Le Château dangereux/01

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 5-13).

LE CHÂTEAU DANGEREUX


CHAPITRE PREMIER.

LES DEUX VOYAGEURS.


On a vu deux armées prendre la fuite à ce terrible nom : oui, Douglas mort a gagné des batailles.
John Home.


C’était vers le déclin d’un des premiers jours du printemps. La nature, au milieu même d’une des provinces les plus froides de l’Écosse, sortait du long sommeil de l’hiver. Si la végétation ne se montrait point encore, du moins la température adoucie promettait la fin des rigueurs de la saison. On vit, à quelques milles du château de Douglas, deux voyageurs qui venaient du sud-est. En se montrant à cette période peu avancée de l’année, ils annonçaient suffisamment une vie errante, et cela seul assurait un libre passage même à travers un pays dangereux. Ils semblaient suivre la direction de la rivière qui emprunte son nom au château, et qui parcourt une petite vallée propre à faciliter l’approche de ce fameux édifice féodal. Ce filet d’eau, si petit en comparaison de sa renommée, attirait à lui l’humidité des campagnes d’alentour, et ses bords offraient une route, difficile à la vérité, qui conduisait au village et au château. Les hauts seigneurs à qui ce manoir avait appartenu durant des siècles auraient pu sans doute, s’ils l’avaient voulu, rendre ce chemin plus uni et plus commode. Mais ils ne s’étaient point encore révélés, ces génies qui, plus tard, apprirent au monde entier qu’il vaut mieux faire un circuit autour de la base d’une montagne que de gravir en droite ligne d’un côté et de descendre pareillement de l’autre, sans s’écarter d’un seul pas pour rendre le chemin plus aisé ; moins encore songeait-on à ces merveilles qui sont tout récemment sorties du cerveau de Mac-Adam. Mais à bien dire, pourquoi les anciens Douglas auraient-ils mis ces théories en pratique, quand même ils les eussent connues dans toute leur perfection ? Les machines de transport, munies de roues, si l’on excepte celles du genre le plus grossier et destinées aux plus simples opérations de l’agriculture, étaient absolument inconnues. La femme même la plus délicate n’avait pour toute ressource qu’un cheval, ou, en cas de grave indisposition, une litière. Les hommes se servaient de leurs membres vigoureux ou de robustes chevaux pour se transporter d’un lieu dans un autre ; et les voyageurs, les voyageuses particulièrement, n’éprouvaient pas de petites incommodités par suite de la nature raboteuse du pays. Parfois un torrent grossi leur barrait le passage et les forçait d’attendre que les eaux eussent diminué de violence. Souvent la digue d’une petite rivière était emportée par suite d’une tempête, d’une grande inondation ou de quelque autre convulsion de la nature ; et alors il fallait s’en remettre à sa connaissance des lieux, ou prendre les meilleures informations possibles pour diriger sa route de manière à surmonter ces fâcheux obstacles.

Le Douglas sort d’un amphithéâtre de montagnes qui bornent la vallée au sud-ouest, et c’est de leurs tributs, ainsi qu’à l’aide des orages, qu’il entretient son mince filet d’eau. L’aspect général du pays est le même que celui des collines du sud de l’Écosse, où paissent de si nombreux troupeaux. On y rencontre des terrains arides et sauvages, dont la plupart ont été, à une époque peu éloignée de la date de cette histoire, tous couverts d’arbres, comme plusieurs d’entre eux l’attestent encore par le nom de Shaw, c’est-à-dire forêt primitive. Sur les bords même du Douglas le terrain était plat, capable de produire d’abondantes moissons d’avoine et de seigle : il fournissait aux habitants autant de ces denrées qu’ils en avaient besoin. Mais, à peu de distance des bords de la rivière, si l’on exceptait quelques endroits plus favorisés, le sol susceptible de culture était de plus en plus entrecoupé de prairies et de bois, et le tout se terminait par de tristes marécages en partie inaccessibles.

