Le Capitan/XLI

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XLI. Belphégor
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Concini n'était pas le seul grand seigneur parisien à posséder un Nubien. C’était une mode, comme il y avait eu la mode des papegais et des ouistitis que les dames promenaient avec elles dans leurs litières. Avoir un noir à son service était alors une question de protocole mondain.

D’où venait Belphégor ? Nous l’ignorons. C’était un grand beau jeune homme d’une trentaine d’années, bien découplé, bien fait de sa personne, le visage agréable, et d’un magnifique noir qui avait les teintes lustrées de l’ébène. Il était très vigoureux et très doux. Il avait été amené en Italie alors qu’il avait cinq ou six ans à peine. Il fut d’abord l’amusement, le jouet de Marie de Médicis, qui finit par s’en lasser et le donna à Léonora Galigaï. Naturellement, le Nubien suivit sa maîtresse quand elle passa en France.

On l’avait appelé Belphégor, ce qui, chez les anciens Moabites, était le nom du dieu de la luxure. Mais Belphégor, s’il portait un nom de l’enfer, était assez bon diable. En fait, il n’était ni bon ni méchant. Par lui-même, il était incapable de vouloir et de faire du mal. Seulement, si Léonora lui donnait un ordre, il l’exécutait, dût-il risquer sa vie et l’ordre fût-il de tuer. Il l’exécutait avec la même sérénité de conscience qu’un bourreau convaincu de la justice de son acte en même temps que de sa légalité.

Belphégor était dévoué à Concino Concini. Mais ce qu’il éprouvait pour Léonora, c’était du fanatisme. Il aimait son maître pour son opulence et sa générosité, mais il idolâtrait sa maîtresse, qui exerçait sur lui une sorte d’influence magnétique. Belphégor fût mort plutôt que de trahir Concini, fût-ce pour une fortune. Mais tous les secrets que Concini pouvait lui confier, il les trahissait au profit de Léonora.

Il parlait correctement l’italien et le français ; mais il était d’humeur taciturne, et toutes les fois qu’il pouvait remplacer la parole par un geste ou un signe, il en montrait sa satisfaction par un large sourire qui faisait étinceler le pur ivoire de ses dents. On le voyait généralement adossé à un encoignure de la grande porte de l’hôtel, les paupières à demi closes, nonchalant, dédaignant de paraître remarquer la curiosité des passants, rêvant au pays des grands soleils, aux sombres et vastes forêts, aux brousses sauvages où s’était écoulée en liberté sa première enfance.

Belphégor avait donc de ces rêveries que doivent avoir les lions capturés au désert et amenés dans des contrées où ils meurent lentement de nostalgie. De ces grands fauves aussi, il avait l’âme primitive, douce ou terrible – sans qu’on pût le croire responsable ou de la douceur ou de la férocité.


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Ce n’était pas la première fois, sans doute, que Belphégor faisait manœuvrer l’effroyable mécanisme que nous avons tenté de décrire. D’ailleurs la manœuvre était simple.

Après avoir attaché Capestang à la planchette, après lui avoir fait respirer un parfum révulsif destiné à dissiper instantanément sa torpeur, Belphégor était sorti, comme on l’a vu, et, montant un escalier d’une douzaine de marches, était entré dans une pièce ronde, exactement pareille à celle où se trouvait le patient.

L’extrémité supérieure de ce cylindre énorme que Capestang avait d’abord pris pour un pilier et qui était une vis, aboutissait là, et dépassait d’une demi-toise le plancher. Là, soit adaptés au cylindre de fer, soit adaptés aux murs, il y avait plusieurs leviers. Belphégor poussa quatre de ces leviers ; c’était pour mettre en action le plancher de la pièce où se trouvait Capestang – pour faire le vide au-dessous de lui. Il poussa ensuite deux leviers adaptés au cylindre : c’était pour faire descendre l’écrou.


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Belphégor, ayant mis le mécanisme en mouvement, s’assit sur escabeau. Une minute, la tête penchée sur ses genoux, il écouta. Un frisson qui courut le long de son échine indiqua qu’il avait conscience de la fantastique horreur de ce qui devait se passer au-dessous de lui. Mais bientôt il tomba dans une méditation si profonde qu’il en oublia tout, que rien n’exista plus pour lui, sinon un mot, un simple mot qu’avait prononcé Léonora Galigaï. Et il murmura :

"Elle m’a dit : « Qui sait ? » J’ai bien entendu qu’elle m’a dit cela : Oh ! lorsqu’elle a parlé de me récompenser, lorsque je lui ai répondu que ni elle ni personne au monde ne peut me donner la récompense que je rêve, elle m’a bien dit : « Qui sait ? » Qui sait ! Est-ce que ma maîtresse aurait deviné l’amour qui me torture ? Est-ce qu’elle aurait donc un moyen de satisfaire ma passion ?"

Il secoua la tête avec désespoir.

