Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XVIII

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XVIII

Le bal de l’hôtel Surfton


Lorsque l’auto amenant Florence, Mme Travis et Mary s’arrêta devant le péristyle de l’hôtel Surfton, le bal se trouvait déjà commencé. Tout le rez-de-chaussée de l’hôtel — le plus élégant de la plage — était brillamment éclairé. On voyait, à travers les fenêtres, dans les grandes salles, tourner les couples de danseurs et les mesures de la valse que jouait l’orchestre venaient mourir jusque dans l’ombre embaumée des grands jardins endormis dans la nuit douce.

Florence, impatiente comme un enfant qui craint de perdre quelques minutes d’un plaisir attendu, descendit de voiture, aida sa mère et sa gouvernante à mettre pied à terre à leur tour et, après avoir déposé son manteau au vestiaire, entra dans les salons où avait lieu le bal.

Florence, radieuse, les yeux brillants, le teint animé, jeta un coup d’œil enchanté sur la fête. Le Cercle Rouge et sa fatale puissance étaient bien loin de ses préoccupations ; elle avait totalement oublié le secret terrible de sa naissance ; elle ne se souvenait plus des aventures extravagantes et folles auxquelles, depuis quelques jours, elle avait été mêlée sans pouvoir s’en défendre. Non, elle se savait jolie et élégante, elle était au bal, elle voulait s’amuser, rien autre n’existait pour elle. Ainsi, parfois, la destinée accorde un court répit de joie futile et sans mélange à ceux qui vont affronter de grandes luttes, de dures épreuves et de graves périls.

Dans la grande salle du bal, deux hommes, en tenue de soirée, l’un court, épais et d’allure commune, malgré son habit noir bien coupé ; l’autre mince, élancé et d’une élégante aisance, avec son frac impeccable et le grand cordon d’un ordre vague, mais décoratif, qui barrait le plastron de sa chemise, venaient de quitter le buffet, quand ils aperçurent le docteur Lamar, seul et immobile, dans un angle de la vaste salle. Aussitôt les deux hommes, en lesquels on a reconnu Ted Drew et le comte de Chertek, rejoignirent le médecin légiste.

— Eh bien, monsieur Ted Drew, et cette main ? demanda Lamar, en remarquant que le jeune homme lui avait tendu la main gauche.

— Si c’est de la mienne que vous parlez, répondit Ted Drew, avec une grimace de fureur, elle me fait un sacré mal ! Si c’est de la main de ma voleuse, eh bien, je vous assure que si je l’avais revue, je vous le dirais sans attendre que vous me le demandiez.

— Nous n’avons rien découvert, docteur Lamar, intervint Chertek. Et je vous avoue que notre arrestation ridicule de ce tantôt a calmé un peu le zèle que nous apportions dans nos recherches, a calmé le mien, veux-je dire. Il convient d’agir avec prudence et nous n’avons maintenant d’espoir qu’en vous.

— Je vous remercie infiniment de votre bonne opinion, monsieur, dit Lamar avec froideur, mais, vraiment, l’enquête manque un peu trop d’éléments. Et puis, n’oubliez pas que je suis médecin et non détective.

— Je n’oublie pas surtout votre réputation de perspicacité et d’énergie, docteur Lamar, reprit Chertek, et, puisque vous vous êtes consacré à déchiffrer ce mystère du Cercle Rouge, dont on commence à tant parler, nous espérons que vous voudrez bien nous accorder jusqu’au bout votre précieux concours.

— Et vous savez, Lamar, vous n’aurez pas à vous en plaindre, si vous réussissez, interrompit Ted Drew, avec sa brutalité coutumière. Vous me connaissez. Je suis carré en affaires. Il s’agit d’une valeur énorme, et…

— Cela suffit, monsieur Ted Drew, dit Lamar, lui coupant sèchement la parole. Ce ne sont pas de telles considérations qui me font agir, et il doit, d’ores et déjà, être bien entendu que je refuse toute offre de ce genre, étant donné surtout les négociations que vous poursuiviez avec monsieur, lorsque la voleuse est intervenue pour les empêcher. Quand j’ai été appelé par vous, j’ignorais la nature du vol dont vous vous plaigniez. Je suis au courant, maintenant, et si je poursuis mon enquête, c’est parce que le Cercle Rouge constitue un problème que je me suis juré de résoudre. Sans quoi, je vous demanderais la permission de ne me mêler de rien et de retourner en ville. La police officielle est toute indiquée pour vous venir en aide.