C’était d’ailleurs une époque de guerre, et il fallait bien que tout ce qui était de simple commodité cédât au sentiment exclusif du péril. C’est pourquoi les habitants, au lieu de chercher à rendre meilleures les routes qui les mettaient en communication avec d’autres cantons, rendaient grâces aux difficultés naturelles qui les exemptaient de la nécessité de construire des fortifications, et de barrer complètement les passages. Leurs besoins, à peu d’exceptions près, étaient complètement satisfaits, comme nous l’avons déjà dit, par les chétives productions qu’ils arrachaient à leurs montagnes et à leurs holms[1], ces espèces de plaines leur permettant d’exercer leur agriculture bornée, tandis que les parties les moins ingrates des montagnes et les clairières des forêts leur offraient des pâturages pour les bestiaux de toute espèce. Comme les profondeurs de ces antiques forêts, qui n’avaient pas même été explorées jusqu’au fond, étaient rarement troublées, surtout depuis que les seigneurs du district avaient négligé la chasse, occupation constante des jours de paix, différentes sortes de gibier s’étaient considérablement multipliées. En traversant les parties les plus désertes de ce pays montagneux, on voyait parfois non seulement plusieurs variétés de daims, mais encore ces taureaux sauvages particuliers à l’Écosse, ainsi que d’autres animaux dont la présence indiquait l’état barbare et primitif de la contrée. On surprenait fréquemment le chat sauvage dans les noirs ravins ou dans les halliers marécageux, et le loup, déjà étranger aux districts plus populeux du Lothian, se maintenait dans cette contrée contre les empiétements de l’homme : il faisait encore la terreur des peuples qui, plus tard, ont fini par l’expulser complètement de leur île. Dans l’hiver surtout (et l’hiver était à peine écoulé), ces sauvages animaux, poussés par le manque de nourriture, et devenus d’une extrême hardiesse, fréquentaient par bandes nombreuses les champs de bataille, les cimetières abandonnés, quelquefois même les habitations humaines, pour y guetter des enfants sans défense, et ils montraient dans ces expéditions autant de familiarité qu’en laisse voir aujourd’hui le renard, quand il s’aventure à rôder autour du poulailler de la fermière[2].

D’après ce que nous avons dit, nos lecteurs, s’ils ont fait leur tour d’Écosse (et qui ne l’a point fait aujourd’hui ?), pourront se former une idée assez exacte de l’état sauvage où se trouvait encore la partie supérieure de la vallée de Douglas pendant les premières années du xive siècle. Le soleil couchant jetait ses rayons dorés sur un pays marécageux qui allait en montant vers l’ouest, borné par les montagnes que l’on nommait le grand et le petit Cairntable. La première était, pour ainsi dire, la mère de toutes les collines du voisinage, source de plus de cent rivières, et sans contredit la plus élevée de toute la chaîne. Elle conservait encore sur sa sombre crête et dans les ravins dont ses flancs étaient sillonnés, des restes considérables de ces antiques forêts dont toutes les éminences de cette contrée étaient jadis couvertes. Cela pouvait se dire surtout des collines sur lesquelles les rivières, tant celles qui coulent vers l’est que celles qui s’en vont à l’ouest se décharger dans la Solway, cachaient leur modeste origine, comme de pieux solitaires se dérobent aux yeux du monde.

Le paysage était encore éclairé par les rayons du soleil couchant, qui, tantôt se réfléchissaient dans des marais ou des cours d’eau ; tantôt s’arrêtaient sur d’énormes rochers grisâtres qui encombraient alors le sol, mais que le travail de l’agriculture a depuis fait disparaître ; tantôt enfin ils se contentaient de dorer les bords d’un ruisseau, prenant alors successivement une teinte grise, verte ou rougeâtre, suivant que le terrain lui-même présentait des rocs, du gazon, ou formait de loin comme un rempart de porphyre d’un rouge foncé. Parfois aussi l’œil pouvait se reposer sur la vaste étendue d’un marécage brunâtre et sombre, tandis que les jaunes rayons du soleil étaient renvoyés par un petit lac, par une nappe d’eau claire dans la montagne, dont le brillant, comme celui des yeux dans la figure humaine, donnait la vie et le mouvement à tout l’ensemble.

