Le Centurion/31

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L'Action sociale (p. 156-166).

III

DISCUSSIONS RELIGIEUSES


Parmi les Gentils, aussi bien que parmi les Juifs, les esprits les plus éclairés avaient le pressentiment que les anciennes institutions religieuses et politiques dépérissaient, et qu’une ère nouvelle allait se lever sur le monde.

Mais quelle race et quel homme allaient donner aux peuples ce renouveau dont ils avaient besoin ? Là était le problème. Et cette grande question était passée de l’ordre spéculatif dans l’ordre des faits. C’était la question du jour, puisqu’un grand prophète venait d’apparaître, qui disait aux foules : Ce régénérateur, ce Messie que vous attendez, c’est Moi ! Et c’est Dieu qui m’envoie vers vous !

Avenir religieux du monde et Messianisme étaient devenus le thème des discussions non seulement dans les synagogues et sur les places publiques, mais jusque dans les réunions chez le procurateur romain.

Un soir ce fut Caïus Oppius qui amena la conversation sur le sujet en disant : Il me semble qu’ils sont venus les temps chantés par notre poète Virgile et prédits par la sibylle de Cumes. Rome achève son évolution historique, comme s’est achevée celle de la Grèce ; et cette civilisation romaine dont nous sommes si fiers ira bientôt rejoindre les civilisations orientales dans la nuit du passé.

Le vieux Claudius répondit : Ce que vous prenez pour la nuit n’est qu’une éclipse. Attendez un peu et le soleil reparaîtra, Rome est immortelle.

Caïus. — Je ne dis pas le contraire, et j’espère bien que Rome ne mourra pas. Mais elle se transformera. Elle ne vivra qu’à la condition d’infuser dans sa vie nationale une foi religieuse nouvelle. Et ce qui est vrai pour Rome est également vrai pour la Grèce. N’est-ce pas, Onkelos, que ce sont aussi les croyances et les espérances de votre pays natal ?

Onkelos. — Il y a plus de trois siècles que notre grand Platon annonçait la venue d’un envoyé du ciel pour nous apprendre le culte qu’il convient de rendre à Dieu. Mais je me suis souvent demandé où il avait puisé la notion de cette suprême espérance ? La devait-il aux oracles sibyllins ? La fondait-il seulement sur la conviction que l’esprit humain par lui-même était incapable de découvrir quel culte était dû à Dieu ?

Ou bien, l’avait-il acquise de ses relations avec les Juifs et de la connaissance de leurs Livres saints ?

Je n’en sais rien ; mais il est certain qu’il parle d’un Messager divin attendu, et qu’il décrit sa vie et sa mort presque dans les mêmes termes que le prophète Isaïe. Et je ne vois pas comment il aurait pu écrire certaines pages de ses œuvres s’il n’avait pas connu les livres des Prophètes.

Nicodème. — Mais, en parlant ainsi, Platon exprimait-il seulement un sentiment personnel et nouveau ? Ou bien était-il l’écho des croyances populaires, en Grèce ?

Onkelos. — Je crois qu’il donnait une expression à une longue attente traditionnelle. Cette croyance était même éloquemment affirmée dans le Prométhée d’Eschyle, et dans certaines pages de Socrate.

Nicodème. — Et s’est-elle perpétuée en Grèce ?

Onkelos. — Je crois qu’elle a trouvé sa manifestation définitive dans l’érection d’un temple à Athènes, qui est dédié « Au Dieu Inconnu. »

Gamaliel. — Et la même croyance existe chez les Perses, et chez les Égyptiens.

Camilla. — En Italie, nos poètes ont recueilli ces traditions orientales ; et Virgile leur a donné l’expression la plus précise et la plus complète. J’ai sous la main sa quatrième églogue qui est vraiment extraordinaire.

Camilla commença à la lire. Mais son père l’interrompit :

— Ce ne sont là que des rêves de poète ; et ils n’ont de crédit qu’auprès de ceux qui ont perdu la foi dans le polythéisme. Quant à moi, je reste fidèle à la religion des ancêtres. C’est elle qui a fait la grandeur de Rome ; et c’est son abandon qui fera sa décadence. Je ne me fais pas illusion sur l’affaiblissement de notre foi. Il est le résultat de la corruption des mœurs. Nous nous applaudissons d’avoir des richesses et de vivre dans le luxe, et cependant, c’est ce qui nous fait déchoir.

Quand les Romains vivaient simplement, au lieu d’entasser les trésors et les richesses des peuples vaincus, meubles curieux, riches tentures, moelleux tapis, objets d’art, antiquités, chaque famille fournissait à la patrie des soldats courageux et robustes, des citoyens vertueux, des magistrats honnêtes. Hélas ! que les temps sont changés !

Les Juifs ne veulent avoir avec nous aucun rapport. Ils se tiennent à l’écart, parce qu’ils redoutent notre corruption, et ils ont raison.

L’histoire se répète d’ailleurs. L’Égypte et la Grèce nous ont précédés dans la voie de la décadence, et les mêmes causes produiront chez nous les mêmes effets. Mais je ne crois pas, malgré tout cela, à la décadence finale de notre religion.

