Le Château aventureux/55

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Plon (3p. 248-251).


LV


Quand il fut hors de Camaaloth, à demi nu, tel qu’il était sorti du lit de la fille au roi Pellès, il commença de s’arracher les cheveux et de s’égratigner le visage.

— Ha ! Camaaloth ! criait-il, bonne cité, si bien garnie de seigneurs, de dames, de toute belle chevalerie, par toi j’ai commencé à vivre quand j’ai connu ma dame, et par toi je commence à mourir ! Mort, hâte-toi !

Durant une semaine, il erra dans les lieux sauvages de la forêt, marchant au hasard, gémissant jour et nuit, et sans boire ni manger, de façon qu’à la fin sa tête se vida et qu’il perdit le sens. Il fut bientôt tout hérissé, le visage charbonneux, comme celui qui ne connaît d’autres bains que ceux de l’eau tombée du ciel, bref, si noir, si hâlé, si maigre, qu’au bout d’un mois personne n’eût su le reconnaître. Et il passa tout l’hiver nu-pieds, sans autres vêtements que sa chemise et ses braies.

Un jour de grand froid, il arriva devant un pavillon dressé dans une clairière ; à la porte, on avait planté un poteau où l’on avait accroché une lance, une épée et un écu. Aussitôt Lancelot de dégainer l’épée et de frapper à grands coups sur la lance qu’il tranche et sur l’écu qu’il dépèce, faisant autant de fracas que dix gens d’armes au combat.

Au bruit, un chevalier sortit, chaudement botté et vêtu d’une robe d’écarlate bien fourrée, qui, à le voir à demi nu et en si mauvais point, comprit qu’il était en frénésie. « Celui qui le recueillerait et le ramènerait en son droit sens ferait une grande aumône », pensa ce bon seigneur, qui avait nom Bliant, et il courut prendre ses armes pour désarmer le fou sans danger. Mais, quand il s’approcha :

— Sire, laissez-moi faire ma bataille ! lui cria Lancelot.

Et comme Bliant avançait toujours, il lui asséna un tel coup sur le heaume que la lame vola en pièces et que le chevalier s’écroula assommé. Là-dessus, Lancelot jette l’épée, entre dans le pavillon d’où une demoiselle s’échappe en pure chemise et criant d’effroi, saute dans le lit qu’il trouve tout chaud et s’y endort de bien-être aussitôt.

La demoiselle, cependant, délaçait le heaume de son ami.

— Par ma foi, s’écria Bliant en rouvrant les yeux, je ne croyais pas qu’un homme né de femme pût frapper si fort ! S’il plaît à Dieu, je nourrirai et garderai celui-ci jusqu’à ce qu’il revienne en son droit sens, car c’est assurément un bon chevalier.

Et, aidé de son écuyer, il lia Lancelot tout endormi dans le lit par des chaînes et des cordes, et le fit ainsi transporter dans son château.

Il le retint là le reste de l’hiver, puis tout l’été ; mais il ne put le guérir, quoi qu’il fît. Lancelot, bien nourri, vêtu de riches robes, avait retrouvé sa grande beauté, et il semblait maintenant si paisible qu’on finit par le laisser aller à sa guise sans autre entrave qu’une petite chaîne aux pieds pour qu’il ne s’éloignât point. Ainsi demeura-t-il chez son hôte près de deux ans.

Un jour qu’il était assis sur le mur du château, il vit passer un sanglier chassé par Bliant et ses veneurs, et il lui vint grand désir d’aller avec eux. Il voulut courir, mais, se trouvant gêné par sa chaîne, il s’en irrita et la tordit si rudement qu’il la rompit ; puis il descendit l’escalier, les chevilles sanglantes, sauta sur un cheval tout sellé qu’un sergent avait laissé à l’attache dans la cour, fit force d’éperons derrière la chasse qu’il rejoignit ; et le voilà qui crie à la meute et l’excite, comme celui qui s’entendait merveilleusement à cela, tant qu’enfin le porc s’arrête et commence de faire tête aux chiens dont il occit plusieurs en peu de temps. Tous les veneurs avaient été distancés, sauf Bliant. Celui-ci avança l’épieu à la main, mais manqua son coup ; et la bête furieuse fendit le ventre de son cheval qui s’abattit de telle façon que la tête du chevalier porta rudement sur le sol, où il demeura évanoui. À ce moment, Lancelot arrivait : sentant bien que Bliant dont il avait eu maints bons traitements était en grand danger, il saute à terre sans autre arme qu’une épée qu’il avait trouvée pendue à l’arçon de la selle, et, comme le sanglier fonçait sur lui, il lui abat son arme sur la tête d’une telle force qu’il lui fend le crâne jusqu’à la cervelle. Puis il jette l’épée et s’éloigne à pied sans plus savoir ce qu’il faisait, laissant son hôte pâmé auprès de la bête morte.