Le Capitan/XX

La bibliothèque libre.

XX. La fille du duc d’Angoulême
◄   XIX XXI   ►





En se sentant couler au fond de l’eau, Giselle éprouva une seconde ce désespoir absolu derrière lequel il n’y a plus rien que la mort. Elle perdit la conscience exacte de la vie et de l’événement ; elle eut seulement la sensation qu’elle descendait dans un abîme. Les tourbillons la saisirent. Un courant s’empara d’elle et la poussa sous la deuxième arche. Un instant, un remous la ramena à la surface. Un autre remous l’attira violemment en bas. Cela dura un temps inappréciable, quelques secondes peut-être.

Elle coula à fond – sous la deuxième arche, disons-nous. Et dans cet instant une poussée des eaux, pour la deuxième fois, la ramena à la surface. Ses yeux s’ouvrirent et se fixèrent vers elle ne savait quoi de noir et de monstrueux qui lui apparaissait énorme et se balançait. Un effort désespéré des bras… et ses mains, tout à coup, se cramponnèrent à cette chose inconnue... Alors, l’instinct vital de son souffle puissant balaya sur son front les épouvantes mortelles. Alors, sa pensée vaillante rayonna, illumina la situation. Alors, elle reconnut que cette chose énorme à laquelle ses mains, fanatisées par l’instinct de la vie, s’accrochaient d’une surhumaine étreinte, c’était une toute petite barque attachée à un anneau, presque à l’issue de ce boyau que formait l’arche. D’un frénétique effort, elle se souleva, se hissa et retomba pantelante au fond de la barque.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Combien de temps y demeura-t-elle ? Peut-être dix minutes ou peut-être deux heures. La fraîcheur la ranima. C’était une vaillante, c’était une guerrière. Elle ne perdit donc pas une minute à se demander par qui elle avait été attaquée. Le guet-apens, d’ailleurs, était hors de doute. On avait voulu la tuer. On avait employé l’eau, non le fer, parce que l’inspiratrice de l’assassinat voulait faire croire à un accident. L’inspiratrice ? Marie de Médicis. Tout cela était formel dans l’esprit de Giselle.

Elle chercha donc comment elle pourrait regagner le bord. Il n’y avait qu’un moyen : la barque. La détacher et la diriger vers l’une ou l’autre des berges, c’était facile. Giselle tira son poignard pour couper la corde d’attache. Et alors, elle frémit : la corde, c’était une chaîne en fer, et il eût fallu un solide marteau pour briser son cadenas. Alors, quoi ? Se jeter à l’eau ? Giselle, excellente écuyère, ne savait pas nager.

Résolument, elle gagna l’arrière de la barque qui, de quelques pouces seulement, sortait de l’arche. Là, elle s’arrêta stupéfaite. Sur l’arrière de la barque pendait d’en haut une échelle de corde ! Qui, du haut du pont, avait jeté cette échelle ? Quelqu’un avait donc assisté au guet-apens ? Mais ce quelqu’un avait donc pu voir qu’elle était entrée dans la barque. Giselle réfléchit à peine à ces questions, et déjà elle avait saisi l’échelle, et elle montait. Souple, agile, soutenue par cette sorte de confiance qui triple les forces, elle monta jusqu’en haut.

L’extrémité de l’échelle aboutissait à celle des maisons qui se trouvait à peu près vers le milieu du pont. Elle était solidement fixée par des crampons au rebord d’une fenêtre. Et arrivée là, Giselle vit que personne n’avait jeté l’échelle. Personne ne l’attendait. La fenêtre était fermée. Elle essaya de regarder à travers les vitraux, car la fenêtre était éclairée de l’intérieur. Mais les vitraux de couleur sombre ne permettaient pas au regard de les traverser. Alors, elle frappa.

La fenêtre s’ouvrit avec la violence précipitée de l’étonnement le plus effaré. Évidemment, celui qui habitait ce logis pouvait s’attendre à tout, excepté à ce que quelqu’un vînt frapper à cette fenêtre qui donnait à pic sur le fleuve. La fenêtre ouverte, Giselle se vit en présence d’une sorte de nain qui, grimpé sur un escabeau, dardait sur elle des yeux flamboyants. Ce nain tenait un bon poignard à la main. Une seconde d’incisif examen sur cette jeune fille pâle et belle toute ruisselante d’eau et le nain jeta son poignard. Ses yeux s’adoucirent.

