Le Capitan/XXI

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XXI. La légende des camions
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Lecteur, vous n'ignorez pas qu'on donne le nom de camions à une variété de pots larges et profonds où se délaye le badigeon des murs ; c’est justement ce genre de camions qui nous intéresse ici. Et l’on verra que, faute des camions qui vont faire leur apparition dans ce récit, l’histoire de France eût peut-être été bouleversée.

Capestang sortit de l’hôtel d’Angoulême, la tête en feu, la gorge pleine de sanglots et de jurons, avec le besoin de crier, de courir, de s’en prendre à tout l’univers de la catastrophe qui s’abattait sur lui. Cette catastrophe, c’était la ruine de son amour. Malheur à qui lui fût tombé sous la main à ce moment-là !

Dans son désastre, pourtant, il gardait une sorte de sang-froid, s’il avait le cœur douloureusement plein de Giselle, ce qui bourdonnait dans sa tête, c’étaient les terribles paroles que lui avait arrachées ce cri d’épouvante, par quoi sa présence dans les souterrains avait été révélée aux conspirateurs :

"Ce soir, cette nuit, messieurs, le roi va être empoisonné ! Avant tout, courir au Louvre, y pénétrer coûte que coûte, se ruer jusqu’à Louis, le réveiller, lui crier : « Sire, ne buvez rien cette nuit ! » Oh ! arriver à temps ! Oh ! peut-être, sans doute même, il était trop tard ! N’importe ! Essayons ! Courons ! Volons au Louvre ! Faisons cet effort suprême ! Tentons d’arracher ce pauvre petit roitelet à la mort hideuse qui le guette !…

Cogolin ! Où est Cogolin ! Où est-il, ce coquin ! Ah ! misérable traître ! Il a été s’enivrer dans quelque taverne ! Les chevaux ! Mon Fend-l’Air qui me porterait au Louvre en deux minutes ! Qu’a-t-il fait de Fend-l’Air !"

Capestang courait à droite, courait à gauche, multipliait les jurons, les blasphèmes, les sifflets d’appel. Pas de Cogolin ! Disparu, Cogolin ! Capestang, tout à coup, poussa un dernier appel, et s’élança comme un furieux. Au loin, à Saint-Germain-l’Auxerrois, deux heures tintèrent dans le grand silence de Paris endormi, et les voix graves ou aigres de cent clochers se répondirent, se répétèrent qu’il était deux heures.

Capestang, rué en tempête, traversa le Pont-Neuf qui était alors tout neuf et que, par un étrange entêtement, les Parisiens continuent encore à appeler neuf, alors qu’il est maintenant l’un des plus vieux patriarches de nos ponts. Puis le chevalier tourna à gauche sur le quai de l’Ecole. De la même course forcenée, il contourna le vieux château royal, parvint, haletant, sur la place du Louvre, et se présenta à l’entrée d’une porte que gardaient deux sentinelles, lesquelles, à l’aspect de cet homme hors d’haleine et tout bouleversé, commencèrent par croiser leurs piques.

"Messieurs, haleta Capestang, il arrive un malheur épouvantable si je ne parle sur-le-champ à M. de Vitry, capitaine des gardes.

— Officier, une visite ! cria d’une voix impassible l’un des deux soldats.

— Ah ! voilà qui va bien !" fit le chevalier en s’épongeant.

Un falot apparut de l’autre côté du fossé. Une voix cria :

"Avancez !"

Capestang, d’un bond, franchit le pont, pénétra sous une voûte.

"Entrez là !" dit la même voix, et l’homme désigna une porte qui s’ouvrait sur le flanc droit de la voûte, tandis qu’au fond, le grand portail massif demeurait solidement fermé.

"Jamais je n’arriverai !" rugit en lui-même Capestang.

Il entra pourtant. Il se vit alors dans un vaste corps de garde. Et, tout de suite, il remarqua au fond une autre porte vitrée qui s’ouvrait, elle, sur la cour intérieure du château. Il y avait là une douzaine de suisses assis sur des escabeaux. L’officier subalterne qui commandait ce poste, sorte de sergent, fort bel homme comme tous ceux qui l’entouraient, demanda avec un fort accent de la Suisse allemande :

"Que voulez-vous ? Que demandez-vous ?