"Non ! gronda-t-il. Qui donc au monde pourrait forcer Marion Delorme à avoir pitié de moi ?... Ma maîtresse a voulu se moquer, ou plutôt elle a voulu obtenir de moi une obéissance passive, comme si j’avais jamais résisté à ses ordres ! Marion ! Est-ce qu’elle a seulement remarqué que je l’aime ? Est-ce qu’elle sait seulement si j’existe ? Et lorsque son regard s’est abaissé sur moi du haut de cette fenêtre sous laquelle j’ai passé tant d’heures, est-ce que j’ai pu lui inspirer autre chose que de la moquerie ou de la répulsion, comme à tous, comme à toutes ? Que suis-je ? Un Nubien. C’est-à-dire un être sans pensée, sans cœur, à peine un peu plus que le chien qui rôde dans la cour. Un noir ! Ma peau est noire ! Voilà mon crime. Je n’ai le droit ni d’aimer ni d’être aimé. Bafoué, méprisé, misérable, j’ai été m’aviser d’aimer ! Et d’aimer qui ? La plus belle ! Une grande dame dont la plus humble servante me rirait au nez si je lui disais que, moi aussi, j’ai un cœur d’homme sous ma poitrine noire !"

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Au-dessous de lui se jouait l’effroyable tragédie de mort ! De mort par l’Épouvante ! Belphégor n’y songeait pas. Il était entre les mains de Léonora une machine à tuer : il tuait, il n’avait pas de remords, il pleurait sur son amour.

Il s’était comparé au chien. En réalité, il était un peu plus que la machine qui assassinait en ce moment le chevalier de Capestang. Malheureusement pour lui, c’était une machine capable de passion. Cette passion s’était ruée sur lui dès le premier instant où il avait vu Marion Delorme ; une passion frénétique, sauvage, comme peut être la passion de quelque fauve au moment des grands ruts.

À son amour, Belphégor n’avait trouvé qu’un remède : il rôderait jour et nuit autour de l’hôtellerie des Trois-Monarques jusqu’à ce qu’il trouvât une occasion favorable de se jeter sur celle qu’il aimait : morte ou vive, il l’aurait. Et il rêvait à cela des heures entières, les yeux mi-clos. Ce fut à ce moment que Marion disparut tout à coup de l’hôtellerie. Ce jour-là, il sanglota, il hurla, il rugit de douleur ; et comme une fille des cuisines se moquait de lui, il la mordit à l’épaule d’un coup de dents qui l’inonda de sang. Alors Belphégor se dit qu’il chercherait, qu’il fouillerait Paris, qu’il passerait sa vie à la retrouver, s’il fallait. Au bout de trois ou quatre jours, il avait fait son plan de campagne.

Et ce fut à ce moment que Léonora le fit descendre dans les souterrains ! Belphégor obéit. Il fût mort plutôt que de désobéir. Il avait d’ailleurs la robuste patience des passions sincères : il avait toute la vie devant lui, puisqu’il était sûr d’aimer toute la vie. Un mois environ s’écoula.

Et enfin arriva cette nuit de fête et d’horreur où Concini éblouissait Paris dans les salles de son hôtel, et où Belphégor mettait en mouvement le mécanisme de la mort par l’épouvante. Au-dessous de lui, l’écrou tournait autour de la vis géante, et la planche de fer tournait en descendant. Et Belphégor songeant à sa passion, disait :

"Et pourtant, moi aussi j’ai un cœur d’homme sous ma poitrine noire."

Dans cet instant où les larmes du désespoir brûlaient ses paupières, dans cet instant, disons-nous, Belphégor entendit derrière lui un léger bruit. Il se retourna vivement et demeura hébété, stupide de bonheur, d’un tel bonheur d’une joie si terrible que le sang, par violents afflux, envahit sa tête, et qu’il tomba, s’écrasa sur ses genoux, s’abattit le front sur le plancher.

Marion Delorme était devant lui !

En sortant de l’hôtel de Cinq-Mars, après avoir prévenu le marquis par un billet qu’elle laissa à Lanterne, Marion Delorme, suivie de sa femme de chambre Annette, s’était rendue aux Trois-Monarques. Malgré le voile dont elle avait eu soin de se couvrir le visage, l’hôte la reconnut, se précipita pour la guider, avec force salamalecs et force jérémiades sur sa tristesse depuis que madame l’avait quitté. Il voulut la conduire à son ancien appartement. Mais Marion demanda une chambre tout en haut de l’hôtellerie, la plus modeste qui fût, avec cette seule condition qu’elle eût une fenêtre donnant sur la rue. L’hôte qui était courbé en accent circonflexe se redressa comme un I. Son visage, qui exprimait une intense jubilation, ne traduisit plus qu’un mépris non dissimulé.

"Déjà déchue de sa récente opulence ! songea-t-il. Tenons-nous bien, car elle n’a plus le sou !"

Voici, dit-il en ouvrant la porte d’une chambrette située sous les combles.

"Très bien, fit Marion. Vous aurez soin de faire monter quelque bon fauteuil où Annette puisse dormir près de moi. (Même pas un cabinet pour la suivante ! songea l’hôte avec une grimace.) Vous nous monterez à dîner et à souper ici tous les jours, la moindre des choses pour moi. Quant à Annette, elle vous demandera ce qu’elle voudra. (Du pain et du fromage, songea l’hôte, hérissé de mépris.) Maintenant, dites-moi. Que vaut ce taudis pour un mois ?

— Cinquante livres payées d’avance – sans compter les repas, bien entendu.

— Et mon grand appartement du premier, qu’est-ce que je le payais ? Je ne me souviens plus.

— Oui. Ce sont des temps révolus, ricana l’hôte. Vous le payâtes mille livres par mois, toujours sans compter les repas.

— Eh bien ! si l’appartement valait mille livres, dit tranquillement Marion, le taudis en vaut deux mille. Annette, ma fille, donne deux mille livres à ce brave homme, puisqu’on paye d’avance. (La soubrette aligna sur une table cent doubles pistoles ; l’hôte blêmit, devint pourpre, et s’écroula en révérence.) Seulement, continua Marion, je tiens à ce que vous nous montiez nos repas vous-même, et seul.