"Entrez, dit-il. Qui que vous soyez, bien que votre manière d’entrer chez moi m’ait d’abord effrayé, vous êtes la bienvenue chez le pauvre Lorenzo.

— Le marchand d’herbes ? demanda Giselle avec un frisson.

— Oui, fit le nain avec un sourire. Je vois à votre figure l’horreur que vous inspire mon nom. Soyez sans crainte, jeune fille.

— Je n’ai pas peur", dit Giselle.

Et elle franchit la fenêtre que Lorenzo referma non sans s’être penché sur le fleuve un long moment. D’un coup d’œil, Giselle inspecta la pièce : un grand fourneau, des tables encombrées de cornues et de bocaux... c’était le laboratoire du marchand d’herbes, marchand d’amour, marchand de mort. Lorenzo interrogea la jeune fille d’un regard.

"Je suis tombée à l’eau, dit-elle. Le courant m’a poussée sous l’arche. J’ai vu une barque. Je m’y suis cramponnée. Puis j’ai vu l’échelle, je suis montée. C’est tout.

— Tombée à l’eau ? Tombée ? fit le nain.

— Oui. Peu importe après tout. Mais cette barque, cette échelle ?"

Lorenzo sourit.

"Vous portez la loyauté sur votre beau visage. Une fille telle que vous ne trahira pas le pauvre marchand en butte à la calomnie des pervers, à la haine aveugle des ignorants. Un jour ou l’autre, je serai assailli par la populace. Quelque nuit, on voudra mettre à mort le sorcier. Alors, j’ai imaginé d’avoir cette barque sous l’arche du pont. Tous les soirs, je déroule mon échelle. Tous les matins, je la rentre. Ainsi j’ai un moyen de fuir, et je dors tranquille. Maintenant, buvez ceci. Rassurez-vous, ce n’est pas un poison."

Giselle prit d’une main ferme le gobelet d’argent dans lequel le nain, tout en parlant, avait versé quelques gouttes d’un puissant cordial, et elle but en souriant. Lorenzo l’admirait.

"Vous êtes toute la vaillance, dit-il. Vous avez bu sans trembler. Si j’avais une fille, je voudrais qu’elle vous ressemblât. Là, voici déjà les couleurs qui reviennent à vos joues. Ce cordial fera réaction n’en doutez pas, et vous sauvera sans doute de quelque fièvre maligne. Maintenant, venez. Je n’ai pas de vêtements féminins à vous offrir. Il faut sécher les vôtres. Entrez là, ajouta-t-il en ouvrant une porte."

Giselle, sans hésitation, suivit le nain. Elle se trouva dans une chambre spacieuse et meublée avec une certaine recherche. Puis Lorenzo s’éloigna, revint avec un grand fagot de bois sec, le jeta tout entier dans la vaste cheminée et y mit le feu.

" Vous êtes chez vous", dit-il avec une sorte de majesté.

Et il sortit. Giselle s’enferma, et, devant la belle flambée, se mit à faire sécher ses vêtements.

"Pauvre infirme ! songeait-elle. Quand on prononçait devant moi le nom de Lorenzo et que je me sentais frissonner de terreur et de mépris, je ne savais pas qu’un jour il me sauverait. Comment le remercier ?"

Pendant ce temps, Lorenzo, assis dans son laboratoire songeait, le menton dans la main. Et voici ce qu’il songeait :

"Dans cette nuit même, à cette heure, ou tout au moins dans les heures qui vont suivre, deux êtres vont recevoir la mort que j’ai distillée. Le roi, cette nuit, sera empoisonné par Léonora. Et Giselle d’Angoulême, cette nuit, sera empoisonnée par Concini. C’est moi qui tue le roi. C’est moi qui tue cette jeune fille que je ne connais pas et qui ne m’a rien fait, à moi. Contre ces deux morts, le hasard ironique ou vengeur veut que je sauve une vie humaine. Car cette inconnue, là, c’est moi qui la sauve. Il me semble que j’en éprouve comme un soulagement ! Oh ! mais est-ce que je ne serais pas parvenu à ces moments de haine où je me croyais monté ? Est-ce que je ne hais pas l’univers entier ? La vie de cette inconnue paye la vie de Giselle d’Angoulême. Et puis après ? Allons, la voici qui rentre."

