Le Château dangereux/03

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 28-33).


CHAPITRE III.

LE MÉNESTREL ET LE CHEVALIER.


Cette nuit, me semble-t-il, est un jour malade : c’est un jour un peu pâle : c’est un jour sombre comme le jour l’est quand le soleil se cache.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Pour que la petite troupe parvînt plus aisément et plus vite au château de Douglas, le chevalier de Valence offrit au ménestrel un cheval que les fatigues de la veille lui firent joyeusement accepter. Toutes les personnes qui connaissent l’équitation, savent que le meilleur moyen de faire disparaître le sentiment de la fatigue après une marche forcée, c’est de continuer la route à cheval ; car ainsi on met en exercice une autre espèce de muscles, et ceux qui sont restés tendus trop long-temps se reposent au moyen du changement de mouvement plus complètement qu’ils n’auraient pu le faire dans un repos absolu. Sir Aymer de Valence était revêtu de son armure et montait son cheval de guerre ; deux archers, un varlet de rang inférieur et un écuyer qui aspirait à l’honneur de devenir un jour chevalier lui-même, complétaient le détachement : et cette petite troupe paraissait aussi propre à empêcher toute tentative d’évasion de la part du ménestrel, qu’à le protéger contre toute violence. « Non pas, » dit le jeune chevalier en s’adressant à Bertram, « qu’il soit ordinairement plus dangereux de voyager dans ce pays que dans tout autre district de l’Angleterre ; mais certains troubles dont vous pouvez avoir entendu parler ont eu lieu dans ces environs depuis l’année dernière, et ont forcé la garnison du château de Douglas à faire plus rigoureusement le service. Mais avançons, car la couleur du jour se rapporte à merveille avec l’étymologie qu’on donne au nom de ce pays, et la description qu’on nous fait des chefs qui en étaient possesseurs… Sholto Dhu Glass (voyez cet homme d’un noir gris), et notre route sera ce matin d’un gris noir : heureusement qu’elle n’est pas longue. »

En effet la matinée était brumeuse, noire, humide : le brouillard avait envahi les montagnes et se déroulait sur les rivières, les clairières et les marais ; la brise du printemps n’était pas assez forte pour soulever ce rideau, quoique les sons aigus qui retentissaient de temps à autre le long des flancs des collines ou à travers les vallons, pussent faire supposer qu’elle déplorait son impuissance. La route que suivaient les voyageurs était marquée par le cours que la rivière s’était frayé dans le vallon, et ses eaux présentaient en général cette livrée grisâtre que sir Aymer de Valence prétendait être la teinte prédominante du pays. Le soleil, faisant d’infructueux efforts pour se dégager de la brume, lançait de temps à autre un rayon qui allait dorer la cime des montagnes ; mais il ne pouvait pas activer la lenteur du jour, et la lumière, du côté de l’orient, produisit une variété d’ombres plutôt que des flots de splendeur. Le spectacle de la nature était monotone et attristant, et le bon chevalier Aymer paraissait chercher à se distraire en causant avec Bertram qui, comme les gens de sa profession, possédait un fonds de connaissances et un charme de conversation très propres à faire passer bien vite une ennuyeuse matinée. Le ménestrel, avide de recueillir tous les renseignements possibles sur l’état présent du pays, saisissait chaque occasion d’entretenir le dialogue.

« Je serais charmé de causer avec vous, sire ménestrel, commença le jeune chevalier. Si vous ne craignez pas que l’air un peu vif de cette vilaine matinée ne vous gâte la voix, je vous prierai de me dire franchement quel motif a pu vous porter, vous, homme de sens, à ce qu’il me paraît, à vous jeter dans un pays aussi sauvage, et dans un pareil temps… Et vous, camarades, » dit-il en s’adressant aux archers et au reste de la troupe, « il me semble qu’il serait convenable et décent de vous tenir tant soit peu en arrière ; car j’imagine que vous pouvez bien suivre votre route sans avoir besoin d’un ménestrel pour vous distraire. » Les archers obéirent en ralentissant le pas de leurs chevaux ; mais, comme il fut aisé de l’apercevoir, d’après certaines observations qu’ils murmurèrent à demi-voix, ils n’étaient nullement satisfaits qu’on leur ôtât la facilité d’entendre la conversation qui allait avoir lieu : or, voici quelle elle fut.