— Parler tout de suite au capitaine des gardes. Il y va de la vie d’une illustre personne que je ne puis nommer. Hâtez-vous ! Mais hâtez-vous donc ! Allez le chercher ! Ou mieux conduisez-moi à lui ! Allons donc, corbacque !

Der Teufel ! répondit le sergent pour ne pas être en reste. Comme vous y allez, mon gentilhomme ! Prenez garde aux camions... Et vous dites que c’est grave ?

— Voilà une heure que je vous le crie ! hurla Capestang. Vous serez cassé, pendu, tiré à quatre chevaux si M. Vitry n’est prévenu à temps ! Comme le régicide Ravaillac, entends-tu, comme un régicide !

Der Teufel ! répéta le sergent en se grattant l’oreille. Lafleur, allez réveiller le capitaine des gardes de Sa Majesté (un soldat sortit par la porte vitrée). Vous me répondez au moins, mon gentilhomme, prenez donc garde aux camions ! vous me répondez que la chose en vaut la peine ?"

Capestang haussa les épaules, et se rapprocha de la porte vitrée. Dans la nuit, il aperçut l’ombre du soldat Lafleur qui s’éloignait d’un pas majestueux et paisible vers l’aile droite du château, c’est-à-dire l’aile qui longeait la Seine.

"Trop tard, gronda le chevalier. Il sera trop tard ! Où loge le capitaine ?

— Voyez-vous ces deux fenêtres éclairées sur votre droite ? C’est là. Et derrière l’appartement du capitaine, commencent les appartements de Sa Majesté. Vous voyez, ce ne sera pas long. Mais reculez-vous, mon gentilhomme ! Il est défendu de s’approcher de cette porte ! (Capestang se mit à reculer machinalement vers le fond du corps de garde.) Là ! Patience, mon gentilhomme, prenez donc garde aux camions !

— Vous dites que ce ne sera pas long ? haleta Capestang en essuyant la sueur froide qui coulait sur ses joues.

— Dix minutes pour entrer chez le capitaine, un quart d’heure pour le réveiller et lui expliquer qu’il s’agit d’un cas de vie ou de mort, dans une demi-heure au plus tard, le capitaine vous enverra quelqu’un pour vous interroger.

— Une demi-heure ! bondit Capestang.

Ja ! Prenez donc garde aux camions, Der Teufel !

— Monsieur ! rugit Capestang. Il faut que je coure chez le capitaine. Faites-moi place !

— Holà ! C’est un fou ! ou un enragé ! Vous croyez donc qu’on entre au Louvre comme dans une écurie, et en pleine nuit ! Holà ! gardes !"

Capestang avait porté la main à sa rapière. Et alors, il s’était aperçu que sa rapière brisée était restée dans les souterrains de l’hôtel d’Angoulême. Et alors, il avait bondi sur le sergent, il le saisissait à la gorge, le secouait, hurlait :

"Ah ! misérable, tu te moques de moi ! Place ! Place ! ou je t’étrangle !

— Gardes ! Der Teufel ! Quelle poigne ! Foncez ! Sus ! Sus ! Piquez ! Oh ! les camions !"

En un clin d’œil, Capestang avait été entouré par une douzaine de suisses gigantesques, furieux et dorés sur toutes les coutures. En un clin d’œil, vingt poings se levèrent sur son crâne. En une seconde, un effroyable tumulte se déchaîna, où se croisaient, en langue allemande, les jurons, les exclamations, les insultes...

"Forwertz ! Forwertz ! Der Teufel ! Schweinpelz ! Forwertz ! Sacrament ! Ah ! Ah ! Mein Gott !"

Soudain, il y eut sur toute la ligne une reculade effarée, une débandade de stupeur, suivie de hurlements de rage que dominait la clameur de Capestang ponctuée par un formidable éclat de rire !

"Tiens, toi ! En bleu ! Et toi ! du vert ! Ah ! Ah ! misérables ! Tiens, toi, un peu de jaune ! Et toi, du rouge ! Ah ! truands ! Ah ! peste ! Ah ! corbacque ! tenez, tenez, buvez, ivrognes !"