— Tout ce que madame voudra ! bégaya l’hôte d’une voix étranglée.

— Je dois également vous prévenir que, si vous ne tenez pas votre langue, si quelqu’un de vos valets ou de vos hôtes apprend ma présence ici, il y aura pour vous de la Bastille, mon cher. Allez, maintenant, laissez-nous seules."

L’hôte, après avoir empoché les deux mille livres, sortit à reculons, son bonnet balayant les carreaux, et disparut en balbutiant des protestations de discrétion, de dévouement, de respect, enfin de tous les sentiments que peut instantanément engendrer dans une âme d’hôtelier cette rosée féconde qui s’appelle une pluie d’écus. Marion courut à la fenêtre et tressaillit de joie en voyant que ce qu’elle avait espéré se réalisait, c’est-à-dire qu’en se penchant un peu, elle pouvait, par-dessus les murs de l’hôtel d’Ancre, voir ce qui se passait dans la cour. Toute cette journée, elle guetta. Le soir venu, elle avait eu beau guetter, elle n’avait pas aperçu celui qu’elle comptait voir.

"Annette, dit-elle, tu vas descendre, interroger adroitement quelqu’un de ces soudards qui montent la garde devant la porte de M. Concini. Tu sauras où se trouve le Belphégor, qui te faisait si grand-peur.

— Quoi, madame ! Ce noir ! Ce démon !

— Oui. Coûte que coûte, il faut que tu le trouves, que tu lui parles.

— Est-ce que madame en serait amoureuse ? fit la soubrette.

— Peut-être ! répondit Marion d’un accent qui fit frissonner Annette.

— Et que devrai-je lui dire ? reprit la femme de chambre stupéfaite.

— Justement ce que tu viens de dire : que la dame sous les fenêtres de laquelle il soupirait est amoureuse de lui et veut le voir à l’instant. Va, et amène-le-moi."

Annette sortit en secouant la tête. Au bout d’une heure elle rentra : elle était seule.

"Eh bien ? s’écria fébrilement Marion. Pourquoi ne l’as-tu pas amené ? Tu ne comprends donc pas ! Tu ne vois donc pas que je veux sauver le chevalier de Capestang !

— Oh ! oh ! M. le chevalier est-il donc prisonnier dans cet hôtel ?

— Depuis un mois ! Mais parle. Où est le Nubien ? Il va venir ?

— Le Nubien, madame, a été envoyé en voyage par sa maîtresse. Très loin, m’a-t-on assuré. Il est parti depuis un mois. Nul ne sait s’il reviendra, voilà ce que j’ai pu apprendre."

Marion demeura atterrée. Elle avait uniquement compté sur l’amour que Belphégor lui avait clairement exprimé par ses attitudes pendant ses longues stations sous les fenêtres des Trois-Monarques. Belphégor lui manquait : tout le plan qu’elle avait échafaudé dans sa tête s’écroulait : Marion pleura. La soubrette essaya de la consoler en lui prouvant qu’après tout c’était un bien pour madame, qui avait la folie d’aimer un chevalier pauvre comme Job, ce qui pouvait la détourner de ses devoirs vis-à-vis d’un marquis riche comme Crésus.

"Tu ne comprends pas, fit Marion en essuyant ses yeux. Je n’aime plus le chevalier de Capestang.

— Pourquoi pleurez-vous, alors ?

— Parce que ce que j’aime en lui, c’est mon premier amour. N’essaie pas de comprendre. Que faire ? Que penser ? Ou le chevalier a été tué dans cet antre, ou il a été conduit dans quelque prison. Annette, je ne vivrai plus tant que je ne saurai pas la vérité, si affreuse qu’elle puisse être. Si le chevalier a été jeté dans quelque cachot, je l’en tirerai !

— Oh ! madame, si ce malheureux jeune homme est à la Bastille, il sera difficile de l’en tirer.

— Si je veux, reprit Marion avec une volubilité de fièvre, je ferai tomber les tours de la Bastille ! Je ferai ouvrir les cachots ! Je ferai sonder ses oubliettes ! Je te dis que je possède le levier à l’aide duquel une femme comme moi soulèverait un monde.

— Et ce levier ? murmura la soubrette effrayée de l’exaltation de maîtresse.

— C’est ma beauté, Annette. Je ne suis pas folle, rassure-toi. Crois-tu que l’évêque de Luçon soit un personnage puissant ? Crois-tu qu’il m’aime celui-là ?

— Ah ! ah ! C’est vrai, madame. Et à votre place, entre le marquis de Cinq-Mars et le duc de Richelieu...

— Oui, tu commences à comprendre. Crois-tu que si je vais trouver Richelieu, et que je lui demande, en échange de mon amour, de délivrer ce qu’il y a de prisonniers à la Bastille..."

Elle s’interrompit brusquement et, frappant ses mains l’une contre l’autre :

"Mais non ! Je connais Concini : implacable dans ses vengeances ! Mon pauvre chevalier est mort. Et pourtant, je veux le savoir. Tant que je ne saurai pas que c’est fini, il n’y a pas de repos pour moi."

