Le Château aventureux/22

La bibliothèque libre.
Plon (3p. 153-155).


XXII


À vêpres, il s’engagea ainsi sur une très longue et étroite chaussée qui courait à travers des marécages jusqu’à la porte d’un fort château. Un chevalier sortit en le voyant et lui cria qu’il ne passerait pas sans jouter. Mais Lancelot rêvait si fort qu’il n’entendit rien, et l’autre, d’un seul coup de lance, le fit voler dans le marais.

— Sire chevalier, baignez-vous tout à votre aise ! lui crièrent en s’éloignant les écuyers du vainqueur.

Cependant Lancelot sortait de l’eau à grand’peine et remontait, tout mortifié, sur son cheval que le chevalier n’avait pas daigné emmener. Il arriva ainsi devant la porte du château et héla. Le sire parut sur la muraille et, en riant, lui demanda qui il était. Lancelot répondit qu’il était compagnon de la Table ronde.

— En nom Dieu, s’écria l’autre, vous en avez menti ! Vous n’êtes qu’un ribaud, un failli de cœur, un abat-quatre, qui allez en guise de champion. Mais vous êtes trop osé de vous dire chevalier de la Table ronde, et je vous le ferai voir !

Là-dessus, il sortit à nouveau tout armé et piqua des deux vers Lancelot. Mais, du premier coup, celui-ci l’envoya rouler dans l’eau à son tour ; après quoi il attendit tranquillement qu’il en fût sorti et lui demanda s’il voulait continuer.

— Sire, pour Dieu, merci ! répondit le chevalier. Voici mon épée ; je me rends à vous.

Et il le conduisit à grand honneur au palais, où sa sœur, qui était prude femme, fit bel accueil à Lancelot. Quand elle l’eut désarmé et rafraîchi, elle s’assit auprès de lui dans la salle, sur la jonchée, et elle lui demanda s’il connaissait un chevalier nommé Hector qui, lui aussi, était compagnon de la Table ronde.

— Par la Sainte Croix, répondit Lancelot, je ne sais pas un homme au monde que je redouterais autant, s’il nous fallait combattre à outrance, tant il est vite, preux, adroit et endurant ! Je le crois meilleur chevalier que monseigneur Gauvain.

— Ainsi doit-il être, car son père, le roi Ban de Benoïc, fut des preux de ce monde : bon chien chasse de race.

— Demoiselle, vous vous trompez : je suis Lancelot du Lac et le roi Ban de Benoïc n’a d’autre fils que moi.

À ces mots, la demoiselle se mit à pleurer de joie et de pitié et, après avoir tendrement baisé Lancelot sur la bouche, elle lui apprit comment elle avait connu le roi Ban en ce même château des Mares où ils étaient présentement, et comment elle avait mis Hector au monde, et tout ainsi que l’a rapporté l’histoire de Merlin. Puis elle courut chercher un écrin, d’où elle tira un anneau d’or, orné d’un saphir entre deux petits serpents, celui-là même dont le roi Ban lui avait fait présent.

C’est de la sorte que Lancelot apprit qu’Hector des Mares était son frère. Il en conta tout en soupant les prouesses à la demoiselle qui n’avait pas vu son fils depuis plusieurs années. Et lorsque vint l’heure du coucher, elle le mena au plus riche et magnifique lit qui ait jamais été. Puis le lendemain, quand il partit, elle voulut le convoyer quelque temps ; enfin il prit congé d’elle, et elle s’en revint, toute chagrine de le quitter.