« Je dois donc admettre, bon ménestrel, poursuivit le chevalier, que vous qui avez, dans votre temps, porté les armes, et qui même avez suivi jusqu’au Saint-Sépulcre la croix rouge de Saint-George, vous vous sentez irrésistiblement attiré, mais sans aucune raison positive, vers des régions où l’épée, quoique toujours renfermée dans le fourreau, est prête à en sortir à la moindre provocation. — Il serait difficile, » répliqua le ménestrel d’un ton brusque, « de répondre par l’affirmative à une semblable question ; et cependant, si vous considérez combien la profession de l’homme qui célèbre les hauts faits d’armes touche de près à celle du chevalier qui les accomplit, Votre Honneur tombera, je pense, d’accord avec moi qu’un ménestrel jaloux de remplir son devoir, doit, comme un jeune chevalier, chercher le véritable texte des grandes aventures là où il peut seulement le trouver, et visiter plutôt les pays où l’on garde le souvenir de nobles actions que ces royaumes paresseux et paisibles où les hommes vivent dans l’indolence, et meurent ignoblement de leur mort naturelle ou par sentence de la loi. Vous et vos pareils, sire de Valence, qui n’estimez rien la vie en comparaison de la gloire, vous laissez conduire votre barque dans ce monde par ce même principe qui attire votre humble serviteur, le ménestrel Bertram, du fond d’une province de la joyeuse Angleterre vers le noir canton de la raboteuse Écosse, appelé le Douglas-Dale. Vous, vous brûlez du désir de rencontrer de glorieuses aventures ; et moi… pardon, si j’ose ainsi me nommer après vous, je cherche à gagner une existence précaire, mais honorable du moins, en conservant pour l’immortalité les détails de ces exploits, et surtout les noms de ceux qui en furent les héros. Chacun de nous suit donc sa vocation ; et il n’est pas juste d’admirer l’un plus que l’autre : s’il y a quelque différence dans les périls auxquels le héros et le poète sont en butte, d’une autre part, le courage, la force, les armes et l’adresse du vaillant chevalier rendent son rôle beaucoup plus sûr encore que celui du pauvre rimeur. — Vous avez raison, répliqua le guerrier ; c’est à la vérité une espèce de nouveauté pour moi que d’entendre mettre pour ainsi dire sur un même pied votre profession et mon genre de vie. Néanmoins le ménestrel qui s’impose de si rudes travaux pour transmettre à la postérité les exploits des braves chevaliers, préfère aussi la renommée à l’existence, et un seul acte de valeur à tout un siècle de vie sans gloire : certes, on ne peut prétendre qu’une pareille profession soit basse et peu honorable. — Votre Seigneurie reconnaîtra donc, dit le ménestrel, que j’ai un but légitime, moi qui, simple roturier, ai cependant pris régulièrement mes grades parmi les professeurs de la gaie science, dans la ville capitale d’Aigues-Mortes, pour venir à grand’peine jusque dans ce district du nord, où doivent s’être passés bien des événements : sans doute les fameux ménestrels des anciens jours ont chanté ces hauts faits sur la harpe, et leurs récits ont été déposés dans la bibliothèque du château de Douglas où ils courent risque d’être perdus pour la postérité, à moins d’être transcrits par des hommes qui comprennent le vieux langage de notre pays. Si ces trésors enfouis étaient déterrés et rendus au public par l’art d’un pauvre ménestrel comme moi ou quelque autre, il y aurait bien là de quoi dédommager de quelques égratignures de sabre ou masse d’armes, qu’auraient pu coûter ces trésors ; et je serais indigne du nom d’homme, et plus encore de celui de trouvère ou de troubadour[1], si je mettais en balance la perte d’une vie si fragile avec la chance de cette immortalité qui survivra dans mes vers après que ma voix cassée et ma harpe disjointe ne pourront ni faire entendre un air ni accompagner un chant. — À coup sûr, puisque votre âme peut ressentir une si noble émulation, vous avez le droit d’en parler hautement ; malheureusement je n’ai point rencontré jusqu’ici beaucoup de ménestrels portés comme vous à préférer la renommée à la vie. — Il y a en effet, noble guerrier, des ménestrels, et, avec votre permission, des chevaliers même, qui ne comprennent point un si noble choix. Il faut laisser à ces misérables la récompense qu’ils ambitionnent : abandonnons-leur la terre et les choses de la terre, puisqu’ils ne peuvent aspirer à cette gloire qui est la meilleure récompense des autres hommes. »

Le ménestrel prononça ces derniers mots avec un tel enthousiasme que le chevalier, tirant la bride pour arrêter son cheval, se mit à contempler Bertram avec une physionomie enflammée d’un même désir d’illustration ; et, après un court silence, il exhala tout ce qu’il éprouvait.

