Le Château dangereux/02

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 13-28).


CHAPITRE II.

LES ARCHERS.


Rosalinde. Eh bien ! voici la forêt des Ardennes.
Touchstone. Hélas ! à présent que me voilà dans les Ardennes, je suis plus insensé. Quand j’étais à la maison, j’étais dans un endroit meilleur ; mais des voyageurs doivent être toujours contents.
Rosalinde. Sois-le donc, bon Touchstone. Vois-tu, qui vient là ?… Un jeune homme et un vieux, occupés d’une conversation sérieuse.
Shakspeare. Comme il vous plaira, sc. iv, acte II.


Tandis que les voyageurs s’entretenaient de la sorte, ils atteignirent un endroit où le chemin, en faisant un détour, leur offrit une perspective plus étendue à travers ce même pays qu’un terrain sans cesse brisé leur avait à peine permis d’entrevoir. Une vallée le long de laquelle coulait un petit ruisseau, tributaire du Douglas, présentait des traits sauvages, mais non désagréables : cet asile solitaire et verdoyant était planté çà et là de bouquets d’aunes, de noisetiers et de chênes en taillis, qui avaient maintenu leur position dans le creux de la vallée, quoiqu’ils eussent disparu des flancs plus rapides et plus exposés de la montagne. La ferme ou la maison seigneuriale (car, à en juger par la grandeur et l’apparence de l’édifice, ce pouvait être l’un ou l’autre) était un bâtiment large, mais bas, dont les murailles et les portes étaient assez solides pour résister à toutes les bandes de voleurs qui parcouraient habituellement le pays. Il n’y avait rien pourtant qui pût la défendre contre une force majeure ; car, dans un pays ravagé par la guerre, le fermier était, alors comme aujourd’hui, obligé de souffrir sa part des grands maux qui accompagnent un tel état de choses ; et sa condition, peu digne d’envie, devenait bien pire encore en ce qu’elle ne présentait aucune sécurité. À un demi-mille plus loin environ, on voyait un bâtiment gothique de très petite étendue, d’où dépendait une chapelle presque ruinée : le ménestrel assura que c’était l’abbaye de Sainte-Brigitte. « Autant que je puis savoir, dit-il, on a toléré l’existence de ce couvent : on permet à deux ou trois vieux moines, ainsi qu’à autant de nonnes, d’y servir Dieu et quelquefois de donner asile à des voyageurs écossais. Ils ont en conséquence contracté des engagements avec sir John de Walton, et accepté pour supérieur un ecclésiastique sur lequel il croit pouvoir compter. De là vient que s’il arrive aux voyageurs de laisser échapper quelques secrets, on croit qu’ils finissent toujours par arriver d’une manière ou d’une autre aux oreilles du gouverneur anglais : à moins donc que Votre Seigneurie ne le veuille absolument, je pense que nous ferons bien de ne pas demander l’hospitalité à ce couvent. — Certainement non, si tu peux me procurer un logement où nous ayons des hôtes plus discrets. »

En ce moment deux formes humaines apparurent, s’approchant aussi de la ferme, mais dans une direction opposée à celle de nos deux voyageurs. On paraissait se disputer, et l’on parlait si haut que le ménestrel et sa compagne purent distinguer les voix, quoique la distance fût considérable. Après avoir regardé quelques minutes en plaçant sa main au dessus de ses yeux, Bertram s’écria enfin : « Par Notre-Dame ! c’est mon vieil ami Tom Dickson, j’en suis sûr… Pourquoi donc est-il de si mauvaise humeur contre ce jeune garçon qui peut bien être, je crois, son fils Charles, ce petit bambin toujours éveillé, qui ne faisait que courir et tresser du jonc, il y a quelque vingt ans ? Il est heureux que nous trouvions nos amis dehors ; car, j’en réponds, Tom a une bonne pièce de bœuf dans le pot pour son souper, et il faudrait qu’il eût bien changé pour qu’un vieil ami n’en eût point sa part. Qui sait enfin, si nous étions arrivés plus tard, auraient-ils jugé convenable de tirer leurs verroux et de débarrer leurs portes si près d’une garnison ennemie ? car, à donner aux choses leur véritable nom, c’est ainsi qu’il faut appeler une garnison anglaise dans le château d’un noble écossais. — Fou que tu es, répliqua la jeune dame, tu juges sir John de Walton comme tu jugerais quelque grossier paysan pour qui l’occasion de faire ce qu’il veut est une tentation et une excuse de se montrer cruel et tyran. Mais je puis t’en donner ma parole, laissant de côté la querelle des royaumes qui, bien entendu, se videra loyalement de part et d’autre sur des champs de bataille, tu reconnaîtras que les Anglais et les Écossais, sur ce domaine et dans les limites de l’autorité de sir John de Walton, vivent ensemble comme fait ce troupeau de moutons et de chèvres sous un même chien : ennemi que ces animaux fuient en certaines occasions, mais autour duquel néanmoins ils viendraient aussitôt chercher protection si un loup venait à se montrer. — Ce n’est pas à Votre Seigneurie, répliqua Bertram, que je me permettrais d’exposer mon opinion sur ce point ; mais le jeune chevalier, lorsqu’il est recouvert des pieds à la tête de son armure, est bien différent du jeune homme qui se livre au plaisir dans un riche salon, au milieu d’une réunion de belles ; et quand on soupe au coin du feu d’un autre, quand votre hôte se trouve être Douglas-le-Noir, on a raison de tenir ses yeux sur lui pendant qu’on fait son repas… Mais il vaudrait mieux chercher des vivres et un abri pour ce soir, que de rester ici à bâiller et à parler des affaires d’autrui. » À ces mots, il se mit à crier d’une voix de tonnerre : « Dickson ! holà ; hé ! Thomas Dickson ! ne veux-tu pas reconnaître un vieil ami, bien disposé à mettre ton hospitalité à contribution pour son souper et son logement de la nuit ? »

