Le Carnaval du mystère/07

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 49-57).

L’ÉCHARPE GRIS SOURIS


À Émile Sedeyn.

Averti que Mme d’Ombrevannes possédait ce trésor adorable et singulier, je m’informai des moyens propres à m’ouvrir le vieil hôtel de la rue de Verneuil, et j’appris que la gouvernante de la princesse, une Mme Lefreu, avait fort bien connu ma tante de Torny.

Sur la foi de ce nom, Mme Lefreu m’accueillit le mieux du monde. J’en vins donc à lui faire part de l’ardent désir que j’avais de visiter la Galerie des Robes. Mais là-dessus, sa bonne figure aimable grimaça de la plus plaisante façon, comme si j’eusse sollicité de sa munificence l’accès même de la lune.

— La Galerie des Robes ! Oh ! Oh ! Mais savez-vous bien, monsieur, que depuis neuf ans personne n’y est entré ?…

Je pris un air d’ignorance et de désespoir.

— Autrefois, reprit Mme Lefreu, la princesse y montait chaque jour. Elle seule en faisait les honneurs à de rares privilégiés. Elle seule arrangeait sur de nouveaux mannequins, façonnés à la ressemblance de son corps, les toilettes qu’elle ne mettrait plus. — Il y a neuf ans, la pauvre femme a été frappée de paralysie. Elle n’a reparlé qu’une fois de sa garde-robe, et ce fut pour en interdire non seulement l’entrée, mais jusqu’à l’ouverture. — Alors ?…

Ayant fait une pause interrogative et me voyant tout penaud, Mme Lefreu poursuivit :

— Connaissez-vous, au moins, l’origine de cette fameuse friperie ? Non ?

» Eh bien, cela date de 1843 ; la princesse avait dix ans. Un beau jour, sa mère, la marquise d’Orbéval, s’avisa qu’il serait regrettable de ne point conserver certain costume de chez Popelin-Ducarre qui, pendant une saison, avait valu mille compliments à la fillette. Ridicule aujourd’hui avec son cotillon de taffetas écossais que dépasse un bête pantalon de lingerie, ce costume fut la première pièce d’une collection unique dans les annales du vêtement. Depuis lors, Mme d’Ombrevannes a gardé pieusement non toutes ses robes (songez donc !) mais les principales, je veux dire les plus précieuses pour l’histoire de la mode et celle de sa vie. Soixante ans d’élégances et de souvenirs habitent sous les combles de cet hôtel, dans l’immense grenier qu’on a surnommé la Galerie des Robes.

» Des robes, il y en a plus de trois cents. Il y en a de toutes sortes. Les enfantines ont des jupes cloches, les autres des crinolines ou des tournures, quelques-unes sont des fourreaux. On y voit des ajustements déshabilleurs, du temps que la princesse était presque dodue, et des atours étoffés, du temps qu’elle fut si mince… Le crêpe de veuve n’est pas distant du voile nuptial… Ah ! la robe de mariée, jeune homme ! Quel chef-d’œuvre, signé Leclerc et Ducellier !… Plus tard, — plus loin, veux-je dire, — voici la tunique polonaise de canezou et la traîne en poult de soie rose glacé, qui ont servi pour le portrait par Winterhalter. À côté, paradent les tenues de cour, décolletées selon l’étiquette (car nous fûmes dame d’honneur de l’Impératrice !) et parmi celles-là, monsieur, la robe tourterelle, création de Roger, et qui, aux yeux de la princesse, matérialise…

— Matérialise quoi, madame ? Je vous en conjure…

— Eh là ! Je viens d’avoir la langue un peu longue ! Mais, après tout, puisque vous ne verrez pas la Galerie, je veux bien, en guise de compensation, vous conter une historiette qui s’y rapporte. Écoutez-la donc.

» Monsieur, il manque quelque chose à la robe tourterelle. Et c’est une écharpe de gaze gris souris, assortie aux garnitures. Mme d’Ombrevannes m’a souvent dit qu’elle paierait de son sang le plaisir de la revoir sur la tendre soie gorge de colombe, retenue au pli des coudes ainsi qu’on les portait alors. Mais la princesse ne m’a pas honorée de plus de confidences. Le fin mot de l’énigme me fut donné par une tierce personne, que je ne trahirai pas, s’il vous plaît. »

Ici Mme Lefreu baissa la voix, et sa mine fut de s’assurer des yeux si nul espion n’était aux écoutes.

— L’écharpe, monsieur, c’est aux mains d’un séducteur que Mme d’Ombrevannes l’a laissée !… Il y avait bal à Saint-Cloud, et, par l’effet d’un caprice vraiment impénétrable de la volonté divine, la princesse, qui fut toujours une épouse exemplaire, accepta de rejoindre qui ? — on ne l’a jamais su — dans une chambre écartée du château. Or, Mme d’Ombrevannes, s’étant glissée dans cette chambre, fut saisie dès le seuil et avec tant de brutalité par celui qui l’attendait, qu’elle découvrit tout d’un coup l’étendue de sa faute, et s’esquiva, — mais au prix de son écharpe !… L’autre (un joli maroufle) ne la rendit jamais.

» Eh bien ! depuis que le général prince d’Ombrevannes est mort à Gravelotte à la tête de ses lanciers, la pensée de cette aventure obsède la princesse. Elle vient d’avoir quatre-vingts ans ; elle va mourir ; et la perte de son écharpe assombrira les derniers moments de cette admirable chrétienne qui n’a cessé de faire le bien et de pratiquer la vertu.

L’excellente Mme Lefreu s’était imaginé que sa description, fleurie d’une anecdote, remplacerait pour moi le spectacle du fameux vestiaire. Mes désirs, loin d’être satisfaits, en furent excités au plus haut point. Ce qu’ayant éprouvé, je pressai si vivement la brave dame, qu’elle finit par se rendre à mes instances.