La nuit qui suivit, Marion ne ferma pas l’œil. Elle cherchait sans trouver un moyen de s’introduire dans l’hôtel d’Ancre. Le lendemain matin, elle reprit son poste d’observation à la fenêtre ; bientôt elle remarqua qu’il se faisait dans l’hôtel un mouvement extraordinaire. Annette, envoyée une deuxième fois à la découverte, revint en annonçant qu’on préparait chez monsieur le maréchal une de ces somptueuses fêtes dont il avait le secret, et que ce délassement aurait lieu dans trois jours. Marion ne dit rien mais ses beaux yeux brillèrent : elle tenait son plan. Dans la matinée, donc elle partit en recommandant à la soubrette de surveiller ce qui se passerait dans l’hôtel d’Ancre. Le soir venu, elle ne rentra pas. Le lendemain et le surlendemain, Annette ne la revit pas davantage. A sa place arriva, vers le soir, un costume digne d’une princesse.

Vers sept heures, Marion rentra enfin, et aux questions de la soubrette, répondit simplement : « Habille-moi. » Marion avait passé ces trois jours d’abord à se faire faire une toilette, et ensuite à se procurer une invitation à la fête de Concini – invitations qu’on se disputait, il faut le dire, et qui furent cause d’innombrables duels. Toujours est-il que vers neuf heures, au moment où les carrosses commençaient à affluer devant l’hôtel illuminé, Marion, le visage caché d’un masque de soie bleu, fit son entrée chez Concini, donnant la main à un jeune seigneur qui lui servait de cavalier.

Une fois qu’elle eut suffisamment laissé admirer sa splendide et toute gracieuse toilette, vers l’heure où la fête battait son plein, elle se couvrit d’un grand manteau de satin bleu, à capuchon, et dit au seigneur qui l’escortait :

"Vous êtes, mon cher, un charmant cavalier, et je vous dois mille grâces pour m’avoir introduite dans cette belle fête. Seulement, vous allez me laisser seule... Oh ! inutile de protester, je commence par vous dire que c’est pour moi question de vie ou de mort. J’ajoute ensuite que si vous révélez à qui que ce soit la présence de Marion Delorme dans cet hôtel, il est probable que vous m’aurez tuée. Enfin, sachez aussi que si vous cherchez à me suivre à travers ces salles, si vous n’oubliez pas complètement qui je suis, vous serez cause des plus grands malheurs."

Le cavalier de Marion était galant homme. Ne l’eût-il pas été que l’accent étrange, grave, tragique de son interlocutrice l’eût profondément impressionné.

"Madame, dit-il en s’inclinant, taire votre nom me serait facile ; mais ne pas vous suivre me serait bien difficile, et oublier votre présence tout à fait impossible. Aussi je ne vois qu’un moyen de vous obéir : c’est de m’en aller. Dans cinq minutes j’aurai quitté l’hôtel."

Là-dessus, Marion, avec un geste de reine, lui donna sa main à baiser ; et quelques instants plus tard, le digne gentilhomme se retirait en effet. Alors, Marion se mit à errer jusqu’à ce qu’elle eût trouvé et reconnu celle qu’elle cherchait, c’est-à-dire Léonora Galigaï.

Elle s’approcha d’elle. Au moment où elle l’abordait, elle vit Léonora qui s’arrêtait près d’une dame vêtue assez simplement et masquée de rouge. Léonora prononça quelques mots que Marion n’entendit pas. La dame au masque rouge répondit et, cette fois, Marion entendit, car le masque rouge avait parlé assez haut, soit qu’elle pensât que nul ne comprendrait le sens de ses paroles, soit qu’elle dédaignât toute précaution.

Marion fut agitée d’un tressaillement convulsif, et, sous son masque, devint affreusement pâle. Au lieu de se rapprocher de Léonora, elle passa outre, du pas nonchalant de quelque dame qui cherche aventure. Bientôt, elle se perdit dans la cohue, ripostant aux jeunes seigneurs qui la lutinaient, buvant coup sur coup deux ou trois verres de vin mousseux de la Champagne, ayant l’air de s’amuser beaucoup et, en réalité, promenant son regard ardent sur tous les valets qui faisaient le service.

Sans doute elle trouva enfin la figure qui lui convenait, car s’approchant d’un de ces valets, elle lui ordonna de la suivre et l’entraîna dans une de ces vastes embrasures de fenêtres qui formaient de petites pièces, et dont elle laissa retomber les rideaux derrière elle.

"Mon ami, dit Marion, savez-vous où sont les appartements Mme d’Ancre ?

— Je le sais d’autant mieux, madame, que j’appartiens au service Mme la marquise.

— Très bien, mon ami. Voulez-vous me conduire jusqu’à ces appartements ?

— Volontiers, madame.

— Oui, mais comprenez-moi, il s’agit de m’y faire entrer.

— Oh ! impossible, madame.

— De m’y faire entrer en secret, sans que personne le sache, pas même la marquise.

— Impossible, madame.

— Pourquoi ? Je suis bien sûre que si vous le voulez, vous trouverez moyen de satisfaire mon envie. J’ai ouï dire que Mme d’Ancre possède pour les lèvres un rouge merveilleux, dont elle ne veut donner le secret à personne. Mon ami, introduisez-moi dans la chambre de toilette de votre maîtresse.

— Non, madame ; je serais chassé.

— Eh bien, où est le mal ?

— Le mal, madame ? fit l’homme interloqué. Mais savez-vous bien que je gagne huit cents livres par an, et que j’en mets six cents de côté ? Que j’ai déjà quatre mille livres à moi ? Et que dans dix ans je pourrai donc me retirer avec dix mille livres, acheter une boutique et vivre en bourgeois de Paris ? Ainsi donc, lors même que vous m’offririez dix pistoles, cent pistoles même, comme on me les offrit un jour, je ne trahirai pas les secrets de Mme la marquise."