L’Écossais, dont l’attention fut excitée par ces cris, regarda d’abord le long de la rivière, puis il leva les yeux sur les flancs nus de la montagne, et enfin les abaissa sur les deux personnes qui en descendaient.

Avant de quitter la partie abritée du vallon pour aller à leur rencontre, le fermier du vallon de Douglas, trouvant sans doute la soirée trop froide, s’enveloppa plus étroitement dans son plaid grisâtre. En effet, dès une époque reculée, ce vêtement était en usage parmi les bergers du sud de l’Écosse : sa forme donne un aspect romantique aux paysans et aux hommes des classes moyennes, et, quoique moins brillant et moins fastueux de couleurs, il est aussi pittoresque dans son arrangement que le manteau militaire, le manteau de tartan des montagnards. Quand ils se furent rapprochés, la dame put voir dans l’ami de son guide un homme vigoureux et même athlétique : il avait déjà passé le milieu de la vie, et son visage, battu par de nombreuses tempêtes, montrait des marques de l’approche de la vieillesse, mais non des infirmités qu’elle amène avec elle. Des yeux vifs, qui semblaient tout observer, signalaient un homme qui avait long-temps vécu dans un pays où il avait toujours eu besoin de regarder autour de lui avec précaution. Ses traits étaient encore gonflés de courroux, et le beau jeune homme qui l’accompagnait paraissait mécontent comme s’il eût reçu des preuves sévères de l’indignation paternelle : à en juger par la sombre expression mêlée à une apparence de honte sur sa physionomie, il semblait en même temps dévoré de colère et de regret. « Ne vous souvenez-vous pas de moi, mon vieil ami ? » demanda Bertram, lorsqu’ils furent assez près pour s’entendre ; « les vingt années qui ont passé sur nos têtes depuis que nous nous sommes vus ont-elles emporté avec elles tout souvenir de Bertram, le ménestrel anglais ? — En vérité, répondit l’Écossais, j’ai vu assez de vos compatriotes pour me souvenir de vous, et je n’ai jamais pu entendre quelqu’un d’entre eux siffler seulement,

Maintenant le jour se lève,


sans songer à quelque air de votre joyeuse viole[1]. Et cependant l’homme est une si pauvre créature que j’avais oublié jusqu’à la mine de mon vieil ami, et que je l’ai à peine reconnu de loin. Aussi, c’est que nous avons eu nos peines depuis un certain temps : il y a un millier de vos compatriotes qui tiennent garnison dans le château de Douglas qu’on aperçoit d’ici, aussi bien que dans d’autres places de la vallée, et c’est là un triste spectacle pour un véritable Écossais !… Ma pauvre maison n’a pas même échappé à l’honneur d’une garnison composée d’un homme d’armes, plus deux ou trois coquins d’archers, un ou deux méchants galopins qu’on nomme pages, et quelques autres gens de cette espèce, qui ne permettront jamais à un homme de dire : « Ceci est à moi, » même au coin de son propre feu. Ne prenez donc pas mauvaise opinion de moi, vieux camarade, si je vous fois un accueil un peu plus froid que vous ne devriez l’attendre d’un ami d’autrefois ; car, par Sainte-Brigitte de Douglas ! il me reste bien peu de chose avec quoi je puisse souhaiter la bienvenue… — Souhaitée avec peu, elle sera aussi bonne, répliqua Bertram. Mon fils, fais ta révérence au vieil ami de ton père. Augustin commence l’apprentissage de mon joyeux métier, mais il aura besoin de quelque exercice avant de pouvoir en supporter les fatigues. Si vous pouvez lui faire donner quelque chose à manger, et lui procurer ensuite un lit où il pourra dormir en repos, nous aurons tous les deux ce qu’il nous faut : vous-même, en effet, quand vous voyagiez avec mon ami Charles, que voilà, je pense, vous vous imaginiez avoir toutes vos aises du moment où rien ne lui manquait. — Oh ! que le diable m’emporte si je recommencerais à présent ! répliqua le fermier écossais ; je ne sais pas de quoi les garçons d’aujourd’hui sont faits… ce n’est pas du même bois que leurs pères assurément… ils ne sont pas nés de la bruyère qui ne craint ni vent ni pluie, mais de quelque plante délicate d’un pays lointain, qui ne poussera que si vous l’élevez sous un verre, et qui porte un germe de mort. Le brave seigneur de Douglas, dont j’ai été le compagnon d’armes[2] (et je puis le prouver), ne désirait pas, du temps qu’il était page, d’être nourri et logé comme il faudrait que le fût aujourd’hui votre ami Charles pour être content. — Voyons, dit Bertram, ce n’est pas que mon Augustin soit délicat, mais, pour d’autres raisons, je vous prierai encore de lui donner un lit, et un lit séparé, car il a été dernièrement malade. — Oui, je comprends, répliqua Dickson, votre fils a un commencement de cette maladie connue en Angleterre sous le nom de mal noir, et dont vos compatriotes meurent si souvent. Nous avons beaucoup entendu parler des ravages qu’elle a exercés dans le sud. Vient-elle par ici ? »

