Le Château aventureux/14

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Plon (3p. 124-128).


XIV


Dans la cour, ils virent un grand destrier qui attendait, attaché à un anneau.

— Ha, sire, voilà le cheval de ce déloyal ! Que ferai-je ?

— Acquittez votre promesse, dame. Mais il n’aura pas fait une demi-lieue qu’il me trouvera sur son chemin et, s’il ne veut rendre votre fille, je le combattrai jusqu’à ce que l’un de nous deux soit outré.

Ainsi en advint-il, et la bataille fut dure ; mais, quand ils en furent aux épées, ayant brisé leurs lances, Gaheriet jeta au chevalier un entre-deux qui lui coupa le poing ; puis, comme l’autre s’enfuyait, il le rattrapa et lui fendit la tête jusqu’au menton. Après quoi il ramassa les armes du vaincu et se mit en devoir de raccompagner la pucelle au manoir.

Or elle était gente, fine et très belle, si bien que, tout en cheminant, il la requit d’amour et la pria de devenir son amie.

— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

Il répondit qu’il était compagnon de la Table ronde et qu’il avait nom Gaheriet, frère de monseigneur Gauvain.

— En nom Dieu, répondit-elle, j’ai assez ouï parler de vous ! Et je sais que vous avez une amie en ce pays : c’est la demoiselle de la Blanche Lande. Je vois bien que vous parlez comme vous faites pour m’éprouver.

— Demoiselle, je l’aimais ; je ne l’aime plus.

— Mais quelle sûreté aurai-je que vous ne m’abandonnerez pas à mon tour pour une autre, quand vous laissez ainsi votre amie qui est plus belle et gentille femme que moi ? Je ferais folie en vous donnant mon amour, car sitôt que vous m’auriez eue à votre plaisir, vous me quitteriez comme elle.

— Tout ce que vous dites ne sert de rien. Nous sommes loin de tous et seul à seule : il vous faut faire ce que je veux.

— Comment ? me voulez-vous prendre de force ?

— Nenni ; mais je vous prie de vous donner de bonne grâce.

— Ce sera donc à ma volonté ?

— Oui, sur ma foi !

— Dites-moi : y a-t-il pucelle au monde que vous aimeriez si vous pensiez qu’elle vous haït et déprisât ?

— Certes non !

— Par mon chef, vous ne m’aurez donc pas, car je vous déteste pour avoir faussé vos amours et trahi celle qui vous chérit plus qu’elle-même ! C’est moi que vous requérez aujourd’hui, mais demain ce sera quelque autre. Et il n’est de pire trahison que de séduire les femmes par de belles paroles, car on les vainc sans peine. M’est avis, sire, qu’à travailler ainsi, vous récolterez plus de honte que d’honneur !

— Demoiselle, j’étais plus enflammé pour vous que je ne fus jamais pour nulle autre. Mais vous avez la langue si bien pendue que jamais je ne vous demanderai plus rien qui vous doive contrarier.

À ces mots, la demoiselle de rire ; puis elle se mit à chanter la pastourelle de la belle Aielot, tout en regardant Gaheriet :


Quand l’automne s’achemine,
Quand l’hiver félon revient,
Quand fleurs et feuilles déclinent,
Quand l’oiseau ne dit plus rien,
Tout seul, je vais par le bois
Plus heureux qu’un fils de roi !


Lors, j’entends à grande joie
Chanter la belle Aielot :

— « Dorenlot, j’aim’bien Guyot,
Tout mon cœur à lui s’octroie. »

De plaisir rit la méchine,
Quand de Guyot lui souvient.
Je lui dis : « Pucelle fine,
Dieu vous sauve, qui tout tient !
Votre amour, donnez-le-moi ;
Si voulez que vôtre sois,
Vous aurez ceinture en soie.
Or, laissez ce vilain sot,

— Dorenlot, le sot Guyot
Qui ne sait vous faire joie ! »

« Sire, m’avez attaquée,
Mais vous avez peu conquis.
Mainte en avez-vous priée :
Vous n’y avez guère appris.
Passez, sire chevalier !
Le cœur n’est pas si léger
Qu’on le perde à la parole.
Tel baise femme et accole
Qui ne l’aime tant ni quand.

— Dorenlot, allez-vous-en,
Jà ne me trouverez folle ! »

Ils atteignirent de la sorte le manoir, où la dame se mit à pleurer de bonheur et de pitié en voyant sa fille et la baisa plus de cent fois.

— Dame, c’est à ce franc chevalier qu’il faut faire bel accueil, dit la pucelle, car il a mis pour moi sa vie en danger, bien qu’il ne m’eût jamais vue avant ce jourd’hui.

Et, se laissant glisser de son palefroi, elle courut tenir l’étrier à Gaheriet. Il l’assura qu’il ne pouvait demeurer ; mais elle prit en riant son cheval par le frein, menaçant de le retenir de force, bref elle fit tant qu’il consentit à manger avec elles. Et il ne manqua pas de conter à la vieille dame comme sa fille lui avait bien répondu.

— Étant sage, elle ne trahit pas son lignage ! dit la mère tout heureuse. Son père était le plus prud’homme de tout le pays.

Longtemps Gaheriet causa ainsi avec la mère et la fille ; puis il demanda son cheval et, après les avoir recommandées à Dieu, il partit pour le château de la plus jeune des trois dames, dont il s’était fait enseigner le chemin.