Une demi-heure écoulée, Giselle, à peu près séchée, venait, en effet, d’ouvrir la porte.

"Que désirez-vous, maintenant ? demanda-t-il en se levant. Taisez-vous. Je le vois dans vos yeux de lumière. Vous voulez vous en aller tout de suite !

— Excusez-moi, monsieur. Je suis attendue. Mon absence cause de mortelles inquiétudes à des êtres qui me sont bien chers..."

Il commençait à descendre l’escalier de bois, en hochant la tête.

"Quelque jeune dame, se disait-il, qui aura voulu courir à l’heure où l’on se cadenasse, et que des tire-laine auront dévalisée, puis jetée à l’eau... ou peut-être un amant jaloux."

"Allez, reprit-il en achevant d’ouvrir la porte de la boutique qui donnait sur le pont. Allez et, pour toute grâce, je vous demande de ne plus trembler d’horreur, comme tout à l’heure, quand on vous parlera de Lorenzo le maudit."

Elle tendit sa main… Il la baisa. Elle franchit la porte. Il se tenait courbé devant elle.

"Écoutez, dit-elle. Jamais je n’oublierai ce que je vous dois. Si jamais vous êtes menacé, si vous redoutez quelque catastrophe, si vous êtes fugitif venez à moi, en quelque temps que ce soit.

— Soit ! fit-il, non sans une sourde ironie. Mais à qui m’adresserai-je pour vous trouver ?"

La jeune fille répondit :

"Il suffira que vous allier frapper cinq coups consécutifs à la porte de l’hôtel situé tout au bas de la rue Dauphine. C’est l’hôtel de mon père. On vous ouvrira et on vous cachera dans une retraite sûre. Je m’appelle Giselle, monsieur, et mon père est le comte d’Auvergne, duc d’Angoulême."

Elle s’enfuit légèrement, disparut dans la nuit. Le nain demeura sur place, foudroyé, hébété de stupeur. Puis il éclata d’un rire strident, sinistre, et gronda :

"Dire que je n’avais qu’à la pousser quand j’ai ouvert la fenêtre !"

Puis, pensif d’une formidable rêverie, il referma la porte, la cadenassa, la verrouilla, la barricada, et remonta à son laboratoire. Il s’assit sur un escabeau et se mit à rêver. Lorsqu’il revint au sentiment des choses, il s’aperçut qu’il faisait jour.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Giselle s’était rapidement dirigée vers la rue Dauphine. C’était à peu près le moment où Léonora Galigaï se préparait à marcher vers la chambre du roi. Giselle descendit la rue son poignard à la main. Elle atteignit sans encombre la porte de l’hôtel, appuya sur le mot qui formait ressort et, le cœur battant, pénétra dans l’intérieur.

Cette date du 22 août, elle la connaissait. Elle savait que le duc d’Angoulême et ses amis devaient être réunis cette nuit-là dans les souterrains de l’hôtel. Elle se jeta donc en courant dans le long couloir au bout duquel brillait la pâle lumière indicatrice. A mesure qu’elle avançait, il lui semblait entendre une sourde rumeur qui montait des entrailles du sol... puis cette rumeur se précisa... elle perçut des voix furieuses, un cliquetis d’épées… on se battait !

"Mon père est découvert ! haleta Giselle. Eh bien ! la place d’une fille telle que moi est à ses côtés dans la bataille !"

Elle bondit dans l’escalier qui s’enfonçait vers les caves. Et, tout à coup, elle se trouva en haut des marches, d’où elle dominait la scène de bataille. Bataille ? Non ! Meurtre ! On tuait quelqu’un ! Dix ou douze contre un ! Et ce quelqu’un, son épée brisée, son pourpoint en lambeaux, se croisait les bras dans une suprême attitude de défi et, du regard, semblait contenir encore la meute !