Le plus âgé et le plus robuste des deux voyageurs était un homme bien mis et même richement habillé, par rapport aux modes du temps. Il portait sur son dos, suivant la coutume des ménestrels ambulants, une boîte qui renfermait une petite harpe, une guitare, une viole ou quelque autre instrument de musique propre à l’accompagnement de la voix : la caisse de cuir l’annonçait d’une manière incontestable, quoique sans indiquer la nature exacte de l’instrument. La couleur du pourpoint de ce voyageur était bleue, celle de ses chausses était violette, avec des crevés qui montraient une doublure de même couleur que la jaquette. Un manteau aurait dû, suivant la coutume ordinaire, recouvrir ce costume ; mais la chaleur du soleil, quoique la saison nouvelle fût encore peu avancée, avait forcé le ménestrel de le plier en le serrant autant que possible, et d’en former un paquet long qu’il avait attaché autour de ses épaules, comme la redingote militaire de notre infanterie. La netteté avec laquelle ce manteau était arrangé dénotait un voyageur qui connaissait depuis long-temps et par expérience toutes les ressources nécessaires contre les changements de temps. Une grande quantité de rubans étroits ou aiguillettes, servant chez nos ancêtres à joindre leur pourpoint avec leurs chausses, entourait tout son corps d’une espèce de cordon composé de nœuds bleus et violets, correspondant ainsi pour la couleur avec les deux parties de l’habillement. La toque ordinairement portée avec ce riche costume était celle que les peintres donnent à Henri VIII et à son fils Édouard VI. Celle du voyageur était plus propre, vu la riche étoffe dont elle était faite, à briller dans un lieu public, qu’à garantir d’un orage ou d’une averse. On y remarquait encore les deux couleurs, car elle était composée de différentes taillades bleues et violettes ; et l’homme qui la portait, sans doute pour se donner un certain air de distinction, l’avait ornée d’une plume de dimension considérable, et aussi des couleurs favorites. Les traits au dessus desquels se balançait cette espèce de panache n’avaient absolument rien de remarquable pour l’expression. Néanmoins, dans un pays aussi triste que l’ouest de l’Écosse, il aurait été difficile de passer près de cet individu sans lui accorder plus d’attention qu’il n’en aurait excité dans un lieu où la nature du paysage aurait été plus propre à captiver les regards des passants.

Un œil vif, un air sociable qui semblaient dire : « Oui, regardez-moi, je suis un homme qui vaut la peine d’être remarqué, » donnaient de l’individu une idée qui pouvait être favorable ou défavorable, suivant le caractère des personnes que rencontrait le voyageur. Un chevalier ou un soldat aurait pu s’imaginer simplement qu’il avait rencontré un joyeux gaillard, bien capable de chanter une chanson, de conter une histoire un peu leste, et de boire sa part d’un flacon, doué enfin de toutes les qualités qui constituent un gai camarade d’hôtellerie, sinon que peut-être il ne mettait pas trop d’empressement à payer son écot. D’un autre côté, un ecclésiastique aurait trouvé que le personnage habillé de bleu et de violet avait des mœurs un peu trop relâchées, et ne savait pas assez contenir sa gaîté pour que sa compagnie pût convenir à un ministre des autels. Cependant on voyait sur la physionomie du ménestrel une certaine assurance, d’où il était permis de conclure qu’il n’aurait pas été déplacé dans des scènes sérieuses. Un riche voyageur (et le nombre n’en était pas considérable à cette époque) aurait pu redouter en lui un voleur de profession, ou un homme capable de profiter de l’occasion pour devenir tel ; une femme aurait craint de sa part une conduite peu respectueuse, et un jeune homme, une personne timide, eût songé tout de suite à un meurtre ou à de coupables violences. Néanmoins, s’il ne portait pas d’armes cachées, le ménestrel était mal équipé pour entreprendre aucune voie de fait. Sa seule arme visible était un petit sabre recourbé, semblable à ce que nous appelons aujourd’hui un coutelas ; et l’époque aurait justifié tout individu, si pacifiques que fussent ses intentions, de s’armer ainsi contre les dangers de la route. Mais si un premier regard pouvait en certaines occasions être défavorable à notre voyageur, un coup d’œil jeté sur son compagnon devait en tout cas lui servir de justification et de garantie. Et pourtant ce dernier était enveloppé dans son manteau qui, lui couvrant en partie le visage, laissait beaucoup à deviner.

Ce second voyageur paraissait être un doux et gentil garçon encore dans la fleur de la jeunesse. Il portait la robe d’Esclavonie, vêtement ordinaire du pèlerin, plus serrée autour de son corps que la rigueur du temps ne semblait l’exiger. Sa figure, vue imparfaitement sous le capuchon, était prévenante au plus haut degré, et quoiqu’il portât aussi une épée, il était facile de voir que c’était plutôt pour se conformer à l’usage que dans le dessein de s’en servir. On pouvait remarquer des traces de chagrin sur son front, et de larmes sur ses joues ; telle était même sa tristesse, qu’elle semblait exciter la sympathie de son compagnon plus indifférent. Ils causaient ensemble, et le plus âgé des deux, tout en prenant l’air respectueux qui convient à l’inférieur parlant à son supérieur, semblait, par le ton et les gestes, témoigner à son camarade de route autant d’intérêt que d’affection.