Bertram répondit affirmativement par un signe de tête.

« Eh bien ! la maison de mon père, continua le fermier, a plus d’une chambre, et votre fils en aura une des mieux aérées et des plus commodes. Quant au souper, vous mangerez votre part de celui qu’on a préparé pour vos compatriotes. Puisqu’il faut que j’en nourrisse une vingtaine, ils ne s’opposeront pas à la requête d’un aussi habile ménestrel que toi, demandant l’hospitalité pour une nuit. Je suis honteux de le dire, il faut que je fasse ce qu’ils veulent dans ma propre maison. Ventrebleu ! si mon brave seigneur était en possession de ses biens, j’ai encore assez de cœur et de force pour les chasser tous de chez moi comme… comme… — Parlez franchement, interrompit Bertram, comme cette bande d’Anglais vagabonds venus de Redesdale, que je vous ai vu expulser de votre maison, ainsi qu’une portée de petits chiens aveugles. Certes, aucun d’entre eux ne retourna la tête pour voir qui leur faisait cette politesse, avant qu’ils fussent à mi-chemin de Cairntable. — Oui, » répliqua l’Écossais en se redressant et en grandissant d’au moins six pouces ; « alors j’avais une maison à moi, une cause à défendre et un bras pour combattre ; maintenant je suis… Qu’importe qui je sois ! le plus noble seigneur d’Écosse est aussi à plaindre que moi. — Vraiment, mon ami, reprit Bertram, vous considérez maintenant la chose sous le juste point de vue. Je ne dis pas qu’en ce monde l’homme le plus sage, le plus riche ou le plus fort, a le droit de tyranniser ses voisins, parce que celui-ci est le plus faible, le plus ignorant, le plus pauvre ; mais encore, quand une lutte de ce genre s’est une fois engagée, il faut bien se soumettre au cours des choses : or, dans une bataille, ce sera toujours la richesse, la force, la science, qui triompheront. — Avec votre permission cependant, répondit Dickson, le parti le plus faible, s’il réunit tous ses efforts et tous ses moyens, peut à la longue exercer contre l’auteur de ses maux une vengeance qui le dédommagera du moins de sa soumission temporaire ; et il agit bien simplement comme homme, bien sottement comme Écossais, celui qui endure ces injustices avec l’insensibilité d’un idiot, ou qui cherche à s’en venger avant le temps marqué par le ciel… Mais si je vous parle ainsi, vous allez, comme l’ont déjà fait plusieurs de vos compatriotes, refuser d’accepter une bouchée de pain et un logement pour la nuit dans une maison où vous pourriez ne vous éveiller au matin que pour vider avec du sang une querelle nationale. — Non, non, répliqua Bertram ; il y a long-temps que nous nous connaissons, et je ne redoute pas plus de rencontrer de la haine dans votre maison que vous ne me supposez l’intention d’aggraver encore les maux dont vous vous plaignez. — Soit ! c’est pourquoi vous êtes, mon vieil ami, le bienvenu dans ma demeure, tout comme au temps où nul hôte n’y entrait sans mon invitation… Quant à vous, mon jeune ami, maître Augustin, nous prendrons autant soin de vous que si vous arriviez avec un front serein et des joues roses, comme il convient mieux aux doctes de la gaie science. — Mais pourquoi, si je puis vous faire cette question, dit Bertram, étiez-vous donc tout à l’heure si fâché contre mon jeune ami Charles ? »

Le jeune homme répondit avant que son père eût le temps de parler. « Mon père, mon cher monsieur, peut colorer la chose comme bon lui semblera, toujours est-il que la tête des gens fins et sages faiblit beaucoup dans ces temps de troubles. Il a vu deux ou trois loups se jeter sur trois de nos plus beaux moutons, et, parce que j’ai crié pour donner l’alarme à la garnison anglaise, il s’est mis en colère contre moi, mais dans une colère à me tuer. Quel est mon crime ? d’avoir arraché ces pauvres bêtes aux dents qui allaient les dévorer. — Voici une étrange histoire sur votre compte, mon vieil ami, dit Bertram. Êtes-vous donc de connivence avec les loups pour qu’ils vous volent votre troupeau ? — Allons, parlons d’autre chose, si vous m’aimez vraiment, répondit le cultivateur. Charles aurait pu dans son récit se rapprocher un peu davantage de la vérité, s’il avait voulu… Mais parlons d’autre chose. »

Le ménestrel, s’apercevant que l’Écossais était vexé et embarrassé, n’insista point davantage.

