Le Château dangereux/04

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 33-41).


CHAPITRE IV.

L’HISTOIRE.


Tandis que de joyeux lais et de joyeuses chansons égayaient la triste route, nous souhaitions que la triste route fût longue ; mais alors la triste route se repliait sur elle-même, et trompait les pas impatients des voyageurs : c’était un pays enchanté.
Johnson. .


« L’an de grâce 1285, dit le ménestrel, Alexandre III, roi d’Écosse, perdit sa fille Marguerite : l’unique enfant de cette princesse, appelée du même nom et connue aussi sous celui de Vierge de la Norwége, parce que son père était roi de ce dernier pays, acquit ainsi des droits à la couronne d’Écosse, comme elle en avait déjà au sceptre paternel. Ce fut une mort bien douloureuse pour Alexandre, qui se trouvait n’avoir plus que sa petite-fille pour héritière. Cette princesse aurait pu sans doute réclamer un jour son royaume par droit de naissance ; mais la difficulté de faire valoir une telle prétention dut être pressentie par tous ceux qui osèrent y penser. Le monarque écossais tâcha donc de réparer la perte qu’il avait faite en remplaçant sa première épouse, qui était une princesse anglaise, sœur de notre Édouard Ier par Juletta, fille du comte de Dreux. Les solennités de la cérémonie nuptiale, qui fut célébrée dans la ville de Jedburgh, furent très pompeuses et très remarquables ; mais au milieu d’une des fêtes brillantes qui furent données à cette occasion, apparut un horrible spectre, un affreux squelette, forme sous laquelle on représente d’ordinaire le roi des épouvantements[1]… Votre Seigneurie peut rire, si elle trouve à cela quelque chose de plaisant ; mais il existe encore des hommes qui l’ont vu de leurs propres yeux, et l’événement n’a que trop bien prouvé de quels malheurs cette apparition était le singulier présage. — J’ai entendu parler de cette histoire, dit le chevalier, mais le moine qui me l’a racontée pensait que ce spectre était peut-être un personnage assez malheureusement choisi, qu’on avait à dessein introduit dans le spectacle. — Je n’en sais rien, » répliqua sèchement le ménestrel, « mais une chose certaine, c’est que, peu de temps après, le roi Alexandre mourut, au grand chagrin de son peuple. La Vierge de Norwége, son héritière, suivit promptement son grand-père au tombeau, et le roi d’Angleterre, sire chevalier, réclama aussitôt une soumission et un hommage qui disait-il, lui étaient dus par l’Écosse, mais dont ni les jurisconsultes, ni les nobles, ni les seigneurs, ni même les ménestrels de l’Écosse n’avaient pas encore entendu parler.

