Le Château dangereux/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 142-151).


CHAPITRE XIV.

LE CHEVALIER DE LA TOMBE.


La route est longue, mes enfants, longue et difficile. Les marais sont affreux et les bois sont noirs ; mais celui qui rampe du berceau à la tombe, sans connaître autre chose que les douceurs de la fortune, n’est pas instruit comme doivent l’être de nobles cœurs.
Vieille Comédie.


Il était encore de bonne heure quand, après avoir délibéré de concert avec Bertram, le gouverneur et de Valence passèrent en revue la garnison de Douglas. Un grand nombre de petites troupes, en addition aux patrouilles déjà dépêchées d’Hazelside par Valence, furent envoyées battre les bois à la poursuite des fugitifs, sous l’injonction sévère de les traiter avec le plus grand respect s’ils les atteignaient, et d’obéir à leurs ordres, en remarquant seulement l’endroit où ils se réfugieraient. Pour obtenir plus aisément ce résultat, le secret du pèlerin et de la nonne fugitive fut confié à quelques hommes discrets. Tout le pays, forêts ou marécages, à plusieurs milles du château de Douglas, fut traversé par des troupes dont l’ardeur à découvrir les fugitifs était proportionnée à la récompense généreusement offerte par de Walton et de Valence en cas de succès. Ils ne laissèrent cependant pas de faire dans toutes les directions des enquêtes qui pouvaient jeter de la lumière sur les machinations que des insurgés écossais pouvaient tramer dans ces districts sauvages, ce dont, comme nous l’avons déjà dit, de Valence en particulier avait conçu de violents soupçons. Leurs instructions étaient, dans le cas où ils s’apercevraient de complots, de procéder contre les gens suspects de la manière la plus rigoureuse, ainsi que l’avait recommandé de Walton lui-même, quand Douglas-le-Noir et ses complices avaient été les principaux objets de ses vigilants soupçons. Ces détachements divers avaient de beaucoup réduit la force de la garnison. Quoique nombreux, actifs et dépêchés dans toutes les directions, ils n’eurent le bonheur ni de découvrir les traces de lady Augusta de Berkely, ni de rencontrer aucune bande d’insurgés écossais.

Cependant nos fugitifs, comme nous l’avons vu, avaient quitté le couvent de Sainte-Brigitte sous la conduite d’un cavalier, sur le compte duquel lady Augusta ne savait rien, sinon qu’il devait diriger leurs pas dans une direction où ils ne seraient pas exposés au risque d’être repris. Enfin Marguerite de Hautlieu entama elle-même la conversation sur ce sujet.