Au moment où ils passaient le seuil de la maison de Thomas Dickson, ils entendirent deux soldats anglais qui causaient à l’intérieur. « Paix, Anthony, disait une voix ; paix ! pour l’amour du sens commun, sinon des bonnes manières et des usages ; Robin Hood lui-même ne se mettait jamais à table avant que le rôti fût prêt. — Prêt ! » répliqua une grosse voix ; « je te dis qu’il est brûlé ; mais tout brûlé qu’il est, ce coquin de Dickson n’en aurait que petite part, si le digne sir John de Walton n’eût donné l’ordre exprès aux soldats qui occupent les postes extérieurs d’accorder à leurs hôtes les provisions qui ne leur sont pas nécessaires pour leur propre subsistance. — Silence, Anthony, silence, gare à toi ! reprit le premier interlocuteur. Si jamais j’ai entendu le pas de notre hôte, je l’entends à présent ; cesse donc de grogner, puisque notre capitaine, comme nous le savons tous, a défendu, sous des peines sévères, toute querelle entre ses hommes et les gens du pays. — À coup sûr, répliqua Anthony, je n’ai rien fait qui puisse en occasioner une ; mais je voudrais être également certain des bonnes intentions de ce sombre Thomas Dickson à l’égard des soldats anglais, car je vais rarement me coucher dans cette maudite maison, sans m’attendre à avoir la bouche aussi large ouverte qu’une huître altérée avant de me réveiller le lendemain. Le voilà qui vient cependant, » ajouta Anthony en baissant le ton, « et je veux être excommunié s’il n’amène pas avec lui cet animal furieux, son fils Charles, avec deux autres étrangers dont la faim, j’en répondrais, sera assez grande pour avaler tout le souper, s’ils ne nous font pas d’autre mal. — Fi, fi donc, Anthony ! murmura son camarade ; jamais archer meilleur que toi ne porta l’uniforme vert, et cependant tu affectes d’avoir peur de deux voyageurs fatigués, et tu t’alarmes de l’invasion que leur appétit pourra faire sur le repas du soir. Nous sommes quatre ou cinq ici ; nous avons nos arcs et nos flèches[3] à notre portée, et nous ne craignons pas que notre souper nous soit ravi, ou que notre part nous soit disputée par une douzaine d’Écossais établis ou vagabonds… Comment ? » ajouta-t-il en se tournant vers Dickson, « que nous direz-vous donc, quartier-maître ? Vous savez bien que, d’après les ordres précis qui nous ont été donnés, nous devons nous enquérir du genre d’occupations des hôtes que vous pouvez recevoir ; vous êtes aussi prêt pour le souper, je parie, que le souper l’est pour vous, et je vous retarderai seulement vous et mon ami Anthony, qui commence terriblement à s’impatienter, jusqu’à ce que vous ayez répondu aux deux ou trois questions d’usage. — Bend-the-Bow[4], répondit Dickson, tu es un honnête garçon ; et, quoiqu’il soit un peu dur d’avoir à conter l’histoire de ses amis, parce qu’ils viennent par hasard passer une nuit ou deux dans notre maison, cependant je me soumettrai aux circonstances, et je ne ferai pas une opposition inutile. Vous noterez donc sur votre journal que, le quatorzième jour avant le dimanche des Rameaux, Thomas Dickson a amené dans sa maison d’Hazelside, où vous tenez garnison par l’ordre du gouverneur anglais sir John de Walton, deux étrangers auxquels ledit Thomas Dickson a promis des rafraîchissements et un lit jusqu’au lendemain. — Mais que sont-ils ces étrangers ? » demanda Anthony un peu vivement.