« Bertram, mon ami, dit le jeune voyageur, de combien sommes-nous encore éloignés du château de Douglas ? Nous avons déjà parcouru plus de trente milles, et c’était là, disais-tu, la distance de Cammock… ou comment appelles-tu l’hôtellerie que nous avons quittée à la pointe du jour ? — Cumnock, ma très chère dame… Je vous demande mille fois pardon, mon gracieux jeune seigneur. — Appelle-moi Augustin, répliqua son camarade, si tu veux parler comme il convient pour le moment. — Oh ! pour ce qui est de cela, dit Bertram, si Votre Seigneurie peut condescendre jusqu’à mettre de côté sa qualité, mon savoir-vivre ne m’est si solidement cousu au corps que je ne puisse le quitter et le reprendre ensuite sans en perdre un seul lambeau ; et puisque Votre Seigneurie, à qui j’ai juré obéissance, a bien voulu m’ordonner de la traiter comme mon propre fils, il serait honteux à moi de ne pas lui témoigner l’affection d’un père. Ah ! je puis bien jurer mes grands dieux que je vous dois des attentions toutes paternelles, quoique je n’ignore pas qu’entre nous deux c’est le fils qui a joué le rôle du père, le père qui a été soutenu par la tendresse et la libéralité du fils. En effet, Bertram a-t-il jamais eu faim ou soif, sans que la grande table de Berkely[3] satisfît tous ses besoins ? — Je voudrais, répliqua la jeune personne, je voudrais qu’il en eût toujours été ainsi. À quoi bon les montagnes de bœuf et les océans de bière que produisent, dit-on, nos domaines, s’il se trouve, parmi nos vassaux, un seul être qui souffre de la faim ; et surtout si c’est toi, Bertram, toi qui as servi pendant plus de trente ans comme ménestrel dans notre maison. — Assurément, madame, répondit Bertram, ce serait une catastrophe semblable à celle qu’on raconte du baron de Fastenough, lorsque sa dernière souris mourut de faim dans la paneterie même ; et si j’échappe à ce voyage sans une telle calamité, je me croirai pour le reste de ma vie à l’abri de la soif et de la famine. — Tu as déjà souffert une ou deux fois de pareils dangers, mon pauvre ami. — Ce que j’ai pu souffrir n’est rien ; et je serais un ingrat si je donnais un nom sérieux à l’inconvénient de manquer un déjeuner ou d’arriver trop tard pour dîner. Mais je ne comprends pas en vérité que Votre Seigneurie puisse endurer si longtemps un accoutrement si lourd. Vous devez sentir aussi que ce n’est pas une plaisanterie que de voyager dans ces montagnes, où les milles écossais ont si bonne mesure. Quant au château de Douglas, ma foi, il est encore éloigné de cinq milles environ, pour ne rien dire de ce qu’on appelle en Écosse un bittock, ce qui équivaut bien à un mille de plus. — Il s’agit alors de savoir, » dit la jeune personne en poussant un soupir, « ce que nous ferons quand, après être venus de si loin, nous trouverons fermées les portes du château, car elles le seront certes avant notre arrivée. — J’en donnerais ma parole, répondit Bertram. Les portes de Douglas, confiées à la garde de sir John de Wallon, ne s’ouvrent pas si aisément que celles de la dépense de notre château. Si Votre Seigneurie veut suivre mon conseil, nous retournerons vers le sud, et en deux jours au plus tard nous serons dans un pays où l’on peut satisfaire les besoins de son estomac dans le plus bref délai possible, comme le proclament toutes les enseignes des auberges. Or, le secret de ce petit voyage ne sera connu de personne en ce monde, aussi vrai que je suis un ménestrel juré et un homme d’honneur. — Je te remercie du conseil, mon honnête Bertram, mais je ne puis en profiter. Si ta connaissance de ce triste pays pouvait l’indiquer quelque maison décente, qu’elle appartînt à des gens riches ou pauvres, je m’y établirais volontiers jusqu’à demain matin. Les portes du château de Douglas seront alors ouvertes pour des étrangers d’une apparence aussi pacifique que la nôtre, et… et… je l’espère, nous trouverons bien le temps de faire à notre toilette les changements propres à nous assurer un bon accueil, de passer le peigne dans nos cheveux, vous comprenez enfin. — Ah ! madame, s’il ne s’agissait pas de sir John de Walton, je me hasarderais à vous répondre qu’une chevelure en désordre, et un air plus effronté que ne peut l’être celui de Votre Seigneurie, seraient un