Le Carnaval du mystère/22

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 149-155).

ALCOOL


À cinq heures du matin, Paillot (Albert), terrassier, s’éveilla péniblement.

Un violent mal de tête lui taraudait la cervelle. Sa bouche était sèche comme celle d’une statue, son gosier brûlait et son corps lui sem­blait bourré de loques lamentables.

Il resta quelques minutes dans une demi­-conscience pâteuse, éprouvant avec une sourde irritation le malaise qui l’affectait. Et tout à coup, en lumière aveuglante et brusque, le souvenir lui revint.

Il se souleva sur un coude et regarda d’un air hébété autour de lui. Il était couché tout habillé sur son lit. La bougie achevait de se consumer dans le chandelier de cuivre ; il avait oublié de l’éteindre. La petite chambre du « garni » apparaissait, misérable, malpropre, pleine d’ombres. La fenêtre était noire. Dans le grand silence des ténèbres, on entendait des ronflements de dormeurs.

Impérieuse, la première pensée de Paillot fut qu’il avait à faire une chose capitale ; que le sommeil l’avait gagné avant que cette chose fût faite, et qu’il était encore temps d’agir, puisque la nuit durait encore.

Cette chose à faire, qu’était-ce donc ?… Ah, oui ! Tuer Moussy.

Tuer Moussy ?

Immédiatement, Paillot se ressaisit. Ce fut comme une sorte de grand froid stupéfiant qui tomba sur lui et qui, dans sa chute glaciale, le pénétra tout entier.

Tuer Moussy ! Mince, alors ! Une chance de s’être endormi ! Une chance de se réveiller dégrisé !… Bon sang ! Ce que la boisson peut faire d’un homme, tout de même !

Paillot frissonna, et ramena sur lui, d’une main qui tremblait, l’édredon sale. Il était dégoûté de lui-même jusqu’à la nausée.

Quelle bombe ! Quelle cuite ! Et, ce matin, quel marasme ! Fallait-il être bête ! Tout cet argent dépensé ! Et tous ces poisons qu’ils avaient bus, de mastroquet en mastroquet ! Enfin, cette stupide poussée de haine contre ce pauvre Moussy, à propos d’une fille de rien !…

En se rappelant la colère terrible qui l’avait empoigné, Paillot n’en revenait pas. Une stupeur navrée l’absorbait, tandis que la migraine battait ses tempes et qu’il goûtait avec répugnance l’abominable saveur de tabac et d’alcool qui imprégnait sa bouche et sa gorge.

Moussy et lui, cependant, n’étaient pas rentrés tard : il devait être minuit et demi. C’est Paillot qui l’avait voulu, pour tuer l’autre le plus tôt possible.

Car Moussy logeait, lui aussi, dans ce « meu­blé ». Paillot n’aurait pas osé l’attaquer en face, même s’il avait été trois fois plus ivre. La force du compagnon était formidable. Alors, — Paillot l’avait bien combiné, — il fallait attendre qu’il fût endormi, puis se glisser le long du couloir, vers sa chambre, y pénétrer sans bruit et, d’un coup de couteau, lui faire payer…

Lui faire payer quoi ? Paillot maintenant se le demandait, ahuri. Il avait bien souvenance que Moussy avait passé son bras autour de la taille d’Irma… Et après ? C’était tout ? Vraiment tout ?… Mais oui. Et c’est pour cela que le sang de Paillot n’avait fait qu’un tour ? Non ? C’est pour cela qu’il avait condamné Moussy à mort ?… Ah ! Misère de misère !

Il murmura :

— Non, jamais, plus jamais ! Plus un verre de gniaule ! Plus un seul mêlé ! Ah ! bon sang ! Je le jure !

Sa voix crapuleuse lui fit honte. Il se prit la tête à deux mains, pour desserrer, pour rafraîchir l’étau ardent.

Moussy ! Son copain ! Un si bon gars ! Com­ment ! lui, Paillot, avait eu l’hypocrisie de l’emmener bras dessus bras dessous, en causant de choses et d’autres, alors que froidement il arrangeait dans sa tête toute la scène du meurtre ?… Ah ! non, jamais, plus jamais !

