Le Carnaval du mystère/23

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 157-163).

LE FANTÔME DE BASLIEU


J’extrais ceci de notes que j’ai prises lorsque j’étais procureur de la République.

Au mois de septembre 1920, un crime fut commis à la ferme de Baslieu, canton de Mon­tavert, dans mon arrondissement. Ce petit domaine isolé, cultivé par les époux Dorignot, appartenait depuis peu de temps à une demi­-mondaine qui l’avait hérité d’un ami généreux. Jolie fille, bien connue à Paris dans les endroits où l’on s’amuse, Gaby Florèse était venue passer quelques jours à la ferme, en compagnie d’un de ces jeunes dévoyés à qui l’on ne connaît pas de profession. Un matin, le fermier, inquiet du silence qui régnait dans la chambre des amants, força la serrure de la porte, et trouva sa belle propriétaire étran­glée. Les bijoux de la courtisane avaient dis­paru, l’amoureux s’était enfui, on l’arrêta le surlendemain à Marseille. Il avait vingt-deux ans et se nommait Jean-Louis Musange. Condamné à la peine capitale, il subit son sort en mai 1921.

Or, au début du mois suivant, le bruit se répandit dans le canton de Montavert que la ferme de Baslieu était hantée. Dorignot racon­tait à qui voulait l’entendre que, la nuit, par­fois, des gémissements sinistres s’élevaient tout à coup, traînant dans les ténèbres une déses­pérance. Sa femme, sa vieille mère en étaient bouleversées ; elles ne pouvaient plus dormir et parlaient de quitter les lieux. Croyant d’abord à quelque mauvaise plaisanterie, le fermier s’était mis en embuscade, un bâton à la main ; et il avait aperçu au bord de l’étang, glissant avec lenteur dans l’allée de marronniers, une blanche forme humaine que son approche avait dissipée.

Le pire, c’était que ce spectre ne fût pas celui de la victime, faible créature sans perfidie. Dorignot et les deux femmes reconnaissaient sans erreur possible la voix plaintive ; c’était celle du meurtrier. L’aventure maudite s’en trouvait plus menaçante. Aussi, peu d’hommes se risquèrent-ils à venir constater la présence nocturne du fantôme. On en compta deux, en tout et pour tout, avant la tragédie qui dénoua l’énigme ; c’étaient des journalistes ; ils vinrent, l’un après l’autre, entendirent le funèbre lamento, aperçurent la blancheur qu’ils poursuivirent autour de l’étang, et, pour finir, se virent jeter à l’eau sans savoir comment, le second exactement comme le premier. Les Dorignot, accourus à leurs cris, les tirèrent de là de la même façon. Il s’ensuivit que toute la presse retentit du mystère de Baslieu.

Une semaine plus tard, un jeudi, à dix heures du matin, Dorignot se présentait devant moi, au Palais de Justice. Je le reconnus, pour l’avoir interrogé à l’époque de l’affaire Musange.

— Monsieur le procureur, fit-il d’une voix rauque, il est encore arrivé un malheur à Baslieu !

— La ferme du crime ?

— Oui, monsieur le procureur. Mais, je vous le jure, foi d’honnête homme, je suis innocent !

— De quoi ? Du meurtre de Gaby Florèse ?

Dorignot, hébété, suffoqua.

— Non, non, monsieur le procureur ! Ah ! mon Dieu, me voilà bien !… Je ne sais plus où j’en suis !… Il ne s’agit pas du vieux crime, monsieur ! Oh ! non !… Écoutez-moi. Cette nuit, un homme s’est suicidé en se jetant dans notre étang. Il s’est suicidé, monsieur le pro­cureur, j’en fais serment. Ah ! ne me regardez pas comme ça ! Je suis innocent, je suis un honnête homme, monsieur le procureur !… Oui, oui, il faut que je vous le dise, parce que cela pèse sur ma conscience, à présent. Oui, là ! c’est moi qui faisais le fantôme ! C’est moi. Une méchante idée que j’ai eue, rapport au fermage. Mon bail finissait le 24 juin ; alors, pour qu’on ne m’augmente pas, pour écarter les concurrents, j’ai fait ça !… Oui, je l’avoue, c’est moi qui ai poussé les journalistes dans l’étang. Oh ! ça n’était pas bien dangereux ! Pendant qu’ils barbotaient, je me débarrassais rapidement de mon drap, je faisais semblant d’accourir ; ma femme et ma mère se précipi­taient… Un bain froid, et tout finissait par une bonne tasse de vin chaud, dans un lit soi­gneusement bassiné… Voilà comment les jour­nalistes ont été punis de leur curiosité… Mais l’autre, monsieur, le troisième !…

