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Le Centurion/30

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L'Action sociale (p. 147-155).

II

QUELQUES AMIS DE PILATUS


Au nombre des rares amis qui fréquentaient le palais du gouverneur se trouvaient les deux Gamaliel, le prince Nicodème, Joseph d’Arimathie, Onkelos, et quelques officiers romains, entre autres Caïus Oppius, le centurion de Magdala, qui avait été promu au commandement de la garde du Procurateur. Caïus Oppius appartenait à deux grandes familles de Rome. Son père était Oppius, de la famille Oppia, et sa mère était de la gens Cornelia. Il avait fait ses études, à Rome, et visité la Grèce. Puis il s’était enrôlé dans une légion romaine, et après une campagne de quelques mois en Syrie, il avait été mis à la tête d’une centurie, et envoyé en garnison à Magdala.

La famille Cornelia et la famille Claudia étaient amies à Rome ; et Caïus simple légionnaire, y avait connu Camilla, quand elle avait à peine seize ans. L’expédition en Syrie les avait séparés ; mais en se retrouvant à Jérusalem leurs relations rétablirent bientôt entre eux une agréable intimité.

Caïus était un beau type de soldat, franc, loyal, brave et généreux ; un caractère juste et droit, un esprit qui voulait connaître la vérité, et qui la cherchait de bonne foi. On pouvait être sûr que, s’il la trouvait jamais, il l’embrasserait.

C’était le soldat des justes causes, quelles que fussent leurs chances de succès. Les causes vaincues pouvaient compter sur lui tout aussi sûrement que les causes triomphantes.

Il avait beaucoup lu, et beaucoup appris, mais n’appartenait à aucune école. C’était un éclectique, et son esprit restait ouvert à toutes les saines doctrines qu’il entendait prêcher. On a déjà vu par ses lettres à Tullius quelle admiration il avait pour Jésus, et avec quelle intérêt toujours croissant il suivait le mouvement messianique.

Joseph d’Arimathie, et le prince Nicodème étaient deux grands amis, quoique ce dernier fût beaucoup plus jeune que le premier. Tous deux étaient des grands seigneurs, qui avaient de la fortune, et qui appartenaient à la Chambre des Anciens, dans le Sanhédrin. Mais bien loin d’avoir la morgue des princes des Prêtres, ils étaient des modestes et des timides.

Par leur origine, et par leurs relations ils appartenaient donc à ce qu’on est convenu d’appeler la classe dirigeante ; mais la classe qui dirigeait vraiment était le sacerdoce.

Contents de leur sort, sans ambition du côté du pouvoir et des honneurs, ils ne demandaient qu’à vivre en paix, en attendant la venue du Messie.

Neveu de Gamaliel, Nicodème avait suivi ses leçons, et il était devenu lui-même docteur en Israël. Il appartenait à la secte des pharisiens, mais au parti des modérés. Il ne se serait pas battu pour le triomphe de la justice et de la liberté ; mais il blâmait dans l’occasion ceux qui les refusaient aux autres. Joseph d’Arimathie était dans les mêmes sentiments.

Sans autorité sur les autres membres du Sanhédrin, ils jouissaient tous deux de la considération de tous, comme de l’estime publique, et ils évitaient avec soin tout ce qui pouvait les leur faire perdre.

Cherchant de bonne foi la vérité, ils avaient de secrètes sympathies pour Jésus, et s’affligeaient de la guerre à outrance que leurs collègues préparaient contre le jeune prophète. Mais ils avaient peur de se faire des ennemis et de compromettre leur position, en se déclarant ouvertement ses disciples.

Aussi fut-ce dans la nuit que Nicodème voulut avoir une première entrevue avec Jésus. Sa conscience lui imposait cette démarche ; mais par respect humain, il ne voulait pas qu’elle fût connue du public.

Cette entrevue le jeta dans un trouble profond, dont il fit part à Gamaliel.

Gamaliel, surnommé l’Ancien, était le petit-fils de l’illustre Hillel, et il avait hérité du génie, de la science et de la grande réputation de son grand’père.