— Malédiction ! interrompit sir Aymer de Valence, ceci n’est pas dans notre marché. J’ai promis d’écouter avec patience votre récit, mais non de vous laisser outrager Édouard Ier, de bienheureuse mémoire ; je ne souffrirai pas que son nom soit prononcé devant moi sans le respect dû à son haut rang et à ses nobles qualités. — Oh ! dit le ménestrel, je ne suis ni un joueur de cornemuse, ni un généalogiste montagnard, pour porter le respect de mon art jusqu’à chercher querelle à un homme noble qui m’arrête dès mon début. Je suis Anglais : je souhaite à mon pays tout le bien possible ; et je dois dire la vérité, mais j’éviterai les sujets qui pourraient engendrer quelque contestation. Votre âge, seigneur chevalier, quoiqu’il ne soit pas des plus mûrs, m’autorise à penser que vous pouvez avoir vu la bataille de Falkirk et d’autres combats sanguinaires, dans lesquels les prétentions de Bruce et de Baliol ont été courageusement disputées, et vous me permettrez de dire que, si les Écossais n’ont pas eu la bonne cause de leur côté, ils ont du moins défendu la mauvaise de tous leurs efforts et en hommes aussi braves que fidèles. — Quant à la bravoure, je vous l’accorde, répondit le chevalier, car je n’ai jamais vu de lâches parmi eux ; mais pour ce qui est de la fidélité, j’en fais juge quiconque sait combien de fois ils ont juré soumission à l’Angleterre, et combien de fois aussi ils ont manqué à leur parole. — Je ne veux pas compliquer la question, répliqua le ménestrel ; c’est pourquoi je laisserai Votre Seigneurie déterminer quel est le plus coupable, de celui qui force le faible à prêter un serment injuste, ou de celui qui, contraint par la nécessité, prête le serment qu’on lui impose, sans l’intention de le tenir. — Laissons cela, dit Valence, gardons chacun notre opinion : il n’est pas probable que l’un ou l’autre nous renoncions à notre manière de voir. Mais suis mon conseil : tant que tu voyageras sous une bannière anglaise, songe à ne tenir une pareille conversation ni dans la grande salle, ni dans la cuisine : le soldat pourrait être moins endurant que l’officier ; et maintenant, je te prie, voyons ta légende du Château dangereux. — Il me semble, répliqua Bertram, que Votre Seigneurie pourra aisément en trouver une édition meilleure que la mienne, car je ne suis point venu dans ce pays depuis plusieurs années ; mais il ne me sied pas de discuter avec un chevalier tel que vous. Je vais vous conter la légende telle qu’on me l’a dite. Je n’ai pas besoin, je pense, de rappeler à votre seigneurie que les lords de Douglas, qui ont bâti ce château, ne le cèdent à aucune famille d’Écosse pour l’ancienneté de leur race ; ils prétendent même que leurs ancêtres ne sont comptés, comme ceux des autres grandes familles, que du moment où ils se sont distingués par un certain degré d’illustration. « Vous pouvez nous voir en arbre, disent-ils, vous ne pouvez nous découvrir en simple rejeton. Vous pouvez nous voir déjà fleuve, et vous ne sauriez remonter à la source. » En un mot, ils nient que les historiens ou les généalogistes puissent désigner l’homme sans illustration, appelé Douglas, qui fut la souche première de leur famille ; et au fait, si reculée que soit l’époque à laquelle nous reprenons cette race, nous la voyons toujours se distinguer par le courage et les hautes entreprises, ainsi que par la puissance qui en assure le succès. — Il suffit, dit le chevalier, j’ai ouï parler de l’orgueil et de la puissance de cette grande famille, et je n’ai pas le moindre intérêt à nier ou à combattre leurs vastes prétentions sous ce rapport. — Et sans doute, noble seigneur, vous avez aussi entendu parler de James, l’héritier actuel de la maison de Douglas ? — Oui, plus qu’il ne le faut. Il est connu pour avoir vigoureusement soutenu ce traître mis hors la loi, ce misérable Wallace. Maintenant même à peine cet infâme Robert Bruce, qui prétend être roi d’Écosse, a-t-il levé la bannière de la révolte, aussitôt ce jeune freluquet, ce bambin de James Douglas, vient se mêler aussi de la rébellion. Il vole à son oncle, l’archevêque de Saint-André, une somme d’argent considérable, pour remplir le trésor de l’usurpateur, qui n’est jamais bien lourd, débauche les serviteurs de son parent et prend lui-même les armes. Quoique châtié maintes fois sur les champs de bataille, il ne rabat rien de ses fanfaronnades, et menace de son courroux ceux qui, au nom de leur très légitime souverain, défendent le château de Douglas. — Il peut vous plaire de parler ainsi, sire chevalier, cependant je suis convaincu que, si vous étiez Écossais, vous me laisseriez, avec patience, redire ce que racontent de ce jeune homme certaines personnes qui l’ont connu : le jour nouveau sous lequel paraissent ses aventures prouve combien la même histoire peut être différemment racontée. Ces personnes parlent de l’héritier des Douglas comme d’un homme tout-à-fait capable de soutenir et même d’augmenter la réputation de ses ancêtres, prêt sans doute à affronter tous les périls pour la cause de Robert Bruce, parce qu’il le regarde comme son légitime souverain ; et ne songeant enfin, avec les troupes peu nombreuses qu’il peut réunir, qu’à se venger des Southrons[2] qui, depuis plusieurs années et contre tout droit, à ce qu’il pense, se sont violemment emparés des biens de son père. — Oh ! nous avons beaucoup entendu parler de ses projets de vengeance et de ses menaces contre notre gouverneur et contre nous-mêmes ; nous pensons cependant qu’il n’est guère probable que sir John de Walton abandonne le Douglas-Dale sans l’ordre du roi : James qui n’est encore qu’un vrai poussin aura beau se fausser la voix en criant comme un coq. — Sire chevalier, il y a bien peu de temps que nous avons fait connaissance, et cependant je souhaite que vous ne puissiez jamais, James Douglas et vous-même, vous trouver en présence l’un de l’autre, avant que l’état de ces deux royaumes mette la paix entre vous. — Ami, voilà d’excellentes intentions, et je ne doute pas de ta sincérité. Vraiment, tu me parais sentir, comme il le faut, tout le respect que l’on doit à ce