« Il ferait beau voir, murmura Thomas Dickson, qu’un honnête homme fût forcé de répondre aux questions de tout méchant vaurien !… » Mais il changea de ton et continua. « Le plus âgé de mes hôtes se nomme Bertram, ancien ménestrel anglais : il a mission particulière de se rendre au château de Douglas, et il communiquera les nouvelles dont il est porteur à sir de Walton lui-même. Je l’ai connu pendant vingt ans, et je n’ai jamais rien entendu dire sur son compte, sinon que c’était un digne et brave homme. Le plus jeune étranger est son fils, à peine rétabli de la maladie anglaise qui a fait ravage dans le Westmoreland et dans le Cumberland. — Dis-moi, demanda Bend-the-Bow, ce même Bertram n’était-il pas, il y a une année environ, au service de quelque noble dame de notre pays ? — Je l’ai entendu dire, répliqua Dickson. — En ce cas, nous courons, je pense, peu de risque, repartit Bend-the-Bow, en permettant à ce vieillard et à son fils de continuer leur route vers le château. — Vous êtes mon aîné et mon supérieur, répliqua Anthony ; mais je puis vous rappeler que ce n’est pas tout-à-fait notre devoir de laisser un jeune homme si récemment attaqué d’une maladie contagieuse pénétrer dans une garnison de mille hommes de tous rangs. Je ne sais si notre commandant n’aimerait pas mieux apprendre que Douglas-le-Noir, avec cent diables noirs comme lui, ont pris possession de l’avant-poste d’Hazelside à coups de sabre et de hache d’armes, que de savoir qu’une personne infectée de cette maladie infernale est entrée paisiblement et par la porte toute grande ouverte du château. — Il y a quelque chose dans ce que tu dis là, Anthony, répliqua son camarade ; et considérant que notre gouverneur, en se chargeant de la maudite besogne de défendre le château le plus périlleux de l’Écosse, est devenu un des hommes les plus prudents et les plus circonspects qui soient au monde, nous ferons très bien, je pense, de l’informer du fait et de prendre ses ordres pour savoir comment il nous faut disposer de ce jeune garçon. — Me voilà content, dit l’archer ; mais peut-être serait-il convenable, afin de montrer que nous savons comment les choses en pareil cas se pratiquent, d’adresser certaines questions au jeune homme… combien de temps a duré sa maladie ? par quels médecins a-t-il été soigné ? depuis quand il est guéri ? comment sa guérison peut-elle être certifiée ? etc. — C’est vrai, confrère, dit Bend-the-Bow. Tu entends, ménestrel, nous voudrions demander certaines choses à ton fils… Qu’est-il donc devenu ?… il était ici tout à l’heure ! — Avec votre permission, messieurs, répondit Bertram, il n’a fait que passer dans cette pièce. Maître Thomas Dickson, à ma prière, aussi bien que par respect et par égard pour la santé de Vos Honneurs, lui a fait promptement traverser ce salon : il a pensé qu’une chambre à coucher était l’endroit qui convenait le mieux à un jeune homme relevant d’une grave maladie, et après une journée de grande fatigue. — Il est peu ordinaire, reprit le vieil archer, de voir les hommes qui, comme nous, ne savent que bander leurs arcs et lancer des flèches, se mêler d’interrogatoires et d’instructions criminelles : cependant, vu la gravité des circonstances, il faut que nous parlions à votre fils avant de lui permettre de se rendre au château de Douglas où l’appelle, dites-vous, une mission. — Une mission, noble archer ! reprit le ménestrel ; c’est plutôt moi qui en suis chargé. — En ce cas, répondit Bend-the-Bow, nous ferons notre devoir en vous laissant aller, vous, dès la pointe du jour au château, et en faisant rester votre fils au lit, car c’est la place, je crois, qui lui convient le mieux jusqu’à ce que sir John de Walton nous donne ordre de le laisser passer outre ou de le retenir. — Et nous pouvons aussi bien, ajouta Anthony, puisque nous devons avoir la compagnie de cet homme à souper, lui faire connaître les règles de la garnison qui est momentanément établie dans cette ferme. » En parlant ainsi, il tira de sa poche de cuir un morceau de parchemin, et dit : « Ménestrel, sais-tu lire ? — C’est le point essentiel de ma profession, répondit le ménestrel. — Quant à moi, cela m’est inutile, répliqua l’archer. Lis à haute voix ce règlement ; car, ne comprenant pas ces caractères à la simple vue, je ne perds jamais l’occasion de me les faire lire, afin d’en fixer le sens dans ma mémoire. Songe donc qu’il te faut lire chaque ligne mot à mot, sans y changer une seule lettre ; à tes risques et périls, sir ménestrel, si tu ne lis pas en homme loyal. — Je serai exact, sur ma parole, » dit Bertram. Et il se mit à lire avec une extrême lenteur, car il voulait réfléchir à ce qu’il fallait faire pour n’être point séparé de sa maîtresse, séparation qui devait lui causer beaucoup d’inquiétude et de peine. Il commença donc ainsi : « Avant-poste d’Hazelside, habitation du fermier Thomas Dickson. » Bien ! Thomas ; mais, est-ce que ta maison s’appelle ainsi ? — C’est l’ancien nom de l’habitation, répondit l’Écossais, car elle est entourée d’un bouquet de hazels, autrement dit de noisetiers. — Retenez votre babillarde de langue, ménestrel, dit Anthony, et continuez, pour peu que vous en fassiez cas, ainsi que de vos oreilles dont vous paraissez disposé à moins faire usage.

« La garnison placée chez lui, continua le ménestrel, consiste en une lance avec son équipage… » Ah ! c’est donc une lance, en d’autres termes, un chevalier armé qui commande cette garnison ? — Ceci ne te regarde pas, dit l’archer. — Si vraiment, répliqua le ménestrel ; nous avons droit d’être interrogés par le chef du poste. — Je te montrerai, coquin, » dit l’archer en se levant, « que je suis assez chevalier pour que tu veuilles bien me répondre, et je te casserai la tête si tu ajoutes un seul mot. — Prends garde, frère Anthony, interrompit son camarade, nous devons traiter les voyageurs avec politesse, et surtout, avec ta permission, les voyageurs qui viennent de notre pays natal. — C’est ce qui vous est recommandé ici, » ajouta le ménestrel ; et il reprit sa lecture.