Il y eut, entre les trois hommes, un silence. Chertek, malgré son entraînement professionnel, avait légèrement rougi d’une colère comprimée, à la déclaration cinglante de Max Lamar, mais l’épiderme de Ted Drew n’était pas sensible. Il eut un gros rire.

— Toujours original, ce Lamar ! Enfin, ça sera comme vous voudrez. Retrouvez le Cercle Rouge, pour un motif ou pour un autre, ça me suffira…

À ce moment, Lamar, tournant la tête, vit Florence qui lui souriait du seuil d’un petit salon, voisin. Depuis quelques instants, la jeune fille s’y tenait debout, regardant le groupe formé par les trois hommes. Quelques mots de leur conversation étaient venus jusqu’à elle et elle avait tressailli de plaisir aux réponses fières et hautaines de Max Lamar. Elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la tête énergique, franche et intelligente de celui-ci et l’élégance vigoureuse de sa stature, que faisait ressortir son vêtement de soirée, d’un goût parfait et simple, aussi éloigné de la vulgarité de Ted Drew que de l’afféterie de Chertek.

— Excusez-moi, messieurs, dit Lamar, dont le visage s’anima soudain lorsqu’il vit la jeune fille. J’aperçois Mlle Travis et je vais aller la saluer.

Quittant ses interlocuteurs, il traversa le salon et vint s’incliner devant Florence et devant Mme Travis.

Mary, demeurée en arrière, ne put, cette fois encore, retenir un geste d’inquiétude en voyant Max Lamar rejoindre Florence. Il semblait à la pauvre femme qu’une fatalité mauvaise s’acharnait à les réunir et à susciter ainsi de nouveaux périls pour la jeune fille.

Au moment où Max Lamar saluait Florence Travis, une jeune femme apparut à la porte du petit salon — une jeune femme de vingt-six à vingt-sept ans, assez jolie, mais surtout provocante, aux cheveux noirs et au teint bistré sous le fard qui blanchissait ses joues, avivait ses yeux sombres, rougissait ses lèvres minces. Un corsage de velours noir emprisonnait sa taille souple, et, très décolletée, faisait valoir la matité de ses épaules nues, sur lesquelles deux simples fils de jais le retenaient.

C’était Clara Skimer qui venait « travailler » au bal de l’hôtel Surfton.

Du premier coup d’œil qu’elle jeta dans le petit salon, Clara aperçut Lamar. Aussitôt elle se rejeta en arrière et gagna une pièce voisine. Elle paraissait chercher quelqu’un, mais observait une allure indifférente et presque nonchalante qui contrastait avec l’apparence d’audace et de décision qui était comme la caractéristique de toute sa personne et lui donnait quelque chose d’inquiétant et de menaçant.

Soudain, elle fit halte. Non loin d’elle un jeune, homme roux, vêtu d’un habit correct, et appuyé aux chambranles d’une porte, regardait les danseurs du grand salon passer et repasser avec une attention qui, pour être dissimulée, n’en était pas moins vive.

Clara Skimer eut une toux légère. Le jeune homme roux tourna la tête, vit la jeune femme, la regarda un moment et, tout en la regardant, mit en évidence sa main au petit doigt de laquelle il y avait une bague composée d’un simple anneau de corail rouge. Clara Skimer, aussitôt, portant la main à sa coiffure comme pour arranger une boucle défaite, laissa voir à son annulaire une semblable bague.

Le jeune homme s’approcha et la salua.

— Voulez-vous me permettre, madame, de vous inviter pour cette valse, dit-il avec courtoisie. Et il ajouta plus bas, très gravement : à moins que vos souliers de bal ne vous gênent pour danser ?

Cette question singulière, qu’il est assez peu d’usage de formuler en même temps qu’une invitation pour une valse, n’étonna point Clara.

— J’ai un si bon cordonnier, que j’ignore cette sorte de gêne, répondit-elle à mi-voix, en appuyant sur les mots.

