que vous savez lire dans le passé. Est-ce vrai ?

— Quand tu voudras, dit Lorenzo, je te raconterai ta vie."

Belphégor baissa la tête et, d’une voix plus pensive :

"Maître, on dit que vous êtes sorcier. Est-ce vrai ? Dites, est-ce vrai que vous pouvez voir à travers les murailles, entendre à travers l’espace, suivre des yeux un homme si loin qu’il soit, le retrouver où il est. Est-ce vrai ?

— De qui veux-tu parler ? fit Lorenzo attentif.

— Je veux parler de quelqu’un... d’une femme ! dit Belphégor en frissonnant.

— Son nom ?

— Marion Delorme."

Et Belphégor frémit comme si ce nom, prononcé à haute voix, eût fait vibrer en lui toutes les fibres d’amour et de désespoir. Lorenzo sourit. Son triomphe, pour le coup, n’était plus qu’un jeu.

"Tu veux savoir où est Marion Delorme ? fit-il.

— Oui, maître, râla Belphégor. Parlez, et je suis à vous. Sondez l’espace. Regardez dans Paris, dans la France, dans le monde, regardez avec ces yeux inconnus qu’on dit que vous possédez ! Regardez avec cette vue de l’âme qui perce les mystères ! Parlez ! Où est-elle ? Parlez et je suis à vous ! Et jamais ma maîtresse ne saura que vous avez envoyé cette nuit une lettre ! Une lettre, entendez-vous !"

Le visage du Nubien se transfigurait. La foi ardente le transportait. Si Lorenzo, à cet instant, avait dit : « Marion Delorme est en ce moment dans cette rue, dans cette maison », Belphégor se fût rendu tout droit à la rue et à la maison indiquées. Mais Belphégor avait parlé de la lettre confiée à Cogolin. Lorenzo devint livide et se dit : « Le Nubien sait. Le Nubien a tout deviné. Le Nubien va prévenir Léonora. »

Et Lorenzo répondit :

"Laisse-moi faire les calculs nécessaires. Reviens demain, à cette même heure, et tu sauras où se trouve Marion."


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Ces mots étaient prononcés en pleine connaissance de cause. Lorenzo comprit qu’il venait de réussir. Lorenzo avait voulu prouver à Belphégor que lui, sorcier, était impuissant à retrouver Marion Delorme ! Et il avait réussi ! Il n’eut qu’à regarder Belphégor pour s’en rendre compte. Il eut la perception foudroyante qu’il venait de souffler sur la foi du Nubien et de l’éteindre. Tout de suite ! C’était tout de suite que Belphégor voulait savoir !

"Demain ! Des calculs ! Des calculs nécessaires ! Ce n’est donc pas vrai, ces yeux de mystère qui voient le mystère ? Ce n’est donc pas vrai, ces yeux de l’âme qui voient à travers l’espace ? Des calculs ! Cet homme est un homme ! Ce n’est pas le Sorcier !"

Ces déductions rapides comme des décharges électriques zébrèrent de leurs clartés l’esprit de Belphégor ! Oui, la foi... s’écroula en lui avec un bruit de tonnerre ! Oui, du moment que Lorenzo demandait un jour, il cessa d’être le sorcier, celui qui voit à travers les murailles et entend au-delà. Belphégor ploya les épaules. Ses traits se détendirent. Ses yeux révulsés reprirent leur morne expression. Il jeta autour de lui un long regard étonné, puis, tout à coup, ce regard se posa sur Lorenzo qui, doucement, sans un bruit, montait à reculons.

Belphégor bondit. Il se rua en secouant la tête, en poussant un soupir de désespérance atroce, en grinçant des dents, en mâchant de violentes imprécations. Il n’était plus le bourreau impassible qui exécute une sentence, sans haine ni colère. Les rages, les tempêtes de rage se déchaînaient en lui. Il allait tuer pour son propre compte. Tuer le faux sorcier, tuer l’homme qui venait de lui prouver que son rêve était une chimère ! Il se rua, le poignard levé. Lorenzo sourit.

"Viens, murmura-t-il en lui-même. Viens mourir ! La lettre !... Il faut que ma lettre arrive... et que Léonora ne sache pas !"

Il se mit à monter à bonds désordonnés. Au moment où Lorenzo atteignait la porte de son laboratoire, Belphégor, avec un han ! terrible, lui porta dans le dos, à toute volée, un coup de poignard. Le nain s’écrasa sur le plancher et se roula en talonnant violemment.

"Crève donc !" râla le Nubien de cette voix étrange de l’homme qui se sent redevenir carnassier. Dans le même instant, comme il se baissait pour porter un deuxième coup, il vit que la lame de son poignard s’était brisée ! Il vit que la blessure horrible qu’il avait dû faire à Lorenzo ne saignait pas ! Et il vit que le nain se relevait et se jetait à l’intérieur de son laboratoire.

Lorenzo portait une solide chemise de mailles : le coup l’avait jeté à terre, mais non tué. D’un bond, il fut à la fenêtre. Elle était ouverte : Lorenzo le savait.

C’est vers cette fenêtre ouverte sur la Seine qu’il attirait Belphégor. La fenêtre ouverte sur la mort. C’était terrible. Le seul moyen d’empêcher Belphégor de prévenir Léonora, c’est-à-dire le seul moyen de sauver la duchesse d’Angoulême et sa fille, c’était de tuer le Nubien ! Et comme Lorenzo était trop petit, trop faible pour entreprendre une lutte, le seul moyen de tuer Belphégor, c’était de mourir en l’entraînant dans la mort !

Lorenzo enjamba la fenêtre et attendit un instant, alors qu’il eût pu se laisser glisser. Il eut un hoquet de joie puissante : Belphégor était à la fenêtre ! Belphégor le saisissait !

"La lettre ! murmura Lorenzo. Il faut que la lettre arrive !... et que Léonora ne sache pas."

Il eut un sourire mystérieux, leva les yeux au ciel pour voir les étoiles et murmura :

"C’était écrit. Ceci est la suite du drame d’Orléans."

En même temps, il cessa de se cramponner des pieds à l’échelle sur laquelle il venait de se poser et, des deux mains, se suspendit à la gorge de Belphégor. Des imprécations râlées, de sourds jurons, une sorte de trépignement. Le Nubien frappait à coups redoublés sur la tête du nain. Convulsivement, Lorenzo l’étreignait à la gorge, l’attirait, l’entraînait brusquement, il y eut une chute, le tournoiement rapide de deux ombres dans l’espace, puis le bruit de l’eau qui s’ouvre.

Quelques secondes, Belphégor et Lorenzo enlacés se débattirent à la surface ; quelques halètements rauques indiquèrent que là, près de cette arche du Pont-au-Change, une chose horrible se passait. Lorenzo ne souffla plus. Belphégor râlait encore. Lorenzo était mort. Lorenzo était mort en murmurant :

"Orléans !"

Et les mains de Lorenzo, les mains mortes, les mains figées par la mort dans une crispation furieuse, demeurèrent incrustées à la gorge de Belphégor. Cela dura peut-être encore une minute, pendant laquelle le Nubien se battit avec le cadavre, avec l’épouvante, avec la mort. Puis, tout à coup, il n’y eut plus rien que le froissement doux et plaintif des eaux contre les piles du pont. Belphégor et Lorenzo venaient de couler à pic.