Giselle jeta un cri déchirant, un cri terrible qui fit tressaillir les assaillants et arrêta leurs rapières. Cet homme qui allait mourir ! Giselle, du premier regard, le revoyait tel qu’il se présentait toujours à son imagination ! tel qu’elle l’avait vu sur la route de Meudon ! flamboyant d’audace, emphatique d’attitude, mais superbe, effrayant et rayonnant. Angoulême se retourna, jeta son épée et poussa une délirante clameur :

"Giselle ! Ma fille ! Ma bien-aimée !"

En quelques bonds, Giselle fut au bas de l’escalier.

"ELLE ! rugit en lui-même Capestang, enivré, extasié. Mourir avec cette vision dans les yeux !"

Giselle, d’un geste impétueux, d’une poussée de tout son être, repoussa les épées. Une goutte de sang rougit sa main, l’une des pointes venait de la piquer. Palpitante, le sein tumultueux, elle s’était placée devant Capestang. Un silence terrible s’abattit sur cette assemblée. Dans ce silence, Giselle prononça :

"Mon père, vous assassinez l’homme qui m’a sauvée des mains de Concini. "

Condé, Guise, les autres, tous, d’un même geste, saluèrent de leurs épées et les remirent au fourreau. Cinq-Mars brisa la sienne sur ses genoux. Livide, le duc d’Angoulême bégaya :

"Qui t’a sauvée ? Le chevalier de Capestang ? Sauvée de Concini ? Oh ! mais tu as dit Cinq-Mars ! Oh ! mais Capestang ne t’a donc pas enlevée de Meudon ? Parlez, Cinq-Mars ! Parle, Giselle !

Giselle, d’une voix d’étrange douceur :

"J’ignorais qu’il s’appelât le chevalier de Capestang. Trop généreux pour se faire connaître de moi, dans l’heure où il me sauvait, il était d’ailleurs trop occupé à arrêter de son épée les gens de Concini, au nombre d’une dizaine, et à assurer ainsi ma retraite.

— Une dizaine ! s’écria Guise. Corbleu ! J’eusse voulu être là pour voir. Une dizaine contre un ! Tout autant qu’il en fut envoyé contre mon père au château de Blois ! Et c’étaient des spadassins du Concini ! de terribles lames, dit-on.

— Moi aussi, dit Condé, j’eusse voulu être là pour voir et pour croire.

— Monseigneur, fit Capestang de sa voix d’ironie, vous êtes tout porté pour voir. Comptez-vous, messieurs, il me semble que vous êtes bien près de douze contre un... Madame, ajouta-t-il en s’inclinant devant Giselle, vous venez de prononcer des paroles qui demeureront gravées dans mon cœur. Ici comme sur la route de Meudon, et ailleurs, en quelque occasion que ce soit, ma vie vous appartient, faites-moi l’insigne honneur d’en disposer à votre gré.

— Merci, monsieur le chevalier, murmura Giselle d’une voix contenue. En vous voyant sur la route de Meudon, en vous écoutant ici devant ces nobles seigneurs, fleur de la gentilhommerie, j’ai cru voir, je crois entendre un de ces paladins de jadis dont j’ai lu les hauts faits dans nos vieilles chansons de geste."

Le chevalier, pâle, frémissant d’un orgueil et d’une joie sublimes, écouta ces paroles comme il eût écouté la parole d’un dieu. Les conspirateurs se regardaient avec étonnement. Le duc d’Angoulême, du coin de l’œil, surveillait Cinq-Mars et le voyait en proie à une agitation qu’il attribuait à la jalousie. Angoulême frémit de terreur.