Pilatus. — Eh ! bien, moi j’y crois, et je n’attends aucun renouveau. Les religions ont fait leur temps. Elles ont été de grandes forces gouvernementales, des institutions nécessaires à l’origine des sociétés, et des clairons de batailles. Mais aujourd’hui, elles ne sont plus que des cymbales.

Elles ont été des phares dans les siècles de ténèbres. Mais depuis le siècle d’Auguste, elles ne sont plus que des lanternes fumeuses.

Je comprends qu’on se laisse encore prendre à des nouveautés religieuses. Mais ces nouveautés dureront moins que les vieilleries de l’Égypte, et de la Grèce.

Je ne suis pas un impie. Je crois avec Ovide qu’un Dieu a formé la terre et l’homme en les séparant du Chaos primitif. Mais où est-il ce Dieu ? Quel être est-il et quels rapports pouvons-nous avoir avec lui ? Personne n’en sait rien, et c’est pourquoi les religions sont des chimères. Dieu seul aurait pu nous instruire là-dessus. Or, rien ne prouve qu’il ait jugé à propos de le faire.

Ceux qui prétendent qu’il leur a parlé, et qu’il leur a donné la mission d’instruire les hommes sont des trompeurs, ou des dupes et des hallucinés.

Un ami personnel de Pilatus, grec d’origine et homme de lettres, nommé Pancréas, dit alors :

— Gouverneur, je suis presque entièrement de votre avis. Cependant ma croyance a une autre base que la vôtre. Pour moi, je ne distingue pas entre la Cause et les effets, entre le Créateur et la Création. Les deux ne font qu’un, et cet un est Dieu. Il est esprit et corps. Son corps je le vois, c’est l’univers, et je présume que ce corps a une âme qui est invisible, mais dont j’observe les manifestations.

Pilatus. — Et quand ce corps a-t-il commencé d’exister ?

Pancréas. — Il est éternel comme l’esprit.

Pilatus. — Et tout est Dieu ?

Pancréas. — Tout.

Pilatus. — Toi-même ?

Pancréas. — Moi-même je suis une fraction de Dieu.

Pilatus éclata de rire, et dit : « Mon cher Pancréas, du moment que tu en fais partie, je ne puis pas croire à ton Dieu. Je ne crois pas non plus que les princes des prêtres le prennent jamais pour leur Messie, auquel, d’ailleurs, je ne crois pas.

Gamaliel, fils. — Eh ! bien, moi, gouverneur, j’y crois et je l’attends. Et quand même les prophètes ne nous auraient pas promis un Messie, je croirais à sa venue très prochaine.

Pilatus. — Pourquoi ?

Gamaliel, fils. — Parce que le monde en a besoin. Parce que, si Dieu existe, et vous ne doutez pas de son existence, il ne peut pas permettre plus longtemps qu’il soit entièrement sous la dépendance d’un seul homme qui se nomme Tiberius. Il n’y a plus de loi, il n’y a plus de justice, il n’y a plus de droits, ni de libertés pour personne. Que dis-je ? Vos dieux mêmes de Rome ne sont plus que des mythes. Il n’y a plus qu’un maître souverain de toutes choses, et de tous, et ce souverain est un monstre.

Pilatus. — Gamaliel, un tel langage n’est pas permis sous mon toit. Je suis le représentant de César, et je veux qu’on ne lui manque pas de respect en ma présence.

Gamaliel, fils. — Je vous demande pardon, gouverneur, de m’être laissé emporter par l’ardeur de mes sentiments nationalistes. Je reconnais que sous votre toit, je ne suis pas excusable de mêler la question politique à la question religieuse. J’ai voulu seulement exprimer ma conviction profonde que le monde actuel a besoin d’un Sauveur, et qu’il lui sera donné bientôt, si je comprends bien les prophéties.



Et c’est ainsi que toutes les conversations se changeaient en controverses religieuses, et finissaient par Jésus de Nazareth, qui était l’homme du jour.

Camilla y prenait part souvent, et ses observations n’étaient pas les moins raisonnables.

Elle écoutait surtout avec un intérêt extraordinaire, et c’était pour la retenir dans leur groupe que Caïus et Onkelos provoquaient les discussions, tantôt avec Gamaliel et Nicodème, tantôt avec le gouverneur et le vieux patricien.

— Nicodème, disait un jour Caïus, je reconnais que le monothéisme est vrai. Mais la nature elle-même conduit les hommes au panthéisme, qui est la religion de Pancréas, et qui finit par être à peu près la même chose que le polythéisme. C’est là un fait historique. Comment expliquez-vous alors, que les Hébreux soient restés monothéistes ? Est-ce parce qu’ils sont de race sémitique ?

Nicodème. — Non, nous sommes entourés de nations qui sont de race sémitique, et qui sont idolâtres. Ce voisinage a même toujours été pour nous le grand péril religieux. Et quand Israël a péché par idolâtrie, c’est par les peuples sémites qu’il a été entraîné.

Caïus Oppius. — Où donc alors trouvez-vous la cause de cette fidélité séculaire de votre peuple à la foi monothéiste ?