« Lady Augusta, dit-elle, vous n’avez demandé ni où vous alliez ni sous la protection de qui nous voyagions, quoiqu’il me semble que ce soit une chose importante à savoir — Ne me suffit-il pas, ma chère sœur, répondit lady Augusta, d’être sûre que je voyage comme compatriote ou parente, sous la protection d’un homme auquel vous vous fiez comme à un ami ? et qu’ai-je besoin de m’inquiéter davantage de ma sûreté ? — Simplement parce que les personnes avec lesquelles je suis en relation ne sont peut-être pas tout-à-fait des protecteurs auxquels vous pouvez, vous, madame, vous confier avec toute sûreté. — Que voulez-vous dire en parlant ainsi ? — Que Bruce, Douglas, Malcolm Fleming, et d’autres de ce parti, quoiqu’ils soient incapables d’abuser d’un tel avantage pour un but déshonorant, pourraient néanmoins ressentir une forte tentation de vous considérer comme un otage jeté entre leurs mains par la Providence, au moyen duquel il leur serait possible d’obtenir un arrangement favorable à leur parti abattu et dispersé. — Ils pourront me prendre pour me faire servir de base à un pareil traité quand je serai morte ; mais, croyez-moi, jamais tant qu’il me restera un souffle de vie. Croyez encore que, malgré la peine, la honte, la mortelle douleur que j’en ressentirais, je me remettrais plutôt au pouvoir de Walton, oui, j’irais plutôt me mettre entre ses mains, que dis-je ? je me livrerais plutôt au dernier archer de mon pays natal, que de comploter avec ses ennemis pour nuire à la joyeuse Angleterre, à mon Angleterre, à ce pays qui excite l’envie de tous les autres pays, et fait l’orgueil de tous ceux qui peuvent se vanter d’y être nés ! — Je pensais bien que tel serait votre choix, et, puisque vous m’avez honorée de votre confiance, je contribuerai volontiers à votre liberté, en vous plaçant dans la position où vous désirez être, autant que mes pauvres moyens me permettront de le faire. Dans une demi-heure nous serons hors du danger d’être pris par les troupes anglaises qui vont être envoyées à notre poursuite sur toutes les directions. Maintenant écoutez-moi, lady Augusta : je connais un lieu où je puis me réfugier auprès de mes amis et compatriotes, des braves Écossais qui n’ont jamais, dans ce siècle de honte, fléchi le genou devant Baal. À une autre époque, j’aurais pu répondre de leur honneur sur le mien propre ; mais depuis un certain temps, je dois vous le dire, ils ont été mis à des épreuves par lesquelles les plus généreuses affections peuvent être éteintes ou plutôt poussées à une espèce de frénésie d’autant plus violente, qu’elle est originairement fondée sur les plus nobles sentiments. Un individu qui se sent privé des droits naturels que lui donne sa naissance, exposé à la confiscation et à la mort, parce qu’il défend les prétentions de son roi et la cause de son pays, peut cesser d’être équitable et juste lorsqu’il s’agit de déterminer le degré de représailles qu’il est légitime d’exercer en retour de semblables injustices. Je serais amèrement affligée si je vous avais mise dans une position fâcheuse ou dégradante. — En un mot, que craignez-vous que j’aie à souffrir de la part de vos amis, que vous me pardonnerez d’appeler rebelles ? — Si vos amis, que vous me pardonnerez d’appeler oppresseurs et tyrans, prennent nos terres et notre vie, saisissent nos châteaux et confisquent nos biens, vous devez convenir que les dures lois de la guerre accordent aux miens le privilège des représailles. Il n’est point à craindre que de tels hommes, au milieu de telles circonstances, se montrent cruels ou insolents envers une femme de votre rang ; mais on peut se demander s’ils ne chercheront pas à tirer avantage de votre captivité, suivant le droit commun de la guerre. Vous ne voudriez pas, je pense, être rendue aux Anglais à condition que sir John de Walton livrerait le château de Douglas à son possesseur naturel : néanmoins, si vous étiez entre les mains de Bruce ou de Douglas, quoique je puisse répondre qu’ils vous traiteraient avec tout le respect possible, j’avoue cependant qu’il ne serait nullement invraisemblable qu’ils exigeassent pour vous une semblable rançon. — J’aimerais mieux mourir que de savoir mon nom mêlé à un contrat si honteux ; et la réponse qu’y ferait de Walton serait, j’en suis certaine, de couper la tête au messager, et de le jeter de la plus haute tour du château de Douglas. — Où donc iriez-vous maintenant, madame, si le choix vous en était laissé ? — Dans mon propre château, où, s’il était nécessaire, je pourrais me défendre même contre le roi, du moins jusqu’à ce que j’eusse placé ma personne sous la protection de l’Église. — En ce cas, mon pouvoir n’est que précaire ; il s’étend seulement jusqu’à un choix que je vais sans hésiter soumettre à votre décision, quoique j’expose ainsi les secrets de mes amis à être découverts et leurs projets à devenir inutiles. Mais la confiance que vous avez mise en moi m’impose la nécessité de vous en témoigner autant. Vous êtes libre de m’accompagner au rendez-vous secret de Douglas et de mes amis, qui peuvent me blâmer de vous l’avoir fait connaître : vous courrez la chance de l’accueil qu’on vous y fera, puisque je ne puis vous répondre que d’un traitement honorable en ce qui concerne votre personne. Ou, si vous trouvez ce parti trop hasardeux, dirigez-vous promptement vers la frontière : dans ce dernier cas, je vous accompagnerai vers la limite anglaise, et alors je vous laisserai poursuivre votre route, et trouver parmi vos compatriotes un protecteur et un guide. Cependant, il sera heureux pour moi de ne pas être rattrapée, car l’abbé n’hésiterait pas à me condamner à mort comme une nonne parjure. — Un pareil traitement, ma sœur, ne pourrait guère être infligé à une femme qui n’a jamais prononcé de vœux, et qui a encore, d’après les lois mêmes de l’église, le droit de choisir entre le monde et le cloître. — Choix semblable à celui qu’on a laissé aux braves victimes qui sont tombées entre les mains anglaises dans ces guerres sans miséricorde ; à celui qu’ils ont laissé à Wallace, le champion de l’Écosse ; qu’ils ont laissé à Hay, le noble et libre baron ; qu’ils ont laissé à Sommerville, la fleur des chevaliers ; à Athol, proche parent du roi Édouard lui-même ; à tous ceux enfin qui furent exécutés comme autant de traîtres : et de même Marguerite de Hautlieu est une religieuse parjure, un véritable apostat ! »

