Le Centurion/14

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L'Action sociale (p. 60-65).

XIV

UNE RÉSURRECTION


caïus à tullius


Les merveilles succèdent aux merveilles, et je me demande si je vis dans un monde réel, ou dans un pays de rêves.

Si j’entreprenais de te raconter tout ce que le prophète dit et fait en présence des foules qui le suivent, je t’écrirais des volumes. C’est impossible. Mais tu me blâmerais si je te laissais ignorer les faits extraordinaires dont un pur hasard me fait moi-même témoin.

Voici donc ce que j’ai vu de mes yeux, hier soir, à l’heure du crépuscule.

Je revenais à cheval avec quelques légionnaires d’une longue course du côté de Nazareth, et nous avions traversé la bourgade de Naïm, qui est bâtie dans une jolie vallée solitaire au pied d’une montagne. Nous suivions lentement, au pas de nos chevaux, une route sinueuse bordée de broussailles et de quelques arbres, lorsque nous aperçûmes en avant de nous un cortège funèbre qui s’en allait vers le cimetière de la petite ville, en gravissant la pente douce du Petit Hermon.

Rien n’est plus triste ni plus impressionnant que ces funérailles d’Orient ; et c’est en silence que nous nous rangeâmes à la suite du convoi.

C’était une longue procession de tuniques noires traînantes, d’hommes et de femmes voilées qui poussaient des plaintes, et qui faisaient entendre des psalmodies monotones et tristes. Le corps du mort était étendu sur un brancard porté par quatre hommes, et couvert seulement d’un voile noir. Ce qui ajoutait à la tristesse de ce spectacle, c’était la musique, bruyante, sans art ni harmonie, et d’une monotonie désespérante, qui se mêlait aux gémissements des pleureurs et des pleureuses. Bientôt se dessinèrent, à notre gauche, dans un pli de la colline, les sépulcres blanchis d’un vieux cimetière.

Je me rappelai notre admirable Via Appia avec ses somptueux monuments funèbres, et je m’affligeai du contraste.

Mais notre Via Appia n’a jamais vu et ne verra jamais ce que mes yeux ont vu alors.

Tout à coup, sur le sommet de la colline, à quelques cents pas devant nous, apparut une autre procession d’hommes, de femmes et d’enfants qui venait à notre rencontre. En tête, marchait à grands pas, drapé dans les longs plis de sa tunique blanche, le Prophète de Nazareth.

À cette vue, j’éprouvai, je ne sais pourquoi, un tressaillement irrépressible. J’étais loin de m’attendre à ce qui allait arriver, et le fait de cette foule croisant un convoi funéraire n’avait rien d’extraordinaire. Et cependant, il me sembla qu’il y avait tout un événement dans cette rencontre imprévue du grand Prophète avec la mort.

Bien des fois déjà il avait déployé sa puissance sur la nature, mais que pouvait-il faire en présence de la mort, la grande ennemie qui n’est jamais vaincue ?

Oserait-il lui commander comme il avait commandé à la mer en furie ?

Couché dans son drap mortuaire, la tête posée sur un petit coussin de soie rouge, la figure découverte, le mort, fils unique d’une veuve, dormait son dernier sommeil.

Rien ne le troublait plus, ni les sanglots de sa mère, ni les lamentations des pleureurs, ni les éclats discordants des instruments de cuivre, ni les psalmodies des chantres, ni les pas cadencés des porteurs.

Le livre de vie était fermé, scellé pour lui. C’était la paix suprême, ou la paix terrible.

De même qu’il n’entendait plus rien, il ne voyait plus. Ses yeux étaient clos pour jamais. Et pourtant, il voyait l’au-delà pour toujours. Et dans cet inconnu, il ne serait plus jamais aveugle. Mais que voyait-il ? Nul ne le savait sur terre. C’est le grand mystère, dont le secret était peut-être connu par Celui qui venait d’arriver.