jeune chevalier, quand on parle de lui, dans sa vallée natale de Douglas. Quant à moi, je ne suis que le pauvre Aymer de Valence, sans un acre de terre, sans grande espérance d’en jamais posséder un seul, à moins qu’avec mon large sabre je ne me taille un domaine au milieu de ces montagnes. Seulement, bon ménestrel, si tu vis assez pour conter un jour mon histoire, puis-je te prier d’être fidèle à ta scrupuleuse habitude de rechercher la vérité ? Que je vive long-temps ou meure bientôt, tu n’apprendras jamais que ta vieille connaissance d’une matinée de printemps ait ajouté aux lauriers de James Douglas en cédant lâchement devant lui. — Je ne redoute rien de vous, sir Aymer, le ciel vous a doué de cette chaleureuse énergie qui convient à la jeunesse d’un noble chevalier. Dans un âge plus mûr cette énergie se changera en prudence : puisse une mort prématurée ne point priver votre pays de ses conseils ! — Es-tu donc si simple que de souhaiter à la vieille Angleterre les sages avis de la prudence, quoique tu prennes dans la guerre actuelle le parti de l’Écosse ? — Assurément, sire chevalier, en souhaitant que l’Angleterre et l’Écosse connaissent chacune leur véritable intérêt, je désire aussi qu’elles soient également heureuses ; et je crois que, pour atteindre ce but, elles devraient songer à bien vivre ensemble. Occupant chacune leur portion de la même île, vivant sous les mêmes lois, en paix l’une avec l’autre, elles pourraient, sans crainte, braver la haine du monde entier. — Avec des opinions aussi larges (et ce sont celles d’un honnête homme) tu dois prier Dieu, sire ménestrel, d’accorder aux Anglais un triomphe véritable, qui leur permette de terminer cette guerre sanguinaire et de dicter une paix solide. Les rébellions de ce peuple obstiné ressemblent aux vains efforts du cerf lorsqu’il est blessé : le pauvre animal devient de plus faible en plus faible à mesure qu’il redouble d’efforts jusqu’à ce qu’enfin la main de la mort vienne terminer la lutte. — Non pas, sire chevalier ! si je ne me trompe, nous ne devons pas adresser au ciel cette prière. Nous pouvons, sans offenser Dieu, dire, quand nous prions, le but que nous voudrions atteindre ; mais ce n’est pas à nous, pauvres mortels, de désigner à la Providence, qui voit tout, la manière précise dont nos vœux doivent être accomplis, ni de souhaiter la ruine d’un pays pour mettre fin aux révolutions qui le tourmentent, de même que le coup de grâce termine l’agonie du cerf blessé. En consultant mon cœur et ma raison, il me semble qu’on ne doit demander au ciel que ce qui est juste et équitable ; et si je redoute pour toi, sire chevalier, une rencontre avec James de Douglas, c’est uniquement parce qu’il me paraît combattre pour la bonne cause, et que des puissances surhumaines lui ont présagé le succès. — Osez-vous bien me parler de la sorte, sire ménestrel, » s’écria de Valence d’un ton menaçant, « lorsque vous savez qui je suis, et quel poste j’occupe ! — Votre dignité personnelle et votre autorité, répliqua Bertram, ne peuvent changer le bien en mal, ni empêcher que les décrets de la Providence ne s’exécutent. Vous savez, je le présume, que Douglas, au moyen de différents stratagèmes, est déjà parvenu à s’emparer trois fois du château. Vous savez aussi que sir John de Walton, le gouverneur actuel, l’occupe avec une garnison triple en forces : il lui a été promis que si, sans se laisser surprendre, il peut s’y maintenir malgré les efforts des Écossais pendant une année et un jour, il obtiendra pour récompense la libre propriété de l’immense baronnie de Douglas. Si, au contraire, pendant ce même espace de temps, il laisse reprendre cette forteresse, soit par ruse soit par force ouverte, comme la chose est successivement arrivée à tous les gouverneurs du Château dangereux, il pourra être dégradé comme chevalier, et proscrit comme sujet : les officiers qui se renfermeront avec lui dans le château, et qui serviront sous ses ordres, partageront aussi sa gloire ou son châtiment. — Je sais tout cela ; et je m’étonne seulement que, devenues publiques, ces conditions soient répétées avec tant d’exactitude. Mais quel rapport peut avoir ceci avec l’issue du combat, si le hasard voulait que Douglas et moi nous nous rencontrassions ? Je ne serai certainement pas disposé à combattre avec moins d’ardeur parce que je porte ma fortune à la pointe de mon épée, ni à devenir un lâche parce que je combats pour une partie des domaines de Douglas, aussi bien que pour la renommée et la gloire. Et après tout… — Écoutez ! un ancien ménestrel a dit que dans une injuste querelle il n’est pas de véritable courage : l’illustration qui en revient, mise en balance avec une honnête renommée, n’a pas plus de valeur qu’une chaîne de cuivre comparée à une chaîne d’or pur. Mais je vous prie de croire que je ne garantis rien dans cette importante question. Vous savez comment James de Thirlwall, le dernier commandant anglais, avant sir John de Walton, fut surpris dans le château, et comment le château fut saccagé au milieu des actes de la plus révoltante barbarie. — Je crois que toute l’Écosse et toute l’Angleterre ont entendu parler de cette boucherie et de l’infâme conduite du chef écossais, qui fit transporter au milieu d’une forêt l’or, l’argent, les munitions, les armes et tout ce qu’il était possible d’enlever, et détruisit tout le reste des provisions d’une manière aussi horrible qu’inouïe. — Peut-être, sire chevalier, avez-vous été témoin oculaire de cette aventure qui a fait tant de bruit ; peut-être avez-vous vu le garde-manger de Douglas. — Je n’ai pas précisément vu les brigands accomplir leur honteuse destruction ; mais j’ai assez aperçu leurs traces, pour ne jamais oublier le garde-manger de Douglas, et pour en garder toujours un souvenir d’horreur et d’abomination. Je vais vous raconter ce fait avec vérité, par la main de mon père et par mon honneur de chevalier ! Je vous laisserai à juger ensuite si c’était une action propre à concilier la faveur du ciel à ceux qui en furent les auteurs. Voici la version que je puis donner de cette histoire.