» Imaginez-vous un type d’une cinquantaine d’années, pâle, avec des yeux bizarres, l’air exalté. Bien mis, quoique modestement… Il est arrivé chez nous hier au soir. Il m’a demandé :

» — C’est bien ici la ferme de Baslieu ?

» — Oui.

» — Et alors, vous êtes M. Dorignot ?… J’ai lu dans les journaux le récit de ce qui se passe chez vous. Voulez-vous me donner l’hos­pitalité cette nuit ?… Je paierai.

» Ça ne m’allait guère, monsieur le procureur. Je commençais à en avoir assez de jouer la comédie, à présent que mon fermage était renouvelé avec une sérieuse diminution. Mais que faire ? Je dis, en bougonnant :

» — Comme vous voudrez.

» Et l’homme resta. — Nous nous demandions à qui nous avions affaire. Il était très poli, mais pas bavard. Il paraissait absorbé dans des idées. Et ses yeux fixes avaient l’air de regarder des choses que nous ne voyions pas. Ma femme disait que ce devait être un de ces illuminés qui font du spiritisme. Ma mère croyait plutôt qu’il s’agissait d’un ancien à la Gaby Florèse, qui venait là comme qui dirait en pèlerinage. Moi, je dis :

» — En tout cas, il prendra son bain, comme les autres !

» Un peu avant minuit, je suis sorti par l’étable, déguisé en revenant, et j’ai commencé mes simagrées, de l’autre côté de l’étang. L’homme était debout en face de moi, sur la rive opposée. Je l’ai vu tendre ses bras vers moi…, et je l’ai entendu qui appelait dou­cement :

» — Jean-Louis !… Jean-Louis !… Mon petit, c’est moi, ton papa… Me reconnais­ tu ?…

» Tonnerre de Dieu ! Le père de l’assassin ! Le père du supplicié !… Ah ! croyez-moi si vous voulez, monsieur le procureur ; mais, dès que j’eus compris ça, j’ai pas pu continuer la feintise. On a beau être finaud et même — oui ! — même effronté, il y a des choses qu’on ne peut pas. Je pensais à mon père à moi, qui est mort et que je voudrais tant revoir…

» J’ai laissé venir le bonhomme. Il a contourné le bord de l’eau. J’étais tout remué, tout ému, quasiment paralysé.

» — Jean-Louis, mon cher enfant ! qu’il faisait.

» Et vous dire comme il était heureux ! Et vous dire comme c’était triste !

» Alors j’ai enlevé le drap de dessus ma tête, et j’ai tout confessé en demandant pardon.

» L’autre n’a rien répondu. Vous auriez dit une statue. Je l’ai ramené à la ferme en lui prenant le bras. Il marchait comme un som­nambule. Nous l’avons fait asseoir. Il n’a pas voulu boire, ni s’étendre, ni même se reposer un peu dans le fauteuil. Il tenait à partir tout de suite, tout ·de suite… On l’a laissé faire.

» Sur le seuil, ma femme lui a dit :

» — Vous ne nous trahirez pas, monsieur Musange ?…

» Il a bredouillé simplement :

» — C’était… C’était mon dernier espoir, voyez-vous…

» Et il s’est éclipsé dans l’ombre… Puis, nous autres, on s’est couché. Mais je n’ai pas dormi. J’ai gardé les yeux ouverts jusqu’à l’aube… Il a dû se couler sans bruit dans l’étang… Je l’ai retiré tout à l’heure… Personne ne sait encore… Ce n’est pas moi qui l’ai jeté, monsieur, je vous le jure, aussi vrai que je me rends compte, à présent, de tous mes torts !… Oh ! non, je ne pense pas à ce que vous croyez… Mais, les fantômes, les revenants, si ça existait, ce serait trop beau, n’est-ce pas, monsieur le procureur ? Alors, je n’avais pas le droit… Pas le droit. Vous comprenez ?