« La garde dudit poste d’Hazelside arrêtera et interrogera tous les voyageurs qui passeront par le susdit endroit, leur permettant, s’il y a lieu, de continuer leur route vers la ville ou vers le château de Douglas, mais les détenant et leur faisant rebrousser chemin, si le moindre soupçon s’élève sur leur compte ; du reste, se conduisant en toutes choses avec politesse et courtoisie à l’égard des gens du pays et des personnes qui y voyagent… » Vous voyez, excellent et très brave archer, ajouta le commentateur Bertram, que la courtoisie et la politesse sont surtout recommandées à Votre Seigneurie envers les habitants et les voyageurs qui, comme nous, se trouvent être soumis aux règles qui vous sont tracées. — Ce ne sera point aujourd’hui, dit l’archer, que je me laisserai dire comment je dois accomplir mes devoirs. Je vous conseille donc, sir ménestrel, d’être franc et sincère dans vos réponses, et vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de nous. — J’espère, en tout cas, reprit le ménestrel, que vous aurez de l’indulgence pour mon fils, qui n’est encore qu’un pauvre garçon timide, et peu habitué à jouer un rôle parmi l’équipage de ce grand navire qu’on appelle le monde. — Eh bien ! » continua le plus poli et le plus âgé des deux archers, « si ton fils est novice dans cette navigation terrestre, je réponds que toi, mon ami, à en juger par ton air et ton langage, tu es assez habile pour bien diriger ta barque. Il faudra que tu répondes toi-même aux questions de notre gouverneur ou de notre sous-gouverneur, afin qu’il puisse juger de tes intentions. Mais je crois qu’il est possible de permettre à ton fils de rester dans le couvent ici près, où, soit dit en passant, les nonnes sont aussi vieilles que les moines, et ont bientôt d’aussi longues barbes, ce qui est fort tranquillisant pour la moralité du jeune homme. Là, il attendra que tu aies terminé tes affaires au château de Douglas, et que tu sois prêt à te remettre en route. — Si une telle permission peut être obtenue, je préfère laisser mon fils à l’abbaye, et aller moi-même, en premier lieu, prendre les ordres de votre officier commandant. — À coup sûr, c’est là le parti le plus sage et le meilleur ; et avec quelques pièces d’argent, tu peux t’assurer la protection de l’abbé. — Tu dis bien. J’ai connu la vie ; j’en ai observé pendant quelque trente ans les chemins, les issues, les sentiers, les détours ; et quand on ne peut diriger sa course en habile marin après un pareil apprentissage, il est difficile qu’on s’instruise jamais, dût-on avoir tout un siècle pour cela. — Puisque tu es un marin si expérimenté, » dit à son tour l’archer Anthony, « tu as dû contracter dans tes voyages l’habitude de boire ce qu’on appelle le coup du matin : il est offert ordinairement par les voyageurs à ceux qui les guident là où manquerait l’expérience des premiers. Je vous comprends, sire archer, répondit le ménestrel. À la vérité l’argent ou le drink-gelo, comme disent les Flamands, est un objet assez rare dans la bourse d’un homme de ma profession ; néanmoins, suivant mes faibles moyens, tu n’auras point à te plaindre que tes yeux ou ceux de tes camarades aient été endommagés par un brouillard d’Écosse, tant que nous pourrons trouver une pièce d’argent anglaise pour payer la bonne liqueur qui les sait éclaircir. — À merveille ! dit l’archer ; maintenant nous nous entendrons parfaitement, et si durant la route il s’élève quelques difficultés, l’assistance d’Anthony ne te manquera pas pour les surmonter. Mais tu ferais bien d’avertir ton fils, dès ce soir, de la visite que nous ferons demain à l’abbé, car tu dois bien penser que nous ne pouvons ni n’osons retarder d’une minute notre départ pour le couvent, après que le ciel a commencé à rougir ; entre autres défauts, les jeunes gens sont souvent portés à la paresse et à l’amour de leurs aises. — Tu reconnaîtras que tu ne dois pas penser ainsi, répliqua le ménestrel ; car l’alouette elle-même, quand elle est éveillée par les premiers rayons du jour, ne s’élance pas plus légèrement vers le ciel, que mon Augustin ne répondra demain au brillant appel de l’aurore. Et maintenant que nous sommes parvenus à nous entendre, il ne me reste plus qu’à vous prier de mesurer un peu vos paroles tant que mon fils sera dans votre compagnie… c’est un jeune homme chaste et timide dans la conversation. — oh ! oh ! joyeux ménestrel, s’écria Bend-the-Bow, tu nous joues là le Satan converti. Si tu as exercé ta profession pendant vingt années, comme tu le prétends, ton fils, en ne te quittant pas depuis son enfance, doit être devenu capable d’enseigner aux diables eux-mêmes la pratique des sept péchés mortels : personne n’en connaît la théorie, si les poursuivants de la gaie science l’ignorent. — En vérité, camarade, vous avez quelque raison ; et je reconnais que, nous autres ménestrels, nous sommes trop inconsidérés sur ce chapitre. Néanmoins, ce n’est pas une faute dont je sois particulièrement coupable : au contraire, je pense que l’homme qui désire qu’on honore ses cheveux lorsque l’âge les aura parsemés d’argent, doit retenir sa gaîté en présence des jeunes gens, et montrer ainsi qu’il respecte l’innocence. Je vais donc aller, avec votre permission, dire un mot à Augustin, pour que demain nous puissions être sur pied de bonne heure. — Va, l’ami, dit le soldat anglais, et reviens vite ; notre souper attend que tu sois prêt à le partager avec nous. — Vous pouvez croire, répondit Bertram, que je ne suis pas disposé à occasionner le moindre délai. — Suis-moi donc, dit Thomas Dickson, je vais te montrer où ton jeune oiseau a son nid. »