Marion porta les deux mains à son cou, saisit à pleins doigts le collier qu’elle portait, et tira d’une violente secousse : quelques gouttes de sang apparurent à sa nuque éraflée – mais le collier céda.

"Tiens, dit-elle, prends ceci."

L’homme ouvrit des yeux énormes et se mit à trembler. C’était un collier composé d’un double rang de perles magnifiques par leur eau, leur orient et leur grosseur.

"Cela vaut un peu plus, mais si juif que soit le juif auquel tu porteras ce collier, je te réponds qu’il t’en donnera au moins quatre-vingt mille livres."

L’homme, les yeux exorbités, la sueur au front, poussa le soupir du bœuf à l’abattoir et vacilla sur ses jambes.

"Prends donc, misérable ! Et conduis-moi !"

L’homme étouffa une sorte de rugissement, saisit, empoigna le collier qu’il fourra sous son justaucorps, puis jetant autour de lui un regard d’épouvante :

"Vous me suivrez de loin", murmura-t-il en claquant des dents.

Après une demi-heure d’évolutions, que Marion ne put s’empêcher d’admirer, le valet était parvenu, sans exciter aucun soupçon, sans avoir été remarqué, à s’isoler dans un couloir où Marion, qui le suivait comme une ombre, le rejoignit. C’était le couloir secret dont Léonora et Concini seuls se servaient ; pour y entrer, l’homme venait simplement de fracturer une petite porte de dégagement.

"Au bout de ce couloir, fit le valet dans un souffle, vous avez la chambre de toilette de madame.

— Mais est-ce que je ne risque pas de m’y trouver nez à nez avec quelque servante ?

— Non : il n’y a jamais personne chez la marquise quand la marquise n’est pas chez elle."

Marion frissonna. Qu’était-ce donc que cette marquise d’Ancre, qui prenait d’aussi rigoureuses précautions. De quels formidables secrets son appartement était-il donc la tombe ?

"Et la porte, là-bas, au bout du couloir ? Qui l’ouvrira ?

— Elle doit être ouverte, puisque personne ne peut entrer dans le couloir.

— Bon ! pensa Marion. Il paraît que tu as dû y entrer plus d’une fois, toi !"

Elle marcha vivement à la porte signalée et la poussa. Marion entra. Elle se vit dans une vaste pièce dont, en personne experte, elle admira l’agencement. Elle entrouvrit une porte placée sur la gauche de la grande table de toilette. Marion vit qu’elle donnait sur une immense et fastueuses chambre à coucher – celle de Léonora, sans aucun doute. Elle hésita un instant si elle prendrait position ici ou là. Se décidant pour la chambre de toilette, elle alla s’asseoir derrière la table – la haute glace de Venise la cachant entièrement. Elle n’avait pas peur. Elle agissait comme en rêve. Dans sa tête, il n’y avait que le bourdonnement sourd et terrible des paroles qu’elle avait surprises, de ces quelques paroles qu’avait prononcées la dame au masque rouge.

Un moment, elle se leva et, de l’autre côté du grand miroir, en face, elle vit un vaste placard que, d’abord, elle n’avait pas remarqué. Jugeant qu’elle y serait mieux cachée, elle allait s’y diriger, lorsqu’elle demeura clouée sur place. Dans la chambre voisine, dans la chambre de Léonora, elle venait d’entendre un léger bruit, le froissement soyeux d’étoffes qui marchent, le glissement à peine perceptible de pas légers. Presque aussitôt, la porte s’ouvrit. Dans la chambre de toilette, il y eut les mêmes glissements. Marion se sentit pâlir. Son sang reflua à son cœur...

Ces deux femmes qui étaient là, c’étaient Léonora Galigaï et la dame au masque rouge. Elles passèrent, silencieuses comme des spectres – et puis il n’y eut plus rien qu’un silence plus profond, plus funèbre, où Marion n’entendait que les battements terribles de son cœur affolé. Elle osa se pencher et regarder. Les deux spectres avaient disparu. Par où ?

Marion frémit de terreur ; les deux mystérieuses passantes avaient disparu par le placard, où l’instant d’avant elle avait voulu se réfugier ! Marion sortit de son sein un petit poignard qui ne la quittait jamais marcha droit au placard, et vit là une porte qu’elles avaient laissée ouverte pour le retour. Là commençait un étroit escalier qui semblait creusé dans l’épaisseur des murs.

Marion s’y engagea et elle aboutit à la cour, à la petite courette que Léonora et sa compagne venaient de quitter. Marion ne réfléchissait plus Elle ne vivait plus. Elle allait, poussée par une force. Elle vit l’ouverture, elle s’enfonça dans la cave, parvint au bahut, guidée par le méandre du sentier lui-même à travers l’entassement des vieux meubles pourris ; elle s’enfonça dans le bahut, commença à descendre, presque sans prendre de précaution ; au bas de l’escalier, la petite lumière pâle qui avait guidé Léonora la guida elle-même et elle arriva, enfiévrée, exorbitée, transportée dans une action de cauchemar, dans une vision de choses irréelles, elle arriva à une sorte de pièce ronde.

Là, il y avait une porte demeurée entrebâillée. Derrière cette porte Marion entendit des voix, ou plutôt une voix !