Elle parlait avec une certaine chaleur, car il lui semblait que la noble Anglaise lui reprochait son apparente froideur dans des circonstances si difficiles.

« Et après tout, continua-t-elle, vous, lady Augusta de Berkely ; à quoi vous exposez-vous si vous tombiez entre les mains de votre amant ? Quel terrible danger affrontez-vous ? Vous ne devez pas craindre, ce me semble, d’être enfermée entre quatre murs avec un morceau de pain et une cruche d’eau ; ce qui, si j’étais prise, serait la seule nourriture qu’on m’accorderait pour le court espace de temps qui me resterait à vivre. Bien plus, dussiez-vous même être livrée aux Écossais rebelles, comme vous les appelez, une captivité au milieu des montagnes, adoucie par l’espoir d’une prochaine délivrance, et rendue tolérable par tous les soulagements que l’on serait à même de vous procurer, ne serait pas, je pense, un sort encore si dur. — Néanmoins, il faut qu’il m’ait paru assez effrayant, puisque c’est pour m’y soustraire que je me suis confiée à vos bons soins. — Et, quoi que vous puissiez croire ou soupçonner, je vous suis aussi dévouée que jamais femme le fut à une autre : oui, autant sœur Ursule resta fidèle à ses vœux, bien qu’elle n’en ait pas prononcé de définitifs, aussi fidèlement elle gardera votre secret, au risque même de trahir le sien. — Écoutez, Augusta ! » dit-elle en s’arrêtant soudain, « avez-vous entendu ? »

Le son dont elle voulait parler était encore l’imitation du cri du chat-huant, que lady Augusta avait déjà entendue sous les murs du couvent.

« Ce cri, dit Marguerite de Hautlieu, annonce l’approche d’une personne plus capable que moi de nous diriger dans cette affaire. Il faut que j’aille en avant et que je lui parle : notre guide va rester quelques instants avec vous ; et quand il quittera la bride de votre cheval, n’attendez pas d’autre signal : avancez au milieu du bois, et suivez les conseils et les instructions qu’on vous donnera. — Arrêtez ! arrêtez ! sœur Ursule ! s’écria lady de Berkely : ne m’abandonnez pas dans ce moment d’incertitude et de détresse ! — Il le faut dans notre intérêt à toutes deux, répliqua Marguerite de Hautlieu. Je suis aussi dans l’incertitude, je suis aussi dans la détresse ; mais patience et obéissance sont les seules vertus qui puissent nous sauver toutes deux. »

En parlant ainsi, elle frappa son cheval avec sa badine, et, s’éloignant avec vitesse, disparut au milieu d’un épais taillis. Augusta de Berkely voulut suivre sa compagne ; mais le cavalier qui les avait accompagnées retint fortement la bride de son palefroi, d’un air qui annonçait qu’il ne lui permettrait pas d’avancer dans cette direction. Épouvantée sans pouvoir en dire exactement la raison, lady de Berkely resta les yeux fixés sur le bois, s’attendant à voir sortir d’un sentier bien couvert une bande d’archers anglais ou de terribles Écossais, et ne sachant laquelle de ces deux apparitions elle devait le plus redouter. Dans son angoisse, elle essaya encore d’avancer ; mais la rudesse avec laquelle le guide mit de nouveau la main sur la bride de son coursier lui prouva suffisamment que, pour s’opposer à sa volonté, l’étranger emploierait la force physique dont il semblait fort bien muni. Enfin après un intervalle d’environ dix minutes, le cavalier lâcha la bride, et lui montrant avec sa lance le buisson au milieu duquel serpentait un étroit sentier à peine visible, il sembla indiquer à la dame que sa route était dans cette direction, et qu’il ne l’empêcherait pas davantage de la suivre.