Docteur de la Loi, membre du Sanhédrin, il tenait l’école la plus renommée de Jérusalem, et de nombreux élèves se pressaient autour de sa chaire. Il lui en venait d’Alexandrie et même d’Athènes. Les plus illustres au temps de notre histoire, avaient été Onkelos, Nicodème, Saul de Tarse (qui devint saint Paul) et Barnabé qui fut son compagnon de mission, Lucius, qui venait de Cyrène, Manahem, frère de lait du tétrarque Hérode, Étienne, qui fut le premier martyr de la foi.

L’illustre professeur était un juif vrai, très attaché à la loi de Moïse, mais qui soupirait avec sincérité après l’avènement du Messie.

Il recueillait donc avec soin tous les renseignements qu’il pouvait se procurer sur Jésus de Nazareth ; et quand il était allé l’entendre au temple, il avait été transporté d’admiration et d’étonnement.

— « Comment ce jeune rabbin, disait-il à Nicodème, qui n’a jamais suivi mes leçons, ni celles d’aucune autre école, connaît-il les Écritures mieux que moi qui les étudie depuis cinquante ans ? »

« C’est un homme bien extraordinaire, et les choses qu’il dit n’ont jamais été dites par aucun prophète.

« J’ai entendu dans mon enfance mon illustre aïeul, le grand Hillel ; j’ai assisté à ses plus beaux triomphes oratoires ; mais jamais il n’a parlé comme Jésus de Nazareth. Jamais il n’aurait osé dire des choses comme celles qui tombent de la bouche de ce prophète.

« Jamais aucun homme connu dans l’histoire n’a prononcé des paroles comme celles-ci : « Je suis la Voie et la Vérité »…

« Je suis la Résurrection et la Vie », confirmant ainsi cette profession de foi de Job, qui est en même temps une prophétie : Je sais que « mon Rédempteur est vivant »…

« Un tel langage surpasse mon entendement, Nicodème, et si cet homme n’est pas le fils de Dieu, que peut-il être ? »

Gamaliel était le chef de la vieille école parmi les scribes, et son enseignement était traditionnel. Mais à côté s’affirmait la jeune école qui était avide de nouveautés, et qui avait pris Onkelos pour chef.

Grec, d’une remarquable distinction, né d’une ancienne famille de Delphes, élevé dans le paganisme, Onkelos n’avait connu jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans que les dieux de l’Olympe.

Dès auparavant cependant il avait constaté qu’il existait en Grèce un besoin de renouvellement religieux ; et les sophistes s’ingéniaient à trouver des formules et des doctrines qui pussent satisfaire ce besoin de l’humanité.

Mais les écoles se démolissaient les unes les autres, et la grande et profonde tristesse qui conduit au suicide envahissait la société.

On avait cessé de croire aux dieux — ils étaient devenus par trop ridicules. Et cependant on les regrettait. On en demandait d’autres, et les penseurs inquiets de l’avenir de l’humanité se demandaient quels dieux allaient repeupler l’Olympe vide.

Le ciel semblait fermé : Qui donc allait l’ouvrir ?

L’oracle de Delphes avait parlé jadis et annoncé une ère nouvelle ; mais depuis longtemps il était muet.

Alors, Onkelos avait émigré en Judée, à Jérusalem, et il était devenu l’un des disciples de Gamaliel. L’onctueux et savant docteur l’avait convaincu de la fausseté du polythéisme, et le jeune Grec avait fini par embrasser le judaïsme avec un zèle qui l’avait jeté dans l’intolérance pharisaïque, sauf à l’égard des sadducéens dont il se rapprochait volontiers.

Il brûla ce qu’il avait adoré. Les dieux de la Grèce lui firent horreur.

L’héritage reçu de ses parents lui parut même impur, et pour mieux montrer toute la répulsion qu’il éprouvait pour les païens et pour leur or, il alla le jeter dans la Mer Morte.

Ce dernier trait n’était pas d’un Juif ; car les Juifs détestaient bien les Gentils, mais ils prenaient volontiers leur argent.