L’hôte monta, en conséquence, un escalier de bois, et frappa à une porte qui était celle du jeune étranger.

« Votre père voudrait vous parler, maître Augustin, » continua-t-il, lorsque la porte s’ouvrit. — Excusez-moi, mon cher hôte, répondit Augustin, mais en vérité cette chambre est directement au dessus de votre salle à manger, les planches du parquet ne sont pas jointes aussi bien que possible, et il m’a fallu jouer le rôle ridicule d’écouteur aux portes ; il ne m’a point échappé un seul mot de tout ce qu’on a dit relativement à mon séjour projeté dans le couvent, à notre voyage de demain matin, et à l’heure un peu incommode à laquelle il me faudra secouer ma paresse. — Et comment trouvez-vous, ajouta Dickson, le projet qu’on a conçu de vous laisser avec l’abbé du petit troupeau de Sainte-Brigitte ? — Excellent, répondit le jeune homme, si l’abbé est un homme aussi respectable que le demande sa profession, et non un de ces ecclésiastiques turbulents qui tirent l’épée et se conduisent comme des soldats dans ces temps de trouble. — Parbleu ! mon jeune maître, répliqua Dickson, si vous consentez à lui laisser mettre la main assez avant dans votre bourse, il ne vous cherchera pas la moindre querelle. — Je le laisserai donc s’arranger avec mon père, qui ne lui refusera rien, tant que ses demandes seront raisonnables. — En ce cas, repartit l’Écossais, vous pouvez être sûr que notre abbé vous traitera fort bien, et les deux parties seront satisfaites. — C’est bien, mon fils, » dit Bertram se mêlant à la conversation ; « pour que tu sois prêt de bonne heure à faire ton petit voyage, je prie notre hôte de t’envoyer sur-le-champ quelque nourriture ; après ton souper, tu feras sagement de te mettre au lit pour chasser la fatigue du jour : demain nous en réserve encore. — Quant aux engagements que vous avez pris envers ces honnêtes archers, reprit Augustin, j’espère que vous serez à même de payer tout ce qui pourra faire plaisir à nos guides, s’ils sont disposés à être polis et fidèles. — Dieu te bénisse, mon enfant ! répliqua Bertram, tu sais déjà quel serait le moyen d’attirer à toi tous les archers anglais qui ont été à Crécy et à Poitiers. Ne craignez pas qu’ils songent à décocher leurs flèches bardées de plumes d’oie grise, quand vous leur chantez un réveillon semblable à celui qui retentissait tout à l’heure dans le nid de soie des pauvres petits chardonnerets d’or que vous m’avez mis dans la main. — Comptez donc que je serai prêt quand vous jugerez bon de partir. Je crois qu’on peut entendre d’ici les cloches de la chapelle de Sainte-Brigitte, et je ne crains pas, malgré ma paresse, de vous faire attendre, vous et votre compagnie. — Bonne nuit, et que Dieu te bénisse, mon enfant, répéta le ménéstrel ; rappelle-toi que ton père repose là tout près, et qu’à la moindre alarme, il ne manquera point d’accourir près de son fils. Je crois qu’il n’est pas nécessaire que je t’engage à te recommander au grand Être qui est notre père et notre ami à tous. »

Le pèlerin remercia son père supposé, et les deux amis se retirèrent sans ajouter un seul mot. Ils étaient forcés d’abandonner la jeune dame à ces frayeurs exagérées qui, vu la nouveauté de sa situation et la timidité ordinaire de son sexe, devaient naturellement l’assaillir.

Le galop d’un cheval retentit bientôt près de l’habitation d’Hazelside, et le cavalier fut accueilli par la garnison avec des marques de respect. Bertram parvint à comprendre, d’après la conversation des deux soldats, que le nouvel arrivé était Aymer de Valence, le chevalier qui commandait le petit détachement stationné en cet endroit. C’était à sa lance, pour nous servir de l’expression technique, qu’appartenaient les archers avec qui nous avons déjà fait connaissance, un homme d’armes ou deux, un nombre proportionné de pages et de varlets : bref, c’était à ses ordres que devait obéir la garnison établie chez Thomas Dickson, outre qu’il occupait le poste de sous-gouverneur du château de Douglas.