Elle lui tendit le bras, il lui enlaça la taille et, sûrs l’un et l’autre de ne pas se tromper, ils partirent ensemble.

— Vous travaillez avec Sam ? dit à voix basse le jeune homme, tout en valsant.

— Oui. Vous aussi ? C’est bizarre que nous ne nous connaissions pas…

— Je viens du Canada, où j’avais filé pour éviter des ennuis. Je suis passé voir Sam il y a huit jours et je lui ai dit que je venais ici pour ne pas trop me montrer en ville encore maintenant. Alors, aujourd’hui, Tom Dunn est arrivé et il m’a dit d’être à vos ordres, ce soir. Il m’a donné la bague pour que nous nous reconnaissions et m’a raconté le coup du Cercle. C’est joliment bien trouvé de la part du vieux.

— Oui, dit Clara, pour la ruse, personne ne lui arrive à la cheville. Au moment où je montais dans le train, il est venu me dire à la gare que je vous trouverai ici. Où est Tom Dunn ?

— En bas. Il lave les verres. Il s’est fait engager comme extra. On le trouvera si on a besoin de lui.

— Attention ! dit Clara tout à coup. Le couple à gauche : la petite blonde en blanc, avec la broche à son corsage…

Ils firent rapidement deux ou trois tours de valse et, soudain, par un hasard malheureux, entrèrent en collision violente avec le couple que venait de distinguer Clara. La jeune femme en blanc glissa et se tordit le pied, son danseur faillit tomber en la soutenant. Clara et le jeune homme roux se confondirent en excuses qui furent agréées poliment, quoique la jeune femme en blanc se fût tordue la cheville, si bien que son cavalier dut la conduire jusqu’à une chaise un peu à l’écart, dans une galerie ; elle se sentait étourdie et, pour la remettre, il alla lui chercher un verre d’orangeade.

Elle le but lentement, mais elle semblait oppressée et porta la main à sa poitrine.

— Mon Dieu, cria-t-elle tout à coup en devenant plus pâle encore. J’ai perdu ma broche de diamants !

Bouleversée, elle regarda autour d’elle, puis retourna dans la grande salle et se mit à chercher à terre le bijou perdu, aidée de son cavalier, puis de plusieurs autres personnes, mais ce fut en vain.

Clara qui, peu après l’accident, avait quitté le bras de son complice, se mêla à cette recherche avec une si grande ardeur qu’elle heurta par mégarde deux ou trois personnes.

Après quelques minutes, elle vit au seuil d’un petit salon le jeune homme roux qui lui faisait signe de la rejoindra. Elle obéit aussitôt, mais sans hâte.

— C’est l’homme à l’écrin dont je vous ai parlé, murmura-t-il. Il m’a demandé à vous être présenté. Il a déjà bu deux bouteilles de Champagne… Attention n’oubliez pas ; ici, je m’appelle Davis… et vous êtes ma sœur. Maud Meldon.

Clara répondit par un regard significatif. Elle avait compris. Le jeune homme roux appela du geste un gros homme d’une quarantaine d’années, haut en couleur, portant de gros bijoux voyants et qui avait l’aspect et les manières d’un courtier en marchandises. Il s’avança avec empressement.

— Je vous présente M. Strong, ma chère Maud, dit le pseudo-Davis. Monsieur Strong, ma sœur, Mme Meldon.

Le gros homme s’inclina, ils causèrent quelques instants tous les trois, puis M. Strong, visiblement impressionné par la soi-disant Maud Meldon, à laquelle il jetait des regards troublés par le champagne et enflammés par l’admiration, offrit son bras à la jeune femme pour la conduire au buffet.

— Cette tête est charmante, lui dit Clara, qui affectait de plus belle des airs nonchalants et langoureux, mais qui observait en dessous avec une attention aiguë son cavalier.