Le mariage de Cinq-Mars et de Giselle, c’était la clef de voûte de toute la construction péniblement échafaudée par son ambition. Cinq-Mars était venu à Paris, envoyé par son père, pour se fiancer à Giselle. Que Cinq-Mars s’en retournât sans que les suprêmes paroles eussent été échangées et c’était peut-être l’écroulement de sa fortune ! D’un regard, le duc jugea sa situation. Il se vit perdu s’il ne prenait pas une de ces résolutions désespérées qui donnent la victoire ou précipitent la défaite, mais qui précisent l’événement. Il renfonça la joie paternelle très profonde, très sincère qu’il éprouvait à revoir sa fille saine et sauve, il remit à plus tard de savoir comment et par qui elle avait été enlevée de Meudon ; et prenant Cinq-Mars par la main :

"Ma fille, dit-il avec une sorte de solennité, ce m’est un violent chagrin de savoir que tu fus sauvée sur la route de Meudon par un aventurier, et non par ton fiancé, comme tu semblais le croire, comme je l’ai cru. Quoi qu’il en soit, j’ai ta parole et j’ai engagé la mienne. Ton fiancé, le voici. Messieurs, chers amis, permettez-moi de vous annoncer dès cet instant, car nous vivons tous dans une position anormale qui brise les conventions ordinaires, de vous annoncer, dis-je, en vous priant d’en prendre acte, le très prochain mariage de ma fille bien-aimée Giselle, ici présente, avec M. Henri de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, ici présent."

L’imprévu de cette scène, la pâleur de Giselle, ces étranges fiançailles au fond des souterrains, dans une minute où les témoins palpitaient encore de la lutte, l’attitude provocante de Cinq-Mars qui, au lieu de regarder sa fiancée, tenait ses yeux ardents fixés sur Capestang, tout concourait à donner aux paroles du duc d’Angoulême une signification poignante.

Capestang souriait.

Giselle, en une de ces rêveries qui durent une seconde et embrassent tout le cycle des pensées possibles comme une lueur de foudre embrasse tout un ciel, Giselle comprit la pensée d’épouvante qui frappait son père. Ce père, elle le vit lâche. Prêt à tout sacrifier, même le bonheur de son enfant, à la passion qui dominait sa vie : l’ambition ! Alors sa fierté s’exaspéra. La générosité se haussa jusqu’au sacrifice. Elle eut l’intuition qu’un rêve s’effondrait en elle, sans qu’elle pût préciser quel était ce rêve qui, lentement, doucement, s’échafaudait dans son cœur depuis la rencontre de Meudon.

Elle s’avança de deux pas, tandis que Capestang reculait, lui, d’un mouvement instinctif, comme s’il eût compris et signifié qu’il devait s’effacer, lui, le pauvre petit gentilhomme, lui que le duc d’Angoulême, pour le remercier d’avoir sauvé sa fille, appelait un aventurier ! D’un geste de dignité qui eût paru sublime à quiconque eût pu lire dans l’âme de la jeune fille, d’une voix qui ne tremblait pas – Giselle lentement, tendit sa main à Cinq-Mars – Giselle prononça :

"M. le duc d’Angoulême a engagé sa parole et la mienne. Cette parole, j’ai juré de la respecter. Voici ma main, monsieur !"

Cinq-Mars saisit cette main, s’inclina très bas, et la baisa. Puis se redressant, il darda sur Capestang des yeux qui lui disaient clairement :

"Tu as pu me voler Marion, vulgaire aventurière comme toi. Mais tu ne peux me prendre ma fiancée qui t’écrase de sa noblesse, comme je t’écrase, moi, de ma fortune !"

Capestang souriait. Seulement il était livide, et, machinalement, essuyait la sueur glacée qui ruisselait sur son front. Quant au duc d’Angoulême, à peine Giselle eut-elle parlé, il la saisit dans ses bras avec un transport de joie, la serra violemment sur sa poitrine, et lui murmura à l’oreille :

"Tu me sauves ! Ma fille ! Mon vrai sang ! Mon honneur et ma gloire, je te bénis !"

Il ne s’apercevait pas que Giselle se raidissait de tout son être pour ne pas éclater en sanglots ! Ainsi furent consommées les fiançailles d’Henri de Cinq-Mars et de Giselle d’Angoulême.


.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


Alors, le duc de Guise, secouant le frisson que cette scène rapide avait provoqué en lui, désigna Capestang du doigt, et prononça :

"Il nous reste à savoir ce que monsieur venait faire ici.

— Et comment il a pu y entrer ! ajouta le prince de Condé.