« Ne venez-vous pas avec moi ? » dit Augusta qui, habituée à la compagnie de cet homme depuis qu’ils avaient quitté le couvent, en était venue à le regarder comme une espèce de protecteur. Il secoua la tête d’un air grave comme pour s’excuser d’accéder à une requête qu’il n’était pas en son pouvoir de satisfaire ; et, tournant son coursier dans une direction différente, il s’éloigna d’un pas qui le mit bientôt hors de vue. Augusta n’eut plus alors d’autre alternative que de prendre le chemin du buisson qui avait été suivi par Marguerite de Hautlieu, et elle y entrait à peine lorsque ses yeux furent frappés d’un spectacle singulier.

Les arbres devenaient plus grands à mesure que la dame avançait, et lorsqu’elle pénétra dans le bois lui-même, elle s’aperçut que, quoique bordé par un enclos de taillis, il était à l’intérieur entièrement rempli par des arbres magnifiques qui semblaient les ancêtres de la forêt ; ils étaient fort peu nombreux, et suffisaient cependant, par la grande étendue de leurs épais rameaux, pour ombrager tout le terrain libre. Sous un de ces arbres gisait une masse grisâtre, qui, en s’élevant de terre, se trouva être un homme revêtu d’une armure, mais d’une armure si bizarre, qu’elle ne pouvait être attribuée qu’à un des singuliers caprices propres aux chevaliers de cette époque. Sa cuirasse était habilement peinte de façon à représenter un squelette, dont les côtes étaient figurées par le corselet et la pièce d’acier qui couvrait le dos. Le bouclier représentait un hibou les ailes étendues, et le casque était également couvert de cet emblème de mauvais augure. Mais ce qui était particulièrement propre à exciter la surprise, c’étaient la haute taille et l’extrême maigreur de l’individu, qui, en se redressant, sembla plutôt un fantôme évoqué de sa tombe qu’un homme se remettant sur ses pieds. Le cheval sur lequel était montée lady Berkely recula et hennit de terreur, soit qu’il fût épouvanté du soudain changement de posture de ce spectre, soit qu’il fût désagréablement affecté par quelque odeur qui accompagnait sa présence. La jeune dame elle-même manifesta quelque crainte ; car, bien qu’elle ne crût pas être en présence d’un être surnaturel, cependant, parmi les déguisements bizarres et presque insensés que prenaient les chevaliers d’alors, c’était assurément le plus étrange qu’elle eût jamais vu ; et considérant combien les caprices extravagants des chevaliers de cette époque approchaient de la folie, il ne paraissait nullement sans danger de rencontrer un homme portant les emblèmes de la Mort, seul et au milieu d’une forêt déserte. Quels que fussent néanmoins le caractère et les intentions du chevalier, elle résolut de l’accoster avec le langage et les manières usitées dans les romans en semblables occasions, espérant que, quand même il serait fou, il pourrait être pacifique et sensible à la politesse.