— Oui, maintenant, elle est charmante, dit avec ardeur le gros homme. Ah ! mistress Meldon, lorsque je vous ai vue, les lustres… non, c’est-à-dire la lumière… Bref, quand ce charmant jeune homme, M. Davis, votre frère… Sait-il combien il est heureux d’être votre frère ?… Mais non, je me trompe, ce n’est pas ce sentiment fraternel… auprès de vous… que l’on souhaite…

Il s’embarrassait dans des galanteries compliquées et fougueuses qu’il estimait de la plus parfaite grâce. Clara l’écoutait avec des regards en coulisse et des rires retenus qu’il prenait pour un encouragement. Il risqua une déclaration pathétique, et l’aventurière prit une mine confuse qui le ravit. Au buffet, elle trempa ses lèvres dans un verre d’orangeade et il avala quatre ou cinq gobelets de champagne. Clara en profita pour se rapprocher d’une grosse dame qui, toute constellée de bijoux, scintillait comme un soleil. Puis, M. Strong et sa conquête passèrent dans une petite serre à demi obscure où le gros homme, exalté par le champagne et sa passion naissante, devint lyrique. Clara le laissait dire, riait toujours, mais avec une confusion savamment accrue, en sorte que M. Strong, tout à fait séduit, lui offrit de l’enlever.

Quelques minutes après, seule, elle rejoignit dans un petit salon le jeune homme roux qui l’attendait.

— Voilà la clé de sa malle, lui dit-elle très vite, en lui glissant à la dérobée une petite clé. Je la lui ai prise sous prétexte de regarder une médaille à sa chaîne de montre. Vous savez où est sa chambre ?

— Oui, la mienne est tout près. L’écrin est dans sa malle, qui est blindée comme un coffre-fort. Mais lui, où est-il ?

— Il va m’attendre dans un bosquet du jardin. Je lui ai donné rendez-vous pour dans une demi-heure d’ici. Il patientera bien une autre demi-heure avant de penser que je me suis moquée de lui… s’il pense jamais cela… Donc, ne vous pressez pas, vous avez tout le temps… Vous porterez les pierres à Sam comme d’habitude. Maintenant bonsoir, nous n’avons plus besoin de nous parler. Je vais m’occuper du Cercle Rouge.

Pendant que le jeune homme roux faisait un tour dans la salle de bal, avant de remonter furtivement vers la chambre de l’infortuné Strong qui, dans les jardins, attendait déjà sa conquête. Clara Skimer se dirigea vers un grand salon tendu de tapisseries et meublé de grands fauteuils confortables à dossier très élevé. C’était une pièce de repos qui était entièrement déserte.

Clara, d’un coup d’œil, s’assura que personne autre qu’elle ne s’y trouvait ; elle alla soulever une portière au fond de la pièce, inspecta le dehors, et, rassurée, revint dans un angle du salon où se trouvait, sur un socle, un bronze représentant un chevalier en armure portant un flambeau. Clara, fouillant dans une poche dissimulée dans la doublure de sa jupe, en tira tout d’abord une broche en brillants, qui était précisément celle qu’avait perdue si singulièrement, après avoir été heurtée en valsant, la danseuse blonde en robe blanche. Clara prit une bourse dans son corsage et y mit la broche, puis elle y plaça un collier de perles et une boucle de rubis qu’elle tira successivement de sa poche. Elle remit ensuite la bourse dans son corsage.

Cela fait, l’aventurière s’approcha du socle de la statue. Derrière un des pieds de bronze du chevalier porte-flambeau se trouvaient quelques objets que Clara elle-même, au commencement de la soirée, était venue y cacher furtivement. Elle reprit ces objets. C’était la petite boîte de couleurs et la fiole que Sam Smiling lui avait données.

Rapidement, mais avec soin, après avoir imprégné de vermillon le pinceau humecté du liquide de la fiole, elle traça sur le dos de sa main droite un cercle rouge exactement semblable au modèle que Sam y avait tracé lui-même. Elle en rectifia quelques détails qui lui parurent défectueux, replaça sur le socle la boite et la fiole et attendit quelques instants que la couleur fût parfaitement sèche.

Alors, laissant pendre sa main, en la dissimulant le long de sa jupe, elle quitta le salon de repos.

Mme Travis, Florence et Max Lamar, au commencement de la soirée, dans le petit salon où ils s’étaient rencontrés, avaient causé gaiement pendant quelques minutes. Mary, à quelque distance, les observait avec inquiétude. La pauvre femme ne pouvait se défendre d’une sourde terreur quand elle voyait ensemble la jeune fille et l’homme qui l’avait déjà soupçonné. Elle redoutait qu’une imprudence ou qu’un hasard ne révélât la vérité au médecin légiste. Aussi éprouva-t-elle un vif soulagement lorsqu’un jeune homme vint inviter Florence pour danser.