Onkelos était très versé dans la loi mosaïque, et il est l’auteur d’un commentaire du Pentateuque en langue chaldaïque, qui est resté célèbre, et que les Juifs lisent encore avec confiance et admiration.

Mais la philosophie grecque ne lui avait pas inspiré la même répulsion que le polythéisme de Delphes et de Corinthe. Il n’avait pas cessé d’admirer Socrate et Platon, et il s’était fait à lui-même un idéal religieux qui le séduisait au point de croire que le rôle du Messie attendu serait de réaliser cet idéal.

C’était une fusion des plus pures doctrines platoniciennes avec la loi mosaïque. On comprend qu’avec ces idées, Onkelos ne pouvait pas devenir un disciple de Jésus.

Siméon Gamaliel était son ami le plus intime. Un nouveau lien s’était formé entre eux : c’était leur commune admiration pour Camilla, qu’ils s’étaient mutuellement confiée.

Gamaliel, fils, ne ressemblait pas à son père. Autant celui-ci était concilliant et pacifique, autant le fils était fanatique, intolérant et agressif. C’était un silencieux. Il n’aimait pas les longs discours, mais les actions énergiques et radicales.

Il avait étudié la loi de Moïse à l’école de son père ; mais il n’en possédait que la lettre qui tue et non l’esprit qui vivifie. Pharisien orgueilleux, infatué de sa science qu’il croyait avoir héritée des ancêtres et surtout de son aïeul — Hillel, dont il citait constamment le nom — il se montrait intransigeant et autoritaire.

Il lui semblait absurde que le Messie pût être d’humble condition et pauvre comme l’était Jésus. Il devait être prince, puisqu’il était fils de David, et entouré d’une grande puissance, puisqu’il devait rétablir le royaume d’Israël.

Il faisait partie du Sanhédrin, avec son père, et il y était déjà considéré. Les noms de Gamaliel et d’Hillel entouraient son front d’une auréole, et l’on attribuait son silence à sa sagesse.

Ajoutons que ses traits avaient une grande distinction, qu’il était de haute taille, et que sa tenue pleine de noblesse en imposait.

Il avait vingt-trois ans quand son père l’avait envoyé à Rome étudier les lettres Latines, l’histoire romaine, et celle du polythéisme. Le père avait compté que le voyage, le contact avec d’autres peuples, le spectacle d’autres coutumes et d’autres mœurs, et la manifestation d’autres idées, donneraient à son fils une culture plus policée, plus large, plus conciliante ; car il était le premier à blâmer ses exagérations, et son fanatisme.

Mais le séjour de Rome n’avait pas du tout produit ce résultat. Le scepticisme des écoles, le culte dégradant du polythéisme, la corruption des mœurs, l’avaient révolté, et il était revenu plus ennemi de Rome que jamais.

Dès son retour, il se mit à conspirer sourdement, et s’enrôla dans les Nationalistes, qu’on a plus tard appelés les Zélotes, qui voulaient à tout prix s’affranchir du joug de Rome.

Son amour pour Camilla le poussa plus violemment encore dans ce parti, quand il s’aperçut que la belle romaine ne partageait pas ses sentiments, et semblait attirée par les doctrines nouvelles que prêchait Jésus de Nazareth.

Tels étaient ceux que les questions religieuses, et surtout la question messianique, intéressaient davantage, et qui se rencontraient souvent, tantôt dans les salons du gouverneur, tantôt chez le prince Nicodème qui occupait une résidence somptueuse près de la porte de Damas, et quelquefois aussi chez Joseph d’Arimathie qui habitait la pente du Gareb au nord-ouest du Golgotha.

Or, l’on sait combien les discussions religieuses passionnent toujours, et l’on ne sera pas étonné de voir qu’elles étaient le sujet de toutes les conversations, chaque fois que les personnages que j’ai nommés se rencontraient. Il me semble que mes lecteurs y trouveront d’autant plus d’intérêt qu’elles feront mieux connaître le singulier état des esprits à cette époque.