« Pendant deux années ou environ, une grande quantité de provisions avait été réunie de différents points ; le château de Douglas, nouvellement réparé, et, comme on le croyait, soigneusement défendu, fut désigné comme l’endroit où ces provisions devaient être mises en magasin pour le service du roi d’Angleterre ou de lord Clifford, lorsque l’un ou l’autre pénétrerait dans les Marches occidentales avec une armée anglaise. Cette armée devait aussi nous prêter assistance, je veux dire à mon oncle, le comte de Pembroke, qui, quelque temps auparavant, s’était jeté avec des forces considérables dans la ville d’Ayr, près de la vieille forêt calédonienne, où nous avions de chaudes escarmouches avec les Écossais insurgés. Eh bien ! sire ménestrel, il arriva que Thirlwall, tout brave et tout hardi soldat qu’il était, fut surpris dans le château de Douglas pendant la sainte messe, par ce même digne jeune homme, votre James Douglas. Il n’était nullement de bonne humeur, comme vous le pouvez croire : son père, qu’on nommait William-le-Hardi, ou William Longues-Jambes, ayant refusé de reconnaître le roi d’Angleterre à quelque condition que ce fût, avait été privé de sa liberté, et il venait de mourir dans une étroite prison à Berwick, ou, suivant d’autres, à Newcastle. La nouvelle de la mort de son père avait jeté le jeune Douglas dans une rage épouvantable ; et ce fut certainement sous cette influence qu’il accomplit son étrange action. Les immenses provisions qu’il avait trouvées dans le château l’embarrassaient beaucoup, ne pouvant, en présence d’une armée anglaise, ni les emporter, ni les faire consommer par sa petite troupe : dans cette perplexité, le diable, je pense, lui inspira un moyen de les rendre à jamais inutiles.