La jeune fille accepta aussitôt et partit au bras de son cavalier. Lamar conduisit Mme Travis à un fauteuil et retourna trouver Ted Drew et Chertek, avec qui il eut une courte conversation. Mary, rassurée, alla s’asseoir auprès de la porte de l’antichambre.

Florence dansa longtemps avec une ardeur infatigable. Elle connaissait la plupart des jeunes gens qui étaient au bal, et, comme partout où elle allait, elle était très entourée, autant pour sa gaieté charmante et son esprit primesautier que pour sa beauté, qui était, cette nuit-là, particulièrement éclatante.

Florence, enfin, se sentit lasse. Elle refusa d’accepter une invitation nouvelle et se dirigea vers le petit salon où elle pensait retrouver Mme Travis. Mais le docteur Lamar, qui était debout dans l’embrasure d’une fenêtre, s’approcha d’elle, comme elle passait devant lui, sans le voir.

— Eh bien, mademoiselle, ce boston ne vous tente pas ?… Je vous ai aperçue tout à l’heure si légère et si rayonnante, que j’enviais votre cavalier… Vraiment, je n’ai jamais tant regretté de ne pas danser…

Il parlait avec l’aisance d’un homme du monde qui formule une galanterie banale, mais, dans sa voix, Florence crut sentir l’imperceptible tremblement d’une amertume, d’une jalousie peut-être, qu’il ne pouvait entièrement contenir. La jeune fille, sans se l’avouer, fut touchée et en même temps satisfaite de lui avoir inspiré ce sentiment que, chez tout autre, elle eut trouvé souverainement impertinent et déplacé.

— Oui, j’adore danser, répondit Florence, mais mes cavaliers étaient assommants ce soir…

Et, d’un geste spontané, tendant son bras à Max Lamar :

— Voulez-vous m’emmener dans un endroit tranquille, où nous puissions causer un peu, loin de tout ce mouvement ?… J’en ai la tête rompue…

Lamar, en sentant le bras de la jeune fille se poser sur le sien, eut peine à réprimer un frémissement de joie, mais il affecta un ton calme.

— Ma foi, si vous ne craignez pas, mademoiselle, l’odeur du tabac, il y a le fumoir qui me semble répondre à vos vœux de paix et de solitude.

— Oh ! oui, c’est une bonne idée ! Allons-y, dit Florence.

Le fumoir était une vaste pièce confortable et gaie. Au fond, adossé à une porte qu’une double portière de velours cachait, se trouvait un grand canapé de bois de teck où les deux jeunes gens s’assirent côte à côte.

Il y eut entre eux un silence qui se prolongea quelques instants. Ce n’était plus de la sympathie ni même de l’amitié qui les unissait. Un sentiment plus profond et plus tendre chaque jour les rapprochait davantage, les pénétrant d’un trouble grandissant, que Max Lamar essayait courageusement, mais en vain, de dominer, et que Florence s’avouait à peine encore et n’avait jamais éprouvé autant que ce soir-là.

La jeune fille fit un effort pour secouer cette émotion vague et douce qui la rendait rêveuse ; ce silence qui se prolongeait devenait embarrassant.

— Docteur Lamar, je vous préviens que si vous n’allumez pas une cigarette, je m’en vais, dit-elle gaiement. Nous sommes dans un fumoir, ne l’oubliez pas !…

— J’userai donc de cette permission charitable. Dans les salons où je suis resté depuis deux heures, j’ai bien souffert, dit Lamar en riant.

Et il alluma une cigarette dont la fumée s’envola de ses lèvres en volutes tourbillonnantes, en spirales fines et en ronds légers qu’il suivit des yeux distraitement.

— Voulez-vous que je vous dise ce que vous voyez dans cette fumée capricieuse ? lui demanda tout à coup Florence.

— Ce que j’y vois ? dit-il en tressaillant.

— Oui, je le sais. Vous y voyez un symbole du mystère qui vous préoccupe, n’est-il pas vrai ? Dans les cercles gris et vaporeux que forme cette fumée, vous cherchez une allusion au fameux Cercle Rouge.