déguisement fort convenable pour le rôle de fils d’un ménestrel que vous désirez remplir dans la fête qui se prépare. — Comment souffrez-vous en effet que vos jeunes élèves soient si malpropres et si effrontés, Bertram ? Quant à moi, je ne les imiterai pas en ce point ; et que sir John soit actuellement au château de Douglas ou se trouve absent, je me présenterai devant les soldats qui remplissent les honorables fonctions de portier, le visage rafraîchi et la chevelure quelque peu en ordre. Quant à m’en retourner sans avoir vu un château qui m’apparaît presque dans tous mes rêves… Bref, Bertram, tu peux t’en aller, mais je ne te suivrai pas. — Et si jamais je quitte Votre Seigneurie dans une pareille situation, à présent surtout que votre fantaisie est si près de se trouver satisfaite, il faudra que le diable, oui, le diable en personne, m’arrache d’auprès de vous. Revenons au logement : non loin d’ici est située la maison d’un certain Tom Dickson de Hazelside, un des plus honnêtes habitants de la vallée ; quoique simple cultivateur, il occupait parmi les guerriers, lorsque j’étais dans ce pays, un rang aussi haut que les plus nobles gentilshommes ralliés autour des drapeaux de Douglas. — Il est donc soldat ? — Lorsque son pays ou son seigneur a besoin de son épée… et, à vrai dire, on jouit rarement ici des douceurs de la paix. D’ailleurs, il n’a d’ennemis personnels que les loups qui viennent attaquer ses troupeaux. — Mais n’oublie pas, mon fidèle guide, que le sang qui coule dans nos veines est anglais, et que par conséquent nous devons redouter tous ceux qui se proclament ennemis de la Croix-Rouge. — Ne craignez rien de cet homme. Vous pouvez vous fier à lui comme au plus digne chevalier et gentilhomme du monde. Il nous sera facile de le décider à nous recevoir avec une contredanse ou une chanson ; et ceci peut vous rappeler que j’ai la résolution, pourvu que Votre Seigneurie le veuille bien, de me plier un peu au goût des Écossais. Les pauvres gens aiment tant la musique ! n’eussent-ils qu’un sou d’argent[4], ils le donneraient volontiers pour encourager la gaie science. Ah ! je vous promets qu’ils nous accueilleront comme si nous étions nés sur leurs sauvages montagnes ; et pour toutes les commodités que pourra fournir la maison de Dickson, le fils du ménestrel n’exprimera pas un désir en vain. Maintenant voulez-vous être assez bonne pour dire à votre ami dévoué, à votre père adoptif, ou plutôt à votre fidèle serviteur, à votre loyal guide, quel est votre bon plaisir dans cette affaire ? — Oh ! assurément nous accepterons l’hospitalité de l’Écossais, puisque vous engagez votre parole de ménestrel que c’est un homme digne de confiance… Vous l’appelez Tom Dickson, n’est-ce pas ? — Oui, tel est son nom ; et la vue de ce troupeau m’indique que nous sommes en ce moment sur ses propriétés. — Vraiment ? » dit la jeune femme avec quelque surprise ; « et comment êtes-vous assez habile pour le savoir ? — J’aperçois la première lettre de son nom marquée sur ces brebis. La science est ce qui mène un homme par le monde ; elle vaut bien cet anneau par la vertu duquel les vieux ménestrels disent qu’Adam comprenait le langage des bêtes dans le paradis. Ah ! milady, il y a plus d’esprit sous une blouse de berger que ne se l’imagine une belle dame, ses magnifiques broderies à la main, dans son charmant boudoir. — Soit, bon Bertram. Et quoique je ne sois pas si profondément versée dans la connaissance du langage écrit que tu l’es toi-même, il m’est impossible d’en reconnaître jamais l’utilité mieux que je ne l’apprécie en ce moment. Rendons-nous par le plus court chemin à la maison de Tom Dickson. J’espère que nous n’avons pas loin à aller ; et cependant, depuis que notre voyage est abrégé de plusieurs milles, cette idée m’a tellement remise de ma fatigue, qu’il me semble que je pourrais faire le reste de la route en dansant. »



  1. Plaines le long des ruisseaux et des rivières, appelées dans le sud, Ings.
  2. Mistriss, dit le texte, la maîtresse ou la bonne dame, comme on appelle en Écosse la femme d’un fermier. a. m.
  3. Black-stock, dit le texte, pour désigner la table permanente qui se trouvait dans la grande salle d’un baron. a. m.
  4. Silver penny, dit le texte. a. m.