Mais ce n’était pas assez de connaître le secret de la mort pour rendre son fils à cette mère éplorée. Il fallait avoir la puissance de ressusciter. Le Prophète allait-il prouver qu’il était la Résurrection et la Vie ?

Je me posais cette question lorsque je le vis lever ses deux mains pour ordonner au convoi funèbre de s’arrêter.

Ce fut une agitation indescriptible dans la foule.

— Le Prophète ! le Prophète ! criait-elle ; et elle se groupa à flots pressés autour de lui, pendant qu’il s’approchait de la civière posée sur le sol.

Je me rapprochai moi-même autant que possible, et du haut de ma monture je pus voir par-dessus les têtes.

Les rangs s’écartèrent pour laisser approcher la malheureuse mère dont on allait enterrer le fils unique. Alors, elle releva son voile, et ses grands yeux, rouges de larmes, fixés sur le Prophète l’implorèrent ; mais elle ne prononça pas une parole. Les grandes douleurs sont muettes. — Ne pleure plus, lui dit Jésus avec une émotion profonde. Et tendant la main au-dessus de la funèbre couche, il regarda le mort. La foule muette était haletante. Soudain il dit à voix haute :

— « Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi ! »

Ô Tullius, le croiras-tu ? Le mort s’est levé, et le Prophète, lui prenant la main le présenta à sa mère, en disant : « Femme, voilà votre fils » !

La stupeur et l’étonnement furent tels, que la foule resta un instant calme et silencieuse, mais, l’instant d’après, ce fut un délire d’enthousiasme et de joie. Ceux qui se trouvaient autour du Prophète se prosternaient devant lui et embrassaient ses pieds, pendant que d’autres s’emparaient de ses mains pour les baiser. Et les acclamations ne cessaient de retentir : « Hosanna ! Hosanna ! Un grand prophète s’est levé parmi nous ! Oui, Dieu encore a visité son peuple ! »

J’aurais voulu moi-même exprimer au prophète toute mon admiration ; mais il me fut impossible de pénétrer jusqu’à lui.

Les parents et les amis du ressuscité, s’emparèrent de lui, et reprirent le chemin de Naïm en chantant des cantiques d’allégresse.

Restés immobiles et silencieux, sous l’empire d’une émotion profonde, nous suivîmes longtemps des yeux la procession triomphale.

Quis est iste ? me demandèrent enfin mes cavaliers. Je fis signe que je ne pouvais pas répondre, et je te pose la même question : quis est iste vir ? Quel est cet homme ?

Comme la nuit venait, nous reprîmes notre course vers Magdala, au grand galop de nos chevaux, pendant que retentissaient encore au loin les acclamations de la foule rentrant à Naïm avec le Prophète.

Mais tout en chevauchant à la clarté des premières étoiles, je restais absorbé dans la méditation des grands problèmes de la vie et de la mort, et je me disais que les Socrate et les Platon ne les ont pas résolus.

Notre Cicéron, le plus grand des Romains, nous dit bien qu’après la mort l’esprit reste plein de vie, d’autant plus vivant qu’il est dégagé des liens du corps. Mais qu’est-ce que cet esprit, que nous appelons aussi l’âme ? Quelle vie a-t-elle cette âme séparée du corps ? Où va-t-elle après cette séparation ?

Pouvons-nous encore avoir quelque relation avec elle, et comment ? Ni Cicéron, ni aucun autre philosophe n’ont trouvé une réponse à ces questions. Mais Jésus de Nazareth doit le savoir, lui, puisqu’il a pu rendre à un cadavre l’âme qui l’avait quitté. Il doit avoir des relations avec les âmes des morts, puisque celle du jeune homme décédé a entendu sa voix et lui a obéi.

Il faudrait donc placer cet homme au-dessus de tous les philosophes, et peut-être au-dessus de l’humanité ?…

20 juin 781. — Magdala.