— Non, ma parole d’honneur ! s’écria vivement Lamar. Je vous jure que ma pensée était bien loin de cette singulière affaire. Je ne pensais pas au Cercle Rouge, je pensais à…

Il ne dit pas à quoi ou à qui il pensait.

Il s’arrêta en jetant sur la jeune fille un regard profond qui sans doute était une suffisante explication, car elle rougit légèrement.

— Si, si, répartit-elle aussitôt. Vous ne voulez pas l’avouer par politesse, mais c’est la seule chose au monde qui vous intéresse… Du reste, je le comprends fort bien. C’est une affaire passionnante. Où en êtes-vous ?

— Je suis dans l’inconnu. À chaque pas, je me heurte à une énigme nouvelle, aussi insolite que les autres. Cette affaire est la plus extraordinaire de toutes celles dont j’aie jamais eu à m’occuper. J’ai délaissé mes travaux pour m’y consacrer et rien ne me coûtera, ni temps, ni peines pour en venir à bout. Je ne sais comment j’y arriverai, mais tôt ou tard je résoudrai le mystère du Cercle Rouge !

Il avait prononcé ces dernières paroles, d’une voix sourde, avec une énergie concentrée et obstinée qui causa à Florence un léger frisson. Elle resta mi instant silencieuse, puis un vague sourire ambigu, inaperçu de son interlocuteur, passa sur ses lèvres.

— Docteur Lamar, dit-elle tout à coup d’un ton sérieux, cette affaire vous cause bien des soucis et bien des peines. Voulez-vous que je vous aide à l’éclaircir ?

Lamar eut un mouvement de surprise et se mit à rire.

— Vous, mademoiselle ?

— Oui, moi. Florence Travis. Je vous parle très sérieusement. Cela m’intéressera, beaucoup et peut-être pourrais-je vous rendre plus de services que vous ne le pensez. Du reste, j’ai des droits à m’en occuper, ajouta-t-elle en jetant au médecin légiste un coup d’œil significatif.

Lamar se souvint des soupçons qu’il avait conçus à l’égard de la jeune fille et ne put s’empêcher de rougir,

— Eh bien ! soit, dit-il. C’est entendu, vous serez pour moi une précieuse collaboratrice. À nous deux, peut-être mènerons-nous a bien cette enquête difficile.

Il s’interrompit, croyant entendre derrière lui un léger frôlement, semblable à celui d’une portière de velours qu’on écarte doucement. Il tourna la tête, mais ne vit rien. Aucun frémissement n’agitait le riche tissu des rideaux cachant la porte contre laquelle était adosse le canapé.

— Alors, puisque vous m’acceptez comme collaboratrice, continuait Florence, il faut commencer par me rappeler en quelques mots ce que vous savez du problème.

Quelqu’un qui survenait lui coupa la parole. C’était un homme en habit noir et d’une correction parfaite, mais dont le visage semblait soucieux.

— Le docteur Lamar ? dit-il en s’approchant.

— C’est moi, monsieur, répondit Lamar un peu surpris et en regardant son interlocuteur, qu’il lui semblait avoir déjà vu, sans cependant pouvoir mettre un nom sur son visage.

— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur, reprit l’autre. Je voudrais vous demander quelques instants d’entretien.

Lamar s’excusa auprès de Florence et s’éloigna de deux ou trois pas avec le nouveau venu.

— Je m’appelle John Redmon, dit celui-ci, et je suis le directeur de l’hôtel. J’ai appris que vous étiez ici, docteur Lamar, je vous ai entendu nommer tout à l’heure au moment où vous passiez devant moi. C’est pourquoi je me suis permis de venir vous déranger. J’ai besoin de votre aide.

— De quoi s’agit-il ? dit Lamar étonné.

— Une affaire abominable, monsieur, une affaire qui, si elle s’ébruite, peut perdre de réputation mon hôtel. Des vols ont été commis ici ce soir pendant le bal. Plusieurs bijoux de prix ont été dérobés avec tant d’adresse que les victimes ne se sont aperçu de rien sur le moment. Il est évident qu’un professionnel a choisi nos salons pour y opérer. Voulez-vous m’aider à le retrouver ?

Et comme Lamar faisait un geste de protestation.