« Vous jugerez par vous-même si une pareille idée lui fut suggérée par un bon esprit ou par un génie infernal.

« Pour exécuter son projet, après que l’or, l’argent et tous les effets précieux qu’on pouvait emporter eurent été conduits en lieu sûr, Douglas ordonna qu’on descendît les provisions de bouche, la viande, le blé, l’orge et les autres grains dans la cave du château ; faisant vider le contenu des sacs pêle-mêle, il défonça les tonneaux et les barils, et laissa les liquides couler sur la viande, le grain et les autres provisions qu’il avait amoncelées. Les bœufs qu’on avait amenés au château pour la nourriture des soldats anglais furent éventrés dans la cave, et leur sang alla se mêler à cet amas monstrueux. Enfin, il fit couper les bœufs par quartiers, et les jeta également dans ce hideux mélange : il y ajouta les cadavres des défenseurs du château qui, tous immolés impitoyablement, payèrent bien cher le tort de n’avoir pas fait meilleure garde. Cette ignoble et indigne manière de détruire des provisions destinées à nourrir des hommes, et l’ordre que James donna de faire jeter dans la fontaine du château des cadavres d’hommes et de chevaux, ainsi que d’autres ordures propres à souiller l’eau : voilà ce qui a donné lieu, depuis lors, à cette locution : « Le garde-manger de Douglas. » — Je ne prétends pas, sire Aymer, dit le ménestrel, défendre une action que vous flétrissez très justement, et je ne conçois aucun moyen de rendre profitables à des chrétiens les provisions du garde-manger de Douglas. Peut-être, néanmoins, ce pauvre jeune homme a-t-il été poussé à une pareille conduite par un ressentiment naturel qui rend son singulier exploit plus excusable. Songez-y, si votre noble père venait de mourir dans une longue captivité, si votre château était pris et occupé par une garnison d’ennemis, d’étrangers, tous ces malheurs ne pourraient-ils pas vous pousser à un mode de vengeance que, de sang-froid et en songeant uniquement qu’il a été employé par un ennemi, vous considérez avec une horreur bien naturelle et même louable ? Respecteriez-vous, dites-moi, des objets qui n’ont ni vie ni sentiment, que personne ne vous blâmerait de prendre pour en faire votre profit ? et même auriez-vous scrupule de refuser quartier à des captifs, chose qui arrive si souvent dans des guerres qu’on appelle néanmoins loyales et humaines ? — Vous me pressez vivement, ménestrel, répliqua Aymer de Valence. Quant à moi, je n’ai pas grand intérêt à excuser Douglas dans cette affaire, puisque par suite, moi-même et le reste des troupes de mon oncle, nous avons travaillé avec Clifford et son armée à rebâtir ce château dangereux, et que, ne nous sentant aucun appétit pour le ragoût que Douglas nous avait laissé, nous souffrîmes un peu de la faim : je reconnais ici que nous n’hésitâmes point à nous approprier le peu de moutons et de bœufs que ces misérables Écossais laissaient autour de leurs fermes ; et je ne plaisante pas, sire ménestrel, en avouant que, nous autres gens de guerre, nous devons demander pardon au ciel avec un repentir tout particulier, en expiation des misères nombreuses que la nature de notre état nous force à nous infliger les uns aux autres. — Il me semble, répondit le ménestrel, que, lorsqu’on est tourmenté par sa propre conscience, on devrait parler avec plus d’indulgence des méfaits d’autrui : ce n’est pas d’ailleurs que j’ajoute entièrement foi à une prophétie qui fut délivrée, pour me servir de l’expression consacrée dans ce pays montagneux, au jeune lord Douglas par un homme qui, suivant le cours de la nature, aurait dû être mort depuis long-temps : cette prédiction lui promettait une longue suite de succès contre les armées anglaises, parce qu’il avait sacrifié son propre château de Douglas pour empêcher qu’on n’y plaçât une garnison. — Vous avez bien le temps de me conter cette histoire, dit sire Aymer, car, ce me semble, un pareil sujet conviendrait mieux à un chevalier et à un ménestrel que la grave conversation que nous avons tenue jusqu’à présent, et qui aurait été fort bien placée, Dieu me pardonne ! dans la bouche de deux moines en voyage. — Soit, répliqua le ménestrel ; la harpe et la viole peuvent aisément varier de mesure et changer d’air.



  1. Expression de Bossuet.
  2. Expression qui indique les gens du sud, par rapport aux Écossais. a. m.