« Gloire, gloire à ton cœur, gai compagnon ! Je m’estime heureux de voir qu’il existe encore un pareil enthousiasme dans le monde. Tu as dignement gagné le groat du ménestrel[2] ; et si je ne puis te payer aussi largement que tu le mérites, selon moi, ce sera la faute de dame Fortune qui n’a récompensé mes fatigues, dans ces guerres écossaises, que par une mesquine paie d’argent écossais[3]. Il doit me rester une pièce d’or ou deux de la rançon d’un chevalier français que le hasard a fait tomber entre mes mains ; et cet or, mon digne ami, passera assurément dans les tiennes. Moi, Aymer de Valence qui te parle, je suis membre de la noble maison de Pembrocke ; et, quoique je ne possède aujourd’hui aucun domaine, j’aurai un jour, avec l’aide de Notre-Dame, des terres et un château où je trouverai bien quelque place pour loger un ménestrel comme toi, si tes talents ne t’ont pas d’ici là trouvé un meilleur patron. — Je vous remercie, noble chevalier, de vos généreuses intentions pour le moment, ainsi que de vos promesses pour l’avenir. Croyez bien cependant que je ne partage pas les inclinations sordides de beaucoup de mes confrères. — Dans le cœur de l’homme que tourmente la soif d’une sainte renommée, il doit y avoir peu de place pour l’amour de l’or. Mais tu ne m’as point encore dit quels motifs particuliers ont attiré tes pas errants dans ce pays sauvage. — Si je vous le disais, » répliqua Bertram, qui désirait éluder la question, comme touchant d’un peu trop près au but secret de son voyage ; « vous pourriez croire, sire chevalier, que je vous débite un panégyrique étudié de vos propres exploits et de ceux de vos compagnons d’armes ; et tout ménestrel que je suis, j’ai honte de l’adulation comme je rougirais de présenter une coupe vide aux lèvres d’un ami. Mais permettez-moi de vous dire en peu de mots que le château de Douglas et les actes de valeur dont il a été le théâtre ont retenti par toute l’Angleterre. Il n’est pas de brave chevalier ni de véritable ménestrel dont le cœur n’ait tressailli au nom d’une forteresse où jadis aucun Anglais n’avait posé le pied, si ce n’est pour recevoir l’hospitalité. Il y a une espèce de magie dans les noms mêmes de sir John de Walton et de sir Aymer de Valence, braves défenseurs d’une place si souvent reconquise par ses anciens possesseurs, et avec de telles circonstances de courage et de cruauté que nous l’appelons en Angleterre le Château dangereux. — Je serais ravi d’entendre raconter à votre manière ces légendes qui vous ont porté, pour l’amusement des siècles à venir, à visiter un pays où règne maintenant tant de désordre et de périls. — Si vous avez la patience d’écouter un long récit de ménestrel, de mon côté, en homme qui chérit sa profession, je suis tout disposé à vous raconter mon histoire. — Oh ! quant à cela, vous aurez en moi un auditeur parfait ; et si ma récompense doit être légère, du moins mon attention sera grande. — C’est un bien pauvre troubadour, répliqua Bertram, que celui qui ne s’estime pas mieux récompensé par une telle attention que par de l’or et de l’argent, quand même les pièces seraient des nobles à la rose d’Angleterre. À cette condition donc, je commence une longue histoire, dont certaines parties auraient pu mieux inspirer le talent de ménestrels plus habiles, et parvenir ainsi à d’autres braves guerriers dans quelques centaines d’années.



  1. Le nom de maker, faiseur, est synonyme de poète dans la vieille langue écossaise. Celui de trouvère ou troubadour, finder (trouveur), a une signification semblable ; et dans presque tous les pays les poètes ont été désignés par des mots analogues, comme gens faisant usage de l’invention et de la création. (Note anglaise.)
  2. Monnaie d’Écosse, qui valait environ un centime de la nôtre. a. m.
  3. La monnaie écossaise fut toujours bien inférieure en valeur à celle de l’Angleterre. a. m.