— Ne refusez pas, je vous en prie : vous êtes médecin et non détective, je le sais bien, mais c’est une affaire délicate. Si j’appelle la police et que le scandale éclate, sans parler du tort qui me sera fait, cela donnera l’éveil au voleur qui, sans doute, réussira à fuir. Au lieu de cela, une enquête discrète que vous conduiriez avec la merveilleuse habileté dont vous avez déjà donné des preuves.

Lamar réfléchissait. Il voyait une concordance entre ces vols de bijoux et le vol de documents dont Ted Drew avait été victime.

— N’avez-vous aucun indice, quel qu’il soit, qui puisse vous mettre sur la trace du voleur ? demanda-t-il au directeur de l’hôtel.

— Aucun, je vous l’ai dit. Les personnes volées se sont aperçu, par hasard, qu’elles n’avaient plus leurs bijoux et elles ne savent quand ni comment on les leur a dérobés.

— Je ne vous demande pas si vous connaissez, seulement même de vue, toutes les personnes qui sont ici. C’est impossible. Eh bien, monsieur Redmon, je vais essayer de vous venir en aide. Veuillez aller m’attendre dans le petit salon, près du vestibule. Il vaut mieux que nous ne traversions pas le bal ensemble. Je vous rejoindrai dans quelques minutes.

Le directeur s’en alla et Lamar revint, aussitôt auprès de Florence, qui l’attendait, toujours assise sur le canapé adossé aux portières de velours. Le jeune homme reprit place auprès d’elle.

— Je vous demande pardon, lui dit-il, mais il s’agit encore d’une affaire de vols, de vols qui viennent d’être commis ici ce soir. J’ai promis de faire une enquête et je vais m’en occuper, mais gardez le silence à ce sujet.

— Qui a été volé ? demanda Florence, dont la curiosité était vivement surexcitée.

— Plusieurs personnes ; voici de quoi il s’agit.

Le médecin légiste commença le récit que lui avait fait le directeur.

Pendant qu’il parlait, un mouvement léger se produisit dans les portières retombant en lourds plis derrière le canapé.

Sans le moindre bruit, les portières s’écartèrent à demi, soulevées par une main invisible.

La tête pâle de Clara Skimer apparut un instant. Elle fixa sur Florence et sur le médecin le regard aigu de ses yeux noirs. Puis son visage redevint invisible, caché par les plis, retombés à demi, du velours noir. Sa main s’allongea, une main blanche, fine et soignée, sur le dos de laquelle était le Cercle Rouge vif que la voleuse y avait tracé elle-même quelques minutes plus tôt.

Cette main, très doucement, s’avança vers Florence que le récit de Lamar absorbait et, défaisant, avec une extraordinaire légèreté, le fermoir du collier agrafé sur la nuque de la jeune fille, elle enleva le bijou.

En sentant les perles glisser sur son cou, Florence jeta un cri et tourna la tête. Lamar, surpris, fit le même mouvement.

Tous deux virent la main marquée du Cercle Rouge et qui tenait le collier qu’elle venait de voler.

Florence et Max Lamar, une seconde, furent cloués à leur place par la stupeur.

Déjà la main avait disparu.

Lamar bondit, enjamba le canapé, et voulut passer par la porte que les rideaux cachaient, mais il sentit une résistance et perdit quelques instants avant de la vaincre. La porte céda enfin, renversant deux fauteuils, avec quoi on l’avait barricadée. Lamar, que Florence rejoignit, se trouva dans un vestibule désert, éclairé seulement par la lune passant à travers la fenêtre. Il parcourut une galerie voisine, traversa deux salons et sortit dans les jardins sans pouvoir trouver la moindre trace de la voleuse. Sur le vaste perron tout enguirlandé de lierre, Florence, debout, regardait de tous côtés.

— Rien. Je n’ai rien trouvé, lui dit Lamar, en proie à une vive irritation nerveuse. C’est fou ! Elle a disparu comme une ombre ! Rentrons dans les salons, voulez-vous ? Et surtout pas un mot à qui que ce soit, avant que nous ayons pu jeter les yeux sur les mains de toutes les personnes présentes. Voilà l’heure du départ, nous n’avons qu’à nous poster dans le vestibule, auprès de la sortie.