« Sire chevalier, » dit-elle du ton le plus ferme qu’elle put prendre, « je suis vraiment fâchée si, par mon arrivée soudaine, j’ai troublé vos méditations solitaires. Mon cheval, s’apercevant, je crois, de la présence du vôtre, m’a amenée ici sans que je susse ce que j’allais rencontrer. — Je suis un être, » répondit l’étranger d’un ton solennel, « que peu de gens cherchent à rencontrer avant que vienne le temps où ils ne peuvent plus m’éviter. — Sire chevalier, répliqua lady de Berkely, vous parlez de manière à mettre vos paroles d’accord avec le rôle terrible qu’il vous plaît de jouer. Puis-je m’adresser à un homme si formidable pour lui demander quelques instructions relativement à la route que je dois suivre au milieu de ce bois sauvage ? Pourrait-il m’apprendre, par exemple, comment se nomme le château, la ville ou l’hôtellerie la plus proche, et par quel chemin je puis y arriver le plus promptement ? — C’est une singulière audace, répondit le chevalier de la Tombe, que d’oser entrer en conversation avec celui qu’on appelle l’inexorable, l’implacable, et l’impitoyable, celui que même le plus misérable des hommes craint d’appeler à son secours, de peur que sa prière ne soit trop tôt exaucée. — Sire chevalier, reprit lady Augusta, le caractère que vous avez pris, incontestablement pour de bonnes raisons, vous ordonne de tenir un pareil langage ; mais quoique votre rôle soit bien lugubre, il ne vous impose pas, je présume, la nécessité de rejeter cette courtoisie à laquelle vous devez vous être engagé en prononçant les nobles vœux de la chevalerie. — Si vous consentez à vous laisser conduire par moi, reprit le fantôme, il est une seule condition à laquelle je puis vous rendre service : c’est que vous suiviez mes pas sans m’adresser aucune question sur le but de notre voyage. — Je crois qu’il faut me soumettre à vos conditions, répondit-elle, s’il vous plaît en effet de vouloir bien me servir de guide. Je pense que vous êtes un de ces malheureux gentilshommes d’Écosse qui sont maintenant en armes, dit-on, pour la défense de leurs libertés. Une téméraire entreprise m’a placée dans la sphère de votre influence ; et actuellement la seule faveur que j’aie à vous demander, à vous, à qui je n’ai jamais ni fait ni voulu de mal, c’est de me conduire, comme votre connaissance du pays vous permet aisément de le faire, vers la frontière anglaise. Quoi que je puisse voir de vos réunions et de vos manœuvres, croyez que j’oublierai tout comme si cela se passait réellement dans le royaume dont il vous a plu de prendre les attributs ; et si une somme d’argent assez forte pour être la rançon d’un puissant comte peut acheter une telle faveur, cette somme sera remise aussi loyalement que jamais rançon fut payée par un captif. Ne me refusez pas, royal Bruce, ou noble Douglas, si c’est en effet à l’un ou à l’autre de ces hommes fameux que je m’adresse dans cette affreuse extrémité ; on parle de vous comme d’ennemis terribles, mais de généreux chevaliers et d’amis fidèles. Songez combien vous souhaiteriez à vos amis et à vos parents, dans de pareilles circonstances, quelque commisération de la part des chevaliers anglais. — Et en ont-ils donc trouvé ? répliqua le chevalier d’une voix plus sombre qu’auparavant. Agissez-vous sagement, lorsque vous implorez la protection d’un homme que vous croyez être un vrai chevalier écossais, à cause de l’extravagance et de l’extrême misère de son costume ? Est-il sage de lui rappeler la manière dont les seigneurs d’Angleterre ont traité les aimables filles et les nobles dames d’Écosse ? Les cages qui leur servaient de prison n’ont-elles pas été suspendues aux créneaux, afin que leur captivité fût connue du plus vil bourgeois, s’il désirait contempler[1] l’humiliation des plus nobles princesses… que dis-je ? même de la reine d’Écosse ? Est-ce là un souvenir qui puisse inspirer à un chevalier écossais de la compassion envers une dame anglaise ? Est-ce une pensée qui puisse faire autre chose qu’augmenter encore la haine profonde et éternelle contre l’auteur de ces maux, Édouard Plantagenet, haine mêlée à chaque goutte de sang écossais qu’échauffe encore la vie ? Non ! tout ce que vous pouvez attendre, c’est que, froid et inflexible comme