Ils avaient commencé par boire des apéritifs. C’était dimanche. Ils avaient bu ensuite au res­taurant, à dîner. Moussy avait commandé du « bouché ». Puis on était allé chez le bistro voisin… Puis après… après… Paillot ne savait plus. Il y avait des trous dans sa mémoire, des vides ténébreux dont la constatation le mettait en rage… Finalement, ils s’étaient trouvés accoudés à une table de marbre. Où donc ? Ce devait être chez Jules. Avec Irma et Geor­gette, deux jolies propres à rien !…

Mais, sacré tonnerre ! il s’en moquait pas mal, d’Irma ! Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, ce bras de Moussy autour de cette taille !…

Et pourtant, quel retour ! Quelle fureur concentrée, pendant qu’ils cheminaient en zigzag, dans ces rues sinistres, Moussy et Paillot !… Il se rappelait son ivresse, la peau froide de sa face qu’il sentait livide, et cette espèce de mal au cœur confus, si bizarrement allié à l’obsession de se venger, de tuer Moussy qui ne se doutait de rien !

— Où ça peut vous mener, tout de même ! Ah ! mince !

Penser qu’il lui avait serré la main au seuil de sa chambre, et que, de l’autre main, dans sa poche, il couvait son couteau à cran d’arrêt !

À ce souvenir, il s’indigna, l’œil obscur.

— Je ne suis qu’un salaud ! Un salaud ! Un salaud !

Et il se revoyait, rentrant ici même avec un mauvais sourire de lâche, écoutant de loin le bruit que faisait Moussy en se déshabillant et en trébuchant… Il n’en finissait pas, ce Moussy… Alors, Paillot s’était étendu sur son lit, pour attendre… Et le sommeil était venu, profond, peuplé de rêves laborieux dont il ne se souvenait pas.

— Il y a une Providence, bon Dieu de sort ! Pour sûr qu’il y a une Providence !

Des larmes lui jaillirent. Il s’attendrit. Un reste d’ébriété, joint à la dépression des lende­mains de soûlerie, faisait naître en lui un repentir expansif, l’envie de se racheter, un désir intense de pardon et aussi une vague reconnaissance à l’égard de la Destinée.

Il verrait Moussy tout à l’heure. Il lui tendrait la main. Il l’embraserait, bon sang ! Oui, il l’embrasserait, en pleurant ! Et tout ça, tout ça, il le lui dirait comme à confesse, en jurant de ne plus boire, jamais, jamais, jamais !

Et sur-le-champ il fut pris d’une fiévreuse impatience d’apercevoir les premières lueurs du jour, pour aller trouver Moussy et lui faire l’aveu de sa folie criminelle. Il le réveillerait, s’il fallait, et il lui dirait…

Paillot s’étreignit la main comme si cette main-là eût été celle de Moussy, et il remua les lèvres :

— Moussy, je t’aime bien. Tu es un frère. Et moi, je ne suis qu’un salaud !

Mais ce monologue solitaire ne suffisait pas à calmer son cœur anxieux, ses nerfs encore surexcités. C’était tout de suite qu’il fallait se confesser, reconnaître sa faute et en obtenir l’absolution !… Moussy ne comprendrait peut­-être pas. Il se ficherait de Paillot, c’était possible ; ou bien il se mettrait à le rabrouer… Tant pis ! « Pardonne-moi ! implorerait Paillot. Je ne m’en irai que quand tu m’auras pardonné ! »

C’était tout de suite ! Il y a des poids qui vous étouffent l’esprit.

Paillot était écrasé de remords. Il se mit debout, en chancelant un peu. Il enleva ses brodequins, chaussa des pantoufles pour ne réveiller personne dans l’hôtel, et, le bougeoir aux doigts, s’en fut vers Moussy en touchant la muraille pour assurer ses pas.

Il entre-bâilla la porte avec précaution… Mais, — étrange illusion, de plus en plus vive, — il lui semblait recommencer cette sortie furtive, cette marche sournoise, cette intrusion dramatique… Est-ce que…

Est-ce qu’il n’avait pas rêvé, pendant son lourd sommeil, qu’il accomplissait toutes ces manœuvres ?… Ou bien… Ou bien…

Avec une angoisse brutale, il tâta sa poche…

Son couteau !… Où était son couteau ?…

Il entra violemment.

L’horreur fit de lui un atroce mannequin plus terreux qu’un spectre. Le bougeoir trem­blant agita les ombres.

Moussy gisait sur sa couche, dans une mare rouge, le couteau de Paillot planté tout droit dans la poitrine.

Il était mort depuis quatre heures. Il était mort sans un soupir. Et ce fut son meurtrier qui poussa dans la nuit l’horrible clameur d’un homme qu’on assassine.

L’aube paraissait à peine. Quelque part, la guillotine tranchait une sombre existence. Un peu partout, des bistros diligents ouvraient leurs bars populaires.