— Puisqu’il en est ainsi, dit-elle, je vais donc prier Mme d’Ombrevannes de lever la consigne en votre faveur… Mais je ne sais quel prétexte invoquer… la princesse ne vous connaît ni d’Ève ni d’Adam… Voyons, avez-vous quelque accointance avec le Second Empire ? Pouvez-vous faire valoir un titre ? vous recommander d’une parenté ou d’une alliance bonapartiste ?

— Mon grand-père maternel, répondis-je, Xavier de la Hève, fut écuyer du Petit Service aux Tuileries…

— Bon, cela ! Veuillez m’attendre.

Quelques minutes s’écoulèrent… Mme Lefreu reparut et, donnant toutes les marques d’une heureuse surprise, elle me dit simplement :

— Venez, monsieur.

J’aperçus Mme d’Ombrevannes assise dans un fauteuil à porteurs. C’était une toute petite vieille habillée de noir. Ses traits gardaient les vestiges d’une beauté dont la finesse avait été le charme essentiel ; mais, sous son bonnet d’angleterre et dans les fourrures qui l’enveloppaient à mi-corps, elle paraissait centenaire et moribonde.

La paralytique leva sur moi des yeux troubles qui se souvenaient d’avoir été pervenche.

— Approchez, me dit Mme Lefreu. La princesse ne voit pas très clair.

Alors, d’une voix grêle et chevrotante, et matinale pour ainsi dire, on me souhaita la bienvenue. Puis j’entendis :

— Hé, Lefreu, sonnez les gens ! Et montons, je vous prie !

Deux laquais, chamarrés de galons à la Soubise, se placèrent dans les brancards du fauteuil et l’enlevèrent comme une plume.

Nous montâmes à leur suite un escalier babylonien. De hautes portes sculptées se dressaient à chaque étage. Il n’y en avait qu’une au dernier, centrale et simple.

Mme Lefreu, haletante de l’exercice et comprimant son cœur, mit une clef dans la serrure.

Le pêne rouillé grinça, puis la porte s’ouvrit toute grande, dans un nuage de poussière et un arrachement de toiles d’araignées. Et je vis qu’elle donnait au milieu de la Galerie. Un roulement de galopade se fit entendre, c’étaient des rats en fuite.

Je regardai avec avidité.

Nous étions sous la toiture de l’hôtel, et la charpente assemblait ses poutres en enfilade au-dessus de la multitude des robes.

À la vue de celles-ci, Mme Lefreu se prit à gémir, donnant libre cours à sa pitié.

C’est que, d’avoir été neuf ans sous séquestre, d’être poudreux, rongé, abandonné, le musée de Mme d’Ombrevannes ressemblait au passé lui-même, et rien n’était plus impressionnant que cette vision rétrospective. Décembre finissait ; un froid d’hiver et de grenier nous glaçait l’âme et le corps, — un froid qui sentait le renfermé, la souris et le poivre, — un froid comme il doit en faire là-bas, dans le pauvre passé où demeurent, silencieuses et mornes, les larves de tout ce qui fut. Mon Dieu ! ces robes d’adolescence, ces robes d’été, ces robes de bal, dans ce grand froid noir !

Ce furent des yeux humides que je tournai vers la princesse d’Ombrevannes.

« Quoi ! me disais-je, cette menue créature sombre et touchante, voici donc la chrysalide de toutes ces enveloppes innombrables, l’une après l’autre quittées pour des métamorphoses sans fin ! »

Je ne pus me retenir de l’examiner passionnément. Un feu soudain lui colorait les joues, ses yeux ressuscitaient… Elle devait remuer dans sa mémoire profonde, d’incomparables souvenances. À cette heure de vieillesse avancée, toute sa vie était derrière elle, et voilà qu’elle passait la revue de ses défuntes apparences, coques vides qui, tout à tour, avaient contenu ses âges divers… Je croyais deviner le cours de son rêve. Sans doute elle posait çà et là, sur tel ou tel falbala, les visages morts qu’elle s’était connus aux miroirs. Des visions replaçaient pour elle chaque robe dans son décor le plus inoubliable : celle-ci couchée sur le satin jonquille de la calèche, au tour du Lac, celle-là gravissant les degrés de l’Opéra entre les haies blanches et bleues des cent-gardes, telle autre emportée au branle des scottishs et des rédowas dans la Salle des Maréchaux…

Les laquais s’arrêtèrent au cri que jeta leur maîtresse. Mme Lefreu et moi, nous accourûmes, et voyant Mme d’Ombrevannes, nous crûmes voir la Félicité en personne. Un instant, ses prunelles fanées me contemplèrent avec une indicible expression de reconnaissance.

— Merci, prononça-t-elle dans un souffle. Je savais bien… Votre grand-père… vous a chargé de… Donnez, donnez-la-moi, Lefreu !

Nous suivîmes la direction de son regard. Après avoir parcouru la moitié de la Galerie, nous étions revenus près de la porte, et derrière le battant, les yeux fixes de la princesse d’Ombrevannes désignaient une robe d’apparat, couleur tourterelle et barrée d’une écharpe de gaze gris-souris.

— Donnez-la-moi, répéta le souffle presque imperceptible. Quel bonheur !

Mme Lefreu, tout émerveillée, s’approcha de la robe tourterelle…

— La princesse se meurt ! m’écriai-je.

La princesse était morte. Mme d’Ombrevannes venait de quitter sa dernière robe. Elle continuait de sourire à ce qui l’avait tuée de ravissement, et ses yeux d’extase adoraient l’écharpe revenue, qui n’était qu’une toile d’araignée tombée de la porte.