— Et ce qu’il compte faire des secrets qu’il a surpris ici en écoutant aux portes !" ajouta Cinq-Mars d’une voix sifflante.

Giselle se tourna vers Capestang. Il y avait une intense supplication dans ses beaux yeux désespérés, qui criaient :

"J’avais juré ! Je mourrais plutôt que de me parjurer ! Pardonnez-moi ! Il fallait sauver mon père !"

Capestang détourna la tête. Ils ne s’étaient vus que quelques instants sur la route de Meudon. Dans le scintillement des épées, dans la fièvre ardente de la bataille, ils n’avaient échangé qu’un regard. Mais ils se comprenaient comme s’ils se fussent connus depuis des années, depuis toujours. Leurs gestes, leurs attitudes, leurs regards, tout parlait le langage secret que l’amour seul déchiffre.

Capestang marcha au duc d’Angoulême et s’inclina ; sa voix eut d’étranges vibrations métalliques ; sa lèvre frémissait ; pourtant sa parole était calme, à peine hérissée d’un peu d’ironie.

"Monseigneur, dit-il, j’avais résolu de sauver Votre Altesse. Les aventuriers comme moi ont de ces idées. Donc, ayant surpris en écoutant aux portes de Concini un complot contre votre personne et celle de vos illustres compagnons (Condé pâlit, Guise serra la poignée de sa rapière, Angoulême frissonna), sachant donc que cet hôtel serait surveillé et que l’arrestation en masse de tous ses habitants était décidée (les conspirateurs se regardèrent avec épouvante), ayant résolu, dis-je, d’arracher au bourreau la tête de monseigneur le comte d’Auvergne, duc d’Angoulême, qui se trouve être le père de la très noble demoiselle à qui j’ai eu l’immense honneur de prêter le pauvre appui de ma rapière (Giselle, d’une main, comprima les battements tumultueux de son sein), je me suis donc mis en campagne pour retrouver Votre Altesse. A Meudon, dans la maison qui fait face à l’auberge de la Pie Voleuse, j’ai trouvé une fée... oui, vraiment, une fée ! qui m’a révélé le secret de la devise inscrite à la porte de cet hôtel. Je suis venu. Je suis entré. Et, au moment où vous êtes tombés sur moi, messieurs, j’allais vous crier : Alerte ! alerte ! Le Concini vous guette ! Concini est sur vos traces ! Concini arrive ! Alerte, messeigneurs ! Voici que le bourreau dresse son échafaud et aiguise le fil de sa hache !"

Capestang se redressa et acheva :

"Je vois que j’avais tort ! Pardonnez-moi, monseigneur !"

Une rumeur courait parmi les témoins de cette scène fantastique, rumeur d’épouvante. Il était impossible de mettre en doute les paroles de Capestang. Les détails qu’il avait glissés dans sa harangue, la certitude qu’il avait sauvé la fille du duc, l’éclatante sincérité du jeune homme, non, il n’était pas possible de douter. Sûrement, l’hôtel allait être cerné dès le lendemain, sinon le jour même. Sûrement la Bastille ouvrait ses portes, le bourreau aiguisait sa hache !

"Messieurs, dit Condé, dominant le tumulte déchaîné par Capestang il nous faut dès cet instant aviser à nous mettre en sûreté."

Angoulême avait jeté un profond regard à Capestang. Il lui tendit la main et dit :

"Jeune homme, soyez des nôtres.

— Oui ! oui ! qu’il soit des nôtres ! C’est une rude épée. Il nous sauve tous !"

Les exclamations se croisèrent, se heurtèrent autour de Capestang impassible. Le chevalier attendit que le silence se fût rétabli. Alors il s’inclina de nouveau devant le duc d’Angoulême, dont il n’avait pas pris la main.

"Messieurs, dit-il, il y a une impossibilité flagrante à ce que je sois des vôtres. Je dois donc refuser l’honneur que vous me faites, comme je refusais tout à l’heure de me laisser tuer par vous.

— Quelle est cette impossibilité ? demanda Guise.