Pour prévenir tout soupçon relativement à lui-même et à sa compagne, aussi bien que pour assurer le repos de celle-ci, le ménestrel jugea convenable de se présenter à l’inspection de ce chevalier, la grande autorité de ce petit endroit. Il le trouva faisant son souper des restes du bœuf rôti avec aussi peu de scrupule qu’en avaient montré les archers eux-mêmes.

Ce jeune chevalier fit donc subir à Bertram un interrogatoire, tandis qu’un vieux soldat tâchait de coucher par écrit les renseignements que la personne interpellée jugeait à propos de donner. Il le questionna sur les détails de son voyage, sur ceux de l’affaire qui l’amenait au château de Douglas, et sur la route qu’il prendrait quand cette affaire serait terminée : bref, Bertram fut examiné cette seconde fois beaucoup plus minutieusement qu’il ne l’avait été par les archers, et qu’il ne lui était sans doute agréable de l’être ; car il était au moins embarrassé de la connaissance d’un secret, sinon de plusieurs. Non cependant que ce nouvel examinateur fût sombre dans son air, ou sévère dans ses questions ; car, pour les manières, il était doux, aimable et modeste comme une fille ; il avait exactement cette courtoisie que notre vieux Chaucer donne au jeune élève de chevalerie dont il esquisse le portrait dans son pèlerinage à Cantorbéry. Mais malgré toute sa douceur, le jeune Aymer de Valence mettait beaucoup de finesse et d’habileté dans ses demandes ; et Bertram fut très charmé que le jeune chevalier n’insistât pas pour voir son prétendu fils. Et pourtant, en ce cas, son esprit fertile en expédients lui eût sans doute suggéré, comme au marin au milieu de la tempête, la résolution de sacrifier une partie du tout pour conserver le reste. Il n’eut pas besoin d’en venir à ce moyen extrême, car sir Aymer le traita avec ce degré de courtoisie auquel, dans ce siècle, les poètes-musiciens étaient censés avoir droit. Le chevalier consentit sans peine, et même de grand cœur, à ce que le jeune homme demeurât au couvent, lieu tranquille, et partant très convenable pour un convalescent, jusqu’à ce que le gouverneur, sir John de Walton fît connaître quel était son bon plaisir à ce sujet. Il accéda d’autant plus volontiers à cet arrangement, qu’il détournait tout danger possible d’introduire la contagion dans la garnison anglaise.

Par ordre du jeune chevalier, tout le monde dans la maison de Dickson alla se coucher plus tôt qu’à l’ordinaire, les premiers sons des cloches de la chapelle voisine devant être le signal de la réunion dès la pointe du jour. On se réunit en effet, à l’heure convenue, et l’on se mit en marche pour Sainte-Brigitte où l’on entendit la messe. Après cette cérémonie, eut lieu, entre l’abbé Jérôme et le ménestrel Bertram, un entretien à la suite duquel le premier consentit, avec la permission de sir Aymer de Valence, à recevoir le jeune Augustin dans son abbaye pour quelques jours. En reconnaissance de cette hospitalité, Bertram promit, à titre d’aumône, une gratification qui satisfit pleinement le supérieur.

« Adieu donc, » dit Bertram en prenant congé de son prétendu fils : « compte que je ne resterai au château de Douglas que le temps absolument nécessaire pour y terminer l’affaire qui m’y amène, affaire relative au vieux livre que tu sais bien. Je reviendrai promptement te reprendre à l’abbaye pour m’en retourner avec toi dans notre pays. — mon père ! » répliqua le jeune homme avec un sourire, « je crains, si une fois vous entrez dans une belle et antique bibliothèque, que là, entouré de romans et de chroniques, vous n’oubliiez le pauvre Augustin et tout ce qui le concerne. — Ne redoute pas un pareil oubli, Augustin, » dit le vieillard en faisant un mouvement comme pour envoyer un baiser à son fils, « tu es bon et vertueux, et le ciel ne t’abandonnerait pas si ton père était assez dénaturé pour le faire. Crois-moi, toutes les vieilles chansons, même depuis l’époque de Merlin, ne parviendraient pas à t’effacer de mon souvenir. »

Ils se séparèrent donc, le ménestrel ainsi que le chevalier anglais et sa suite, pour se diriger vers le château, et le jeune homme, pour suivre respectueusement le vénérable abbé. Celui-ci fut tout ravi de reconnaître que les pensées de son hôte étaient plutôt tournées vers des choses spirituelles que vers le repas du matin, dont il ne pouvait lui-même s’empêcher de sentir l’approche.



  1. Rebeck, dit le texte ; espèce de violon ancien, à trois cordes. a. m.
  2. Henchman, espèce de premier page ou d’officier de confiance. a. m.
  3. Bills, dit le texte ; anciennes armes anglaises, peut-être des espèces de haches. a. m.
  4. Littéralement, Bande-l’arc.