Ce frisson d’exorbitante terreur qui, dans cette soirée, avait agité déjà Marion, la secoua encore. Qu’était-ce que cette voix autoritaire ? Où avait-elle entendu cet accent de menace et de crainte ? Pourquoi ce zézaiement, évoquait-il en elle un souvenir ? Dans une soudaine, une aveuglante lumière qui se fit en elle, la vérité lui apparut : un jour, elle qui voulait connaître Paris en toutes ses manifestations, elle avait pu s’introduire dans une séance solennelle du Parlement. Elle y avait entendu Richelieu. Elle avait entendu Concini. Elle y avait entendu la reine mère ! Cette voix c’était celle de Marie de Médicis !

La reine ! Là ! Dans ce souterrain ! Avec la Galigaï ! Un monde de pensées terribles évolua dans l’esprit de Marion. Cela dura une seconde, moins d’une seconde ! Car ce que disait la reine, ce qu’entendait Marion chassait l’épouvante et l’horreur premières pour les couvrir d’une horreur et d’une épouvante nouvelles – la reine parlait à Belphégor ! La reine répétait les paroles de mort que lui avaient apprises Léonora ! La reine donnait l’ordre d’attacher et de descendre Capestang, puis de conduire Giselle d’Angoulême devant le cadavre.

Chose étrange ! Mystérieux abîme de l’âme féminine ! Marion Delorme descendue dans cet enfer à la recherche du chevalier de Capestang, Marion Delorme, dont la vie ne tenait qu’à un misérable hasard qui pouvait la faire découvrir, Marion Delorme enfin, qui venait d’acquérir la certitude que Capestang était là et qu’on allait le faire mourir, dans cette minute effroyable, un nom la frappa comme d’un coup de foudre : Giselle d’Angoulême !

Qu’était-ce que Giselle d’Angoulême ? C’était la fiancée de son amant : c’était celle que Cinq-Mars devait épouser, mais cela comptait à peine. Giselle, c’était la jeune fille qui aimait Capestang ! C’était l’aimée du chevalier ! Une frénésie de curiosité s’empara de Marion. Quitte à mourir, quitte à succomber dans une même catastrophe avec celui qu’elle voulait sauver, elle voulut voir l’aimée du chevalier !

À ce moment, un froissement de robes soyeuses lui apprit que Léonora et la reine allaient partir. Elle allait être découverte ! Elle jeta autour d’elle des yeux hagards. Rien. Pas un rideau. Pas un meuble. Rien ! Si ! Oh ! Là ! Cette porte ! Cette porte avec la clef sur la serrure ! D’un bond, Marion Delorme est devant la porte ! Elle ouvre ! Elle entre ! Elle referme ! Dans cet instant, Marie de Médicis et Léonora entrent dans la petite pièce ronde, elles passent... elles s’éloignent... elles sont passées.

Et Marion ? Que fait Marion ? Marion, la porte tirée sur elle, a écouté, haletante, le bruissement des robes qui s’éloignent... puis, quand elle est sûre qu’elles sont loin, les deux femmes terribles... alors, lentement, elle se redresse, inondée de sueur froide, elle se retourne, et elle voit une belle jeune fille qui la considère avec une sorte de fierté, une jeune fille pâle, au visage nimbé par un reflet de souffrances morales, mais aux attitudes d’intrépide dignité. Marion la voit. Et elle ne s’en étonne pas. Et cette jeune fille qu’elle n’a jamais vue, tout de suite, elle la reconnaît ! Elle la contemple. Elle l’admire. Des pensées contradictoires et violentes se heurtent dans sa tête. Pourquoi la sauverait-elle ? Pourquoi la donnerait-elle au chevalier de Capestang ? Que lui importe Giselle d’Angoulême ? Marion ! Ah ! Marion ! Si tu pouvais regarder dans ton cœur, tu n’y trouverais plus rien qu’un sentiment qui chasse tous les autres ou plutôt les couvre, et c’est la jalousie.

Cependant Giselle s’était avancée vers elle et lui avait pris la main :

"Êtes-vous une prisonnière comme moi ? murmura-t-elle. Êtes-vous comme moi une victime de la haine et de l’envie ? N’ayez pas peur ; à deux, nous serons plus fortes."

Marion tressaillit. Elle baissa la tête, et sourdement :

"Vous êtes Giselle d’Angoulême ?

— Je suis la fille de M. le duc d’Angoulême, dit Giselle doucement. L’ambition est une triste chose : le père et la fille sont séparés. Moi ici ! Et mon père dans quelque cachot, sans doute, attendant qu’on instruise son procès. Et ma mère..."

La voix de Giselle trembla. Ses yeux se gonflèrent. Son visage devint plus pâle. Marion frissonna.

"Vous avez madame votre mère ?

— Pauvre femme ! Seule, abreuvée d’amertume, poussée par les chagrins jusqu’à la démence, que peut-elle devenir sans moi ? Que lui a-t-on fait, à elle ? Si seulement je pouvais mourir pour elle."

Marion grelottait. Cette douleur filiale, si digne dans son expression, la bouleversait.

"Ne soyez pas ainsi troublée, reprit Giselle. Je suis forte. Je vous défendrai comme je suis décidée à me défendre moi-même..."

Marion, tout à coup, releva la tête, une flamme de générosité dans les yeux, mais sur les lèvres un étrange sourire, comme une concession à la perversité. Et elle songea :

"Je puis bien la sauver sans la réunir au chevalier !"