— C’est que nous sommes ennemis, monseigneur ! Entendons-nous : j’ai prétendu jouer un tour de ma façon à l’illustre Concino Concini que je hais... ou du moins que je croyais avoir des raisons de haïr. Je vous préviens de ce qu’il trame contre vous. C’est bien. Mais là s’arrêtent nos accointances, messieurs. Là, nous devenons ennemis. En effet, vous avez la prétention de détrôner, de tuer peut-être ce pauvre petit roi que personne n’aime, pas même sa mère. Or, figurez-vous que je me suis mis à l’aimer, moi ! Et j’ai décidé qu’il resterait sur le trône !"

En disant ces mots : J’ai décidé qu’il resterait sur le trône ! Capestang s’était campé, fier, emphatique, naïf et sublime, dans sa pose héroïque de capitan. Giselle, immobile et glacée, le contemplait avec une sorte d’admiration passionnée et désespérée. Le tumulte, de nouveau, gronda. Guise, Condé, Angoulême, cependant, se concertaient rapidement. Le duc secouant la tête, fit un pas vers Capestang, et prononça :

"Jeune homme, vous avez entendu ici des secrets terribles. Nous ne vous tuerons pas, car nous reconnaissons la loyauté de vos intentions. Mais vous vous déclarez notre ennemi. Moi-même, dès l’instant que je vous ai vu, j’ai senti en vous un ennemi. Pourtant, vous avez sauvé ma fille. Vous nous sauvez. C’est donc une trêve que j’impose à la haine que je sens en moi. Plus tard, quand vous serez libre, nous nous retrouverons. Pour le moment, nous nous gardons, et, pour cela, nous vous gardons. Monsieur, vous êtes notre prisonnier !

— Monsieur le chevalier de Capestang, vous êtes libre !" dit une voix ferme, emplie d’une inexprimable dignité et d’une étrange autorité.

Tous tressaillirent et se tournèrent vers celle qui venait de parler ainsi. Capestang seul demeura impassible.

"Giselle ! gronda le duc d’Angoulême. Que dis-tu ?

— Je dis, mon père, je dis, messieurs, répondit la guerrière, je dis que nul de vous n’est moins intéressé que moi à la réussite de vos projets, et pourtant nul de vous n’a fait autant que moi. Si vous êtes réunis, si les assemblées de Meudon ont pu se tenir, si vos espérances sont près de devenir une réalité, c’est à moi que vous le devez. Vous surtout, mon père. Or, moi, votre chef réel jusqu’à ce jour, je n’ai encore rien demandé. M. de Guise a sa part, M. de Condé la sienne, M. de Vendôme, et vous, monsieur de Nevers, et vous tous, vous avez demandé votre part. Elle vous est assurée. Messieurs, je demande, je réclame la mienne. Je ne fais pas appel à votre générosité. J’exige simplement l’exécution d’un contrat. Ma part, la voici : la liberté de M. le chevalier de Capestang. Allez, monsieur, vous êtes libre. Aucun de ces gentilshommes ne s’opposera à votre départ !"

Elle étendit le bras d’un geste de souveraine majesté et ces hommes de guerre, ces hommes de conspiration, batailleurs, terribles ou fins diplomates, baissèrent la tête, subjugués, et leurs rangs s’ouvrirent comme pour signifier à Capestang qu’il était libre.

Capestang s’inclina profondément devant Giselle sans un mot. Puis, tranquille et fier, il passa entre les conspirateurs, s’avança vers l’escalier ; le pied sur la première marche, il se retourna. Une dernière fois, son regard se croisa avec celui de Giselle. Une seconde, ils demeurèrent ainsi, les yeux dans les yeux, et, tout à coup, il comprit qu’il allait éclater en sanglots... alors, lentement, il monta... il disparut.

"Au moins, rugit Cinq-Mars, blême de rage, nous eussions dû exiger sa parole de ne rien révéler ! Nous sommes perdus.

— Le chevalier de Capestang ne révélera rien ! dit Giselle.

— Et qui en répond ?

— Moi ! répondit-elle. Moi. Sur ma tête. Je réponds de lui !"

Et comme, alors, le duc d’Angoulême s’avançait vers sa fille, il la vit pâlir... il n’eut que le temps d’ouvrir ses bras ; elle s’y laissa tomber, évanouie.