Nicodème. — La cause est surnaturelle, et elle est constatée dans nos Saints Livres ; mais elle se limite aux enfants de Jacob, le peuple choisi. Sans la révélation, sans nos rapports constants avec Dieu par l’intermédiaire de nos Prophètes, et sans les châtiments périodiques qu’il nous a infligés, nous aurions fait comme les autres peuples, et glissé dans le polythéisme. C’est ce qui est arrivé aux races sémitiques qui ne descendent pas de Jacob, et qui habitent la Phénicie, la Chaldée et l’Égypte. Mais ce n’est pas tout. L’unité de Dieu n’est pas notre seul dogme : nous en avons un autre qui est aussi important que le premier, et qui lui a conservé sa vitalité extraordinaire : c’est l’attente d’un Messie. Depuis bien des siècles les Hébreux croient qu’il viendra, et qu’il établira le royaume de Dieu dans le monde. Or ce royaume sera aussi le nôtre puisque nous sommes le peuple de Dieu ; et remarquez bien qu’il n’est pas une chose du passé, mais une institution à venir, et qui conséquemment ne peut vieillir. Notre croyance est une espérance, et cette espérance nous a fait vivre.

Caïus Oppius. — Mais les espérances meurent comme tout le reste. Comment la vôtre a-t-elle pu vivre pendant de si longs siècles sans réalisation ? L’homme se lasse vite d’attendre.

Nicodème. — C’est vrai ; et c’est pourquoi je vois dans ce phénomène historique une cause surnaturelle. Et j’y trouve une preuve de plus que Jéhovah a toujours protégé Israël.



Parfois la discussion s’engageait immédiatement sur Jésus de Nazareth et sur son enseignement, que tout le monde déclarait extraordinaire, mais dont on ne voulait pas reconnaître le caractère divin.

Onkelos était le plus ardent à repousser toute idée de divine inspiration dans les discours du Nazaréen.

— Il y a certainement, disait-il à Gamaliel l’Ancien, dans la prédication de Jésus des doctrines qui existaient avant lui. Il emprunte bien des choses à la philosophie grecque.

Gamaliel. — Et quelles déductions tirez-vous de ce fait en supposant qu’il soit vrai ?

Onkelos. — J’en déduis et conclus qu’il trompe ses disciples en leur disant que tout enseignement est divin.

Gamaliel. — Mais, mon cher Onkelos, Jésus ne doit pas repousser une vérité parce que quelques-uns de vos philosophes l’auraient enseignée avant lui. La vérité a par elle-même le caractère divin, et elle ne perd pas ce caractère en passant par la bouche de Platon, de Socrate ou de Zénon. Il y a du divin dans le génie humain, et le divin ne peut arriver jusqu’à nous qu’en s’humanisant, mais c’est toujours du divin. Je ne crois pas vraiment que Jésus ait jamais étudié la philosophie grecque, mais supposé qu’il y ait vraiment puisé quelques-unes des vérités qu’il enseigne, elles n’en seraient pas moins divines, et dès lors il a bien le droit de dire à ses disciples : « Ces vérités viennent de Dieu ».

Onkelos. — Mais nos philosophes n’étaient ni des dieux, ni des prophètes, comme les hommes que Jéhovah a envoyés au peuple Juif pour lui enseigner la vérité.

Nicodème. — Non, sans doute, et ils n’étaient pas inspirés. Mais c’est là précisément, mon cher Onkelos, un grand problème historique qu’il s’agirait d’approfondir.

D’où sont venues à l’humanité les vérités que les grands génies ont connues et enseignées ? Nous croyons, nous, à une révélation primitive faite à l’homme par Dieu lui-même ; mais comment les autres peuples ont-ils acquis la somme de vérité que nous trouvons dans leurs livres ?

La révélation primitive leur a-t-elle été transmise par la tradition ? Ou bien se sont-ils élevés par les seules forces de leur raison à la connaissance des vérités primordiales ?

Tel est le problème historique. Mais quoi qu’il en soit, la vérité est toujours la vérité. Et qu’elle nous soit inspirée par notre conscience, ou qu’elle nous soit enseignée par notre raison, ou par les savants, elle est toujours d’origine divine ; et Jésus a droit de dire, si son enseignement est vrai, qu’il vient de Dieu.

Il ne prétend pas d’ailleurs nous donner une loi de son invention, nouvelle de toutes pièces ; au contraire, il dit et répète qu’il n’est pas venu abolir la loi ancienne, mais l’accomplir et la perfectionner. Tu soutiens toi-même, Onkelos, que la loi mosaïque n’est pas immuable, qu’elle est susceptible de développement et de perfectionnement. C’est aussi mon avis. Et si je ne me trompe c’est en y mêlant ce que la philosophie grecque a de meilleur que tu prétends arriver à ce perfectionnement.

Mais alors, s’il est vrai que Jésus de Nazareth emprunte quelque doctrine à Socrate et à Platon, tu devrais travailler de concert avec lui, toi qui es resté un disciple de ces grands philosophes, malgré ta conversion au Judaïsme.

— Onkelos était assez embarrassé de répondre, lorsque Nicodème intervint, et changea le terrain de la discussion.