"Je ne suis pas prisonnière, reprit-elle tout haut. Vous reverrez madame votre mère : je suis venue pour vous faire sortir d’ici. Ne parlez pas, ne vous écriez pas. Qui je suis ? Inutile que vous le sachiez. Mon nom n’est rien, et ma personne bien peu de chose. (Un éclat de rire nerveux.) Voici la porte. Tournez à droite. Il y a un escalier. Montez-le. Vous arrivez dans une cave encombrée de bois. Encore un escalier, et vous êtes dans une petite cour. À gauche, dans la cour, un grand mur, une petite porte. Vous la franchissez, et vous voilà dans la cour d’honneur de l’hôtel, pleine de gardes, de valets chamarrés. Grâce à ce manteau et à ce masque, nul ne vous remarquera, car il y a là-haut grande fête des vivants. Ici, c’était la fête de la mort. Allez, mais allez donc mademoiselle, une hésitation nous perd toutes deux. Adieu !"

Tout en parlant avec une volubilité de fièvre, Marion, avec la prompte dextérité d’une femme de chambre accomplie, enveloppait Giselle de son propre manteau de soie bleue, lui attachait son masque sur le visage, lui rabattait le capuchon sur le front, la poussait dans la petite pièce ronde, lui indiquait le chemin à suivre. Giselle, stupéfaite, voulut murmurer un mot de remerciement, mais déjà l’étrange fille s’éloignait d’elle d’un pas rapide et souverainement gracieux et disparaissait dans la salle où tout à l’heure se trouvaient la reine et Léonora. Giselle assura dans sa main un petit poignard que l’inconnue venait d’y glisser, et, forte, intrépide, résolue à mourir en se défendant si on essayait de l’arrêter, elle s’élança par la voie qu’on venait de lui désigner.


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Belphégor, à la vue de Marion Delorme, s’était abattu sur ses genoux, le front sur le plancher. Et lorsqu’il releva la tête, il demeura ébloui, extasié, les mains jointes. Resplendissante dans sa toilette de fête, toute constellée de brillants, la figure pâle, affinée et comme spiritualisée par les émotions, tandis que la fièvre mettait dans ses yeux une irritation de lumière, Marion apparut à Belphégor comme une de ces madones que les chrétiens adoraient dans leurs églises et que lui, païen, trouvait si radieusement belles. Et ce fut ce mot que balbutièrent ses lèvres livides :

"O madone, madone ! que vous êtes belle !

— Relève-toi, dit Marion.

— Non, non. A vos pieds, je suis bien. Que de fois j’ai rêvé que je me voyais ainsi ! Et c’est arrivé, ceci n’est pas un rêve, c’est vous qui êtes là, si belle, supportant la vue de Belphégor sans le chasser !"

Comment était-elle là ? Par où était-elle venue ? Par quel prodige avait-elle connu le secret des souterrains ? Aucune de ces questions ne préoccupa un seul instant l’esprit du Nubien. Son âme primitive jouissait pleinement de la joie inouïe qui l’inondait.

"Relève-toi, reprit Marion avec une sorte d’impatience et de pitié tout à la fois.

— O madone, râla la voix rauque du Nubien, laissez-moi vous adorer. Ne se met-on pas à genoux pour adorer ? Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Tu m’aimes donc bien ?" murmura Marion.

Le Nubien ne put répondre ; mais deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux et tracèrent sur ses joues bronzées leur double sillon d’amour. Marion lui tendit ses deux mains. Il se jeta dessus, les saisit, les dévora de baisers furieux, et, comme elle le forçait ainsi à se relever, comme elle le voyait maintenant debout, vigoureux, haletant, les prunelles rouges dans ses yeux blancs, le souffle embrasé, elle frissonna de peur et recula.

"Où est le chevalier de Capestang ?" demanda-t-elle tremblante, reculant toujours.

Chez le Nubien, le fauve s’éveillait. Brusquement, il se ramassa, prêt à bondir. La folie du rut jaillissait en flammes de son regard et en haleines brûlantes de ses lèvres entrouvertes. Il eut un geste et fit un pas. Une sorte de grognement bestial roula dans sa gorge.

"Encore un pas, Belphégor, et je me tue."

Marion, blanche comme la cire, les yeux plantés droit dans les yeux du fauve, comme une dompteuse, avait prononcé ces mots avec un accent de calme indicible : elle jouait la suprême partie. En même temps, elle portait à ses lèvres un minuscule flacon. Elle répéta :

"Un geste, Belphégor, et je bois le poison !"

Hagard, stupide de luxure furieuse, il la contempla un instant. Et Marion trembla. Une vertigineuse épouvante s’empara d’elle, comme de la dompteuse qui voit tout à coup que le fauve va la tuer. Ce fut une seconde horrible. Tout à coup, elle respira et alors employa toutes ses forces à ne pas s’évanouir sous le choc en retour de l’épouvante : Belphégor venait de s’affaisser, vaincu, dompté, sanglotant, tendant les mains et demandant grâce. Marion, en deux pas, fut sur lui, le saisit par les deux poignets, sublime d’intrépidité, et, sa bouche parfumée à une ligne de la bouche du fauve, de ses lèvres grisantes, elle dit :

"Ce soir, Belphégor, ce soir chez moi, à l’hôtellerie des Trois-Monarques, je serai à toi, à toi tout entière, vivante et vibrante d’amour. Mais tu feras ce que je voudrai."

Un râle éperdu, puis un rugissement, un grondement.

"Tout ! tout ! Je tuerai ma maîtresse et mon maître ! Je brûlerai Paris ! Tout ! Ordonnez !

