Le Centurion/07

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L'Action sociale (p. 19-23).

VII

MYRIAM


caïus à Tullius


Ma belle Juive est un mystère, et j’ai appris sur son compte les choses les plus inexpliquables. Elle se nomme Myriam, et vient de Béthanie, où sa famille possède un château. Elle a été mariée à un docteur Juif qui était l’un des chefs de la synagogue de Magdala, et a vécu avec lui deux ans. Mais alors la malheureuse a été séduite par un officier de notre garnison, que tu as dû connaître à Rome. Il se nomme Pandéra, et je me souviens de l’avoir rencontré à Césarée. Alors, le mari a abandonné sa femme ; il a dénoncé Pandéra aux autorités militaires qui l’ont immédiatement changé de garnison ; et la pauvre Myriam s’est consolée avec d’autres. Son inconduite a été notoire, et elle est devenue le scandale de Magdala. Son mari est mort depuis.

Avec l’argent de sa dot qui était considérable elle vit ici somptueusement.

Or, il n’y a pas deux mois, elle a éconduit tous les courtisans qui évoluaient autour d’elle, et changé radicalement de conduite.

Le dernier de ses admirateurs, était un jeune commerçant grec, très riche. C’est celui-là même qui l’importunait de ses assiduités, et dont je l’ai délivrée comme je te l’ai raconté dans ma seconde lettre.

Quelle est l’explication de ce changement de conduite ? C’est ici que le mystère commence.

La belle Myriam a fait la rencontre du grand Prophète, et le premier regard qu’il a jeté sur elle, l’a toute bouleversée. C’était, m’a-t-on raconté, un regard accusateur, pénétrant, qui lisait jusqu’au fond de son cœur, et qui en sondait toutes les hontes ; elle a baissé les yeux devant ce regard qu’elle ne pouvait supporter, et elle a senti la rougeur brûler son front, si déshabitué de rougir.

Quand elle a relevé les yeux, le terrible regard du prophète était encore fixé sur elle, et la foule, qui l’avait remarqué, la regardait aussi avec mépris. Elle s’est enfuie couverte de confusion, et depuis lors, elle revoit toujours, même en rêve, ce regard terrifiant de l’homme de Dieu. Elle a honte de sa conduite passée ; elle souffre des douleurs intimes qu’elle n’a jamais connues auparavant ; elle pleure toutes ses larmes, et elle veut que sa conduite future lui mérite le pardon du Prophète.

— Voilà ce que j’ai recueilli au sujet de ma belle Juive. Naturellement, je n’y comprenais rien, et je me demandais ce qu’il y avait de vrai et surtout ce qu’il y avait de sincère en tout cela. Je n’étais pas assez naïf pour tout croire, et j’admirais trop la belle Myriam pour y renoncer facilement. J’ai donc voulu la revoir, et ça n’a pas été sans peine. Car sa porte est fermée à tout venant. Grâce à la complicité de sa suivante, et en prétextant une affaire importante, j’ai pu avoir encore une entrevue avec elle.

Tout d’abord, je feignis d’ignorer entièrement son histoire, et je lui exprimai mon admiration dans les termes les plus délicats et les plus voilés.

Je lui peignis toute la sincérité de mes sentiments, et j’implorai la grâce d’un sourire et d’une douce parole de celle qui m’avait conquis par ses regards, où se réflète une candeur virginale.

Pendant que je parlais, elle avait tenu les yeux baissés. Quand elle les releva, ils exprimaient une tristesse profonde. Un sourire amer effleura ses lèvres, et elle me dit simplement : « Vous ne connaissez pas celle à qui vous parlez. Si vous la connaissiez, vous éprouveriez d’autres sentiments, et vous tiendriez un autre langage. Si mes regards vous ont trompé, j’en suis vraiment fâchée, et je vous conseille de porter ailleurs un amour dont je ne suis pas digne, s’il est pur, et qui est indigne de vous, s’il ne l’est pas. Toute relation entre nous est impossible, et je vous demande comme faveur de ne plus jamais chercher à me voir.

Elle se leva, comme pour me signifier mon congé ; mais je la priai de m’entendre encore, et je lui dis :

— « Myriam, je vous connais, et je sais toute votre histoire ; mais laissez-moi vous admirer en dépit de tout, et accordez-moi du moins un peu d’amitié. »

— « Ah ! vous connaissez mon histoire, reprit-elle en rougissant ; et cette histoire au lieu de vous éloigner de moi vous rapproche. Eh bien, centurion, vous perdez l’estime que j’allais avoir pour vous ; mais vous vous trompez encore d’adresse ; la femme à qui vous offrez votre amour est morte, et soyez bien sûr qu’elle ne revivra plus. Si le souci de votre dignité ne vous fait pas voir dans mon passé un obstacle entre nous, il me reste à vous apprendre qu’un amour inexprimable, et que vous ne sauriez pas comprendre, me sépare à jamais de tous les autres amours. Il est un être extraordinaire, que je connais à peine, et à qui j’ai donné mon âme toute entière. Est-ce un homme ? Est-ce un Dieu ? Je l’ignore. Il ne m’a jamais adressé la parole, et je n’ai jamais effleuré seulement le bas de sa robe. Cependant, mon cœur est tout rempli de l’amour qu’il m’inspire, et toute ma vie lui appartient.

Un seul de ses regards a opéré en moi ce prodige, et je vous jure que Myriam n’aimera jamais aucun autre mortel.

Là-dessus, elle s’est levée, majestueuse et austère ; elle m’a tourné le dos, et s’est retirée dans ses appartements, pendant qu’un domestique venait m’ouvrir la porte extérieure. Mon cher Tullius, tu vas bien te moquer de moi, et tu auras joliment raison ; mais avoue que mon aventure n’est pas banale, et qu’elle vaut la peine d’être contée. Si elle a une suite, je t’en ferai part.

12 janvier, 780 — Magdala.