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Quoi ? Que se passait-il parmi les suisses affolés ? Quelle panique ? Quelle terreur ? Les camions ! c’étaient les camions qui entraient en scène ! Il se passait que des peintres étaient en train de badigeonner à neuf l’intérieur de la voûte, et les portes, et que, le soir, ils remisaient leurs camions dans le corps de garde ! Il se passait que Capestang avait trébuché dans ces camions ! Qu’il avait baissé le nez pour voir, et qu’il avait vu des flots de peinture se répandre, et que n’ ayant pas d’armes pour se défendre, une idée avait traversé sa tête, et qu’instantanément, il avait mis l’idée à exécution ! Il se passait enfin qu’il s’était baissé avec la rapidité de l’éclair, qu’il avait de chaque main, empoigné un énorme pinceau, et qu’il s’en servait à tour de bras, badigeonnant, peignant en bleu, en vert, en rouge, au hasard, tamponnant ici un nez, là une joue, aveuglant celui-ci, emplissant cette bouche qui béait, aspergeant frénétiquement les costumes, les beaux, les splendides et rutilants costumes des suisses épouvantés qui reculaient, se bousculaient, fuyaient comme une bande de rats surpris par l’inondation.

Car toute la question était là ! Sauver les costumes ! Epargner les baudriers ! Mourir, plutôt que d’admettre une tache au justaucorps ! Les suisses qui eussent regardé froidement un poignard, qui n’eussent pas reculé devant une arquebuse, fuyaient avec de terribles clameurs de rage et d’épouvante. Une tache au baudrier ! Ce n’étaient plus des taches, c’était une inondation polychrome, une débauche de coloriages, un badigeonnage enragé des visages et des costumes, le corps de garde devenait une ménagerie de papegais, et, dans cette débandade frénétique, ils virent s’élancer une ombre lancée comme par une catapulte. C’était le chevalier qui passait en brandissant ses deux vastes pinceaux ! Il passait, il atteignait la porte, il la franchissait, il s’élançait dans la cour intérieure, bondissait vers les fenêtres éclairées, poursuivi par la meute furibonde des suisses fous de rage !

"Sus ! sus ! Arrête ! arrête ! Piquez ! Tuez ! Arrête ! Sus ! sus !"

Aussitôt, dans le Louvre, de toutes parts, une rumeur éclate, s’enfle, grandit, roule comme un tonnerre. Tous les postes sautent sur leurs armes. Les officiers de service vont, viennent, courent, se heurtent, font ranger leurs hommes en bataille.

"Quoi ! – Qu’y a-t-il ! – Quelle catastrophe ?

— Le Louvre est attaqué ! – Aux armes ! Aux armes !

— Tuez ! Tuez ! – Arrête ! arrête !"

En bonds effrénés, Capestang avait traversé la cour, s’était engouffré sous une voûte, se ruait dans un escalier qu’il montait par rafales de sa marche tempétueuse... Dans tout le Louvre, le désordre, la clameur au paroxysme. En haut de l’escalier, une porte s’ouvre violemment. Capestang, talonné par les suisses enragés, se rue, ses deux pinceaux aux poings.

" Place ! place ! Je veux voir le capitaine Vitry !

— C’est moi ! hurle un homme effaré, stupide d’étonnement.

— Meudon !" vocifère Capestang.

C’est le mot de passe que lui a donné le roi pour être admis à toute heure chez lui. Vitry hésite pourtant. Tout cela a duré quelques secondes. Vitry n’a pas pris une décision encore qu’il reçoit un coup dans la figure. Vitry est vert ! Pif ! Paf ! Pan ! Un coup ici ! un coup là ! L’enragé passe ! Il est passé ! Le voilà dans l’antichambre du roi ! Une porte ! Là ! Il l’ouvre !... D’une bourrade suprême il écarte deux gardes qui essaient de l’arrêter. De deux derniers coups de pinceau furieux, il badigeonne encore deux visages, et haletant, hagard, déchiré, en lambeaux, terrible et sublime, il bondit jusqu’au chevet de Louis XIII, il saisit l’amphore et la brise, il jette un coup d’œil vertigineux sur la coupe, et la voit pleine ; il la vide à toute volée sur le parquet, et alors, il tombe à la renverse sur les tapis, en souriant, et il s’évanouit... en exhalant ce mot :

"Il allait boire ! Il était temps,corbacque !"