— Où est ton prisonnier ?

— Ici ! gronda le Nubien en frappant le plancher du pied.

— Eh bien ! délivre-le. Amène-le-moi. Ou plutôt mène-moi à lui. Et tu n’obéiras pas à l’ordre de mort. Tu ne l’attacheras pas à la planchette. Tu ne le feras pas descendre !

— La planchette ! râla le Nubien. La planchette de fer !

— Oh ! gronda Marion, délirante elle-même. Oh ! misérable, tu hésites ! Si tu l’attaches, entends-tu, jamais je ne serai à toi ! Jamais tu ne me reverras ! Jamais je... Oh ! oh ! ces cris ! ces hurlements d’horreur ! là ! qu’est-ce ? qui hurle ainsi à la mort ?"

Venu des profondes entrailles du puits, l’exorbitante clameur montait, étouffée, funèbre, extra humaine, comme les cris d’horreur des spectres de la danse macabre. Et c’était le hurlement qu’arrachait à Capestang le vertige de la mort par l’épouvante !

"La planche de fer ! rugit Belphégor en saisissant à pleines mains ses cheveux crépus. La descente infernale dans les abîmes du puits ! Écoutez ! écoutez ! C’est lui, c’est lui qui hurle à la mort ! Trop tard ! Perdue ! Elle est perdue pour moi !"

Le Nubien tremblait convulsivement. Ces paroles de Marion sonnaient à toute volée dans sa pensée obscure : « Si tu l’attaches, jamais je ne serai à toi ! » Et il l’avait attaché !

C’était fini ! Une seconde encore, il lutta contre le vertige d’angoisse et de rage. La perdre ! Si près du bonheur !

Un cri déchirant de Marion :

"Détache-le ! Et je suis à toi ! Il vit ! Il vit ! Oh ! ces cris ! ces plaintes affreuses !

— Le détacher ! Oui, oui !" rugit Belphégor.

Il courut au levier. Il voulut y courir. Il tomba. Il ne savait quoi se brisait en lui. Il n’avait plus de force. Il ne se tenait plus debout.

"Je ne peux pas ! Je ne peux plus ! Ce levier, là !

— Le levier ! cria Marion en bondissant. Lequel ? Celui-ci ? Bon !

— Soulevez ! Soulevez tant qu’il pourra monter !"

Marion, de ses mains frénétiques, souleva le levier. Il était lourd. En d’autres minutes, elle n’eût pu le lever de terre.

C’était une monstrueuse barre de fer. Elle la saisit, la leva. Le levier grinça sur sa charnière. Il résistait.

"Plus haut ! Plus haut encore !" râla Belphégor.

Il se remettait à genoux. Il se traînait. Il sentait la faiblesse se dissiper Les mains de Marion saignaient. Elle entendait au-dessous d’elle un grincement d’autant plus aigu qu’elle levait plus haut le levier : c’était l’écrou qui se vissait en sens inverse et remontait ! Elle ne disait rien ! elle râlait : elle ruisselait ; elle se rendait compte vaguement de l’opération qui s’accomplissait ; le levier pesait de plus en plus, un bruit sec, soudain éclata, le levier trembla, et, dans la secousse, échappa aux mains frêles de Marion. C’était la fin : l’écrou avait repris sa place primitive en haut de la vis géante ! Belphégor, debout, se rua sur un autre levier et le manœuvra, tandis que Marion, machinalement, enlevait l’une après l’autre les bagues qui avaient écrasé et déchiré ses doigts.

"Venez !" cria Belphégor.

Il eût sauté sur elle, à ce moment, qu’elle n’eût opposé aucune résistance. Elle ne savait plus ni où elle était, ni ce qu’elle faisait. Elle vivait dans l’horreur. Deux secondes plus tard, elle se trouva dans la pièce située au-dessous de la chambre aux leviers : le plancher s’était remis en place ; elle entra, et elle vit ! Capestang était attaché à ses neuf anneaux. Il avait les yeux fermés et la bouche ouverte. Mort, peut-être ? Belphégor, d’un coup sec, ouvrait les anneaux, l’un après l’autre, il saisissait le chevalier, à pleins bras et le déposait aux pieds de Marion. Elle s’agenouilla, l’examina, posa sa main sur son cœur, puis se releva. Elle semblait très calme.

Seulement, un long soupir gonfla son sein, et, les yeux attachés sur le chevalier, d’une voix étrange, murmura :

"Il vit ! Il vivra !"

Elle se tourna vers Belphégor :

"Comment sortir d’ici ? L’hôtel est plein de gens."

Le Nubien se pencha sur elle, et d’un accent auquel il ne restait presque rien d’humain :

"Tu seras à moi ?

— Oui ! dit Marion. Quand ?

— Ce soir.

— Sur quoi le jures-tu ?"

Marion étendit la main sur le front livide du chevalier Capestang et prononça :

"Sur celui-ci, à qui j’ai donné mon cœur, Belphégor, je te jure de te donner mon corps !

— Bon ! fit le fauve en grognements indistincts. Venez et ne vous inquiétez pas du reste."

Il se baissa, empoigna le chevalier, le souleva, le jeta en travers de ses épaules et se mit en marche. Arrivé dans la petite cour, au lieu de prendre à gauche, vers la cour d’honneur, il se dirigea à droite, vers la porte de fer qui donnait sur le cul-de-sac Maladre. Il ouvrit. L’instant d’après, ils étaient dehors.