le sépulcre, je vous abandonne sans secours à votre triste sort. — Vous ne serez pas si inhumain, s’écria lady Augusta ; en agissant ainsi, vous perdriez vos droits à la haute renommée que vous avez acquise par l’épée ou par la lance. Ce serait abjurer l’amour de cette justice qui se glorifie de soutenir le faible contre le fort. Vous vengeriez les torts et la tyrannie d’Édouard Plantagenet sur les dames et les demoiselles d’Angleterre qui n’ont point accès dans ses conseils, et qui peut-être n’approuvent pas sa conduite dans ces guerres contre l’Écosse. — Et me prieriez-vous encore, dit le chevalier du Sépulcre, si je vous disais les maux auxquels vous seriez exposée dans le cas où nous tomberions entre les mains des soldats anglais, et s’ils vous trouvaient sous une protection d’aussi mauvais augure que la mienne ? — Soyez sûr, répliqua lady Augusta, que la considération d’un tel événement n’ébranle ni ma résolution ni mon désir de me confier à votre protection. Vous ne pouvez savoir qui je suis, et par suite juger combien Édouard serait peu tenté de m’infliger une punition rigoureuse. — Comment puis-je vous connaître ? répliqua le sombre cavalier. Il faut que votre position soit extraordinaire, en effet, si elle peut retenir par justice ou par humanité l’amour de vengeance qui dévore Édouard. Tous ceux qui le connaissent savent bien que ce n’est pas un motif ordinaire qui l’empêcherait de se livrer au penchant de son mauvais naturel. Quoi qu’il en soit, madame, si vous êtes une dame, sous ce déguisement vous m’investissez soudain de votre confiance, et il faut que je m’en montre digne de mon mieux. C’est pourquoi il faut que vous vous laissiez guider implicitement par mes conseils : ils vous seront donnés à la mode du monde spirituel, attendu qu’ils seront des ordres plutôt que des instructions détaillées sur la conduite que vous avez à tenir, et qu’ils auront pour base plutôt la nécessité qu’aucune démonstration, aucun raisonnement. De cette manière, il est possible que je puisse vous servir ; de toute autre façon, il est fort probable que je vous manquerais au besoin, et que je disparaîtrais comme un fantôme qui craint l’approche du jour. — Vous ne pouvez être si cruel ! un gentilhomme, un chevalier, un noble… car je suis convaincue que vous êtes tout cela, a des devoirs qu’il ne peut refuser de remplir. — Il en a, je vous l’accorde, et ils sont sacrés pour moi ; mais il est aussi des devoirs dont l’obligation est doublement forte, et auxquels je dois sacrifier ceux qui autrement me porteraient à me dévouer à votre défense. La seule question est celle-ci : êtes-vous disposée à accepter ma protection, aux conditions auxquelles seulement je puis vous l’accorder ; ou bien préférez-vous que chacun de nous suive son propre chemin, s’en remette à ses propres ressources et laisse le reste au soin de la Providence ? — Hélas ! exposée et poursuivie comme je le suis, m’inviter à prendre moi-même une résolution, c’est comme demander à un malheureux qui tombe dans un précipice de songer avec calme à quelle branche il fera bien de s’accrocher pour amortir sa chute. Nécessairement il s’attachera à celle qu’il pourra le plus aisément saisir, et il abandonnera le reste à la volonté de la Providence. J’accepte donc la protection que vous m’offrez, avec les restrictions qu’il vous plaît d’y mettre, et je place toute ma confiance dans le ciel et dans vous. Pour me servir efficacement, néanmoins, il faut que vous connaissiez mon nom et ma position. — J’en ai déjà été instruit par celle qui vous accompagnait tout-à-l’heure. Ne pensez pas, jeune dame, que beauté, rang, vastes domaines, immenses richesses, talents accomplis puissent avoir la moindre valeur aux yeux de celui qui porte la livrée de la tombe, et dont les affections et les désirs sont depuis long-temps ensevelis dans le sépulcre. — Puisse votre foi être aussi ferme que vos paroles semblent sévères ! et je m’abandonne à vous sans le moindre doute, sans la moindre crainte d’avoir mis à tort toute ma confiance en vous ! »



  1. La femme de Robert Bruce, et la comtesse de Buchan, par qui, comme appartenant à la famille de Macduff, il fut couronné à Scone, furent emprisonnées de cette manière. (Note du texte.)