Le Château dangereux/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 151-154).


CHAPITRE XV.

LA ROUTE.


Lady Augusta se voyait traitée avec une rigueur propre à lui faire sentir la nécessité de l’obéissance la plus complète aux volontés du chevalier de la Tombe, en qui elle s’était imaginé voir tout d’abord un des principaux adhérents de Douglas, sinon James Douglas lui-même. Et pourtant, l’idée qu’elle s’était faite du redoutable Douglas était celle d’un chevalier s’acquittant avec exactitude des devoirs de sa noble profession, particulièrement dévoué au service du beau sexe, en un mot tout-à-fait différent du personnage auquel elle se trouvait si étrangement unie, comme par suite d’un enchantement. Néanmoins, lorsque, comme pour abréger l’entretien, il se précipita subitement dans un des labyrinthes du bois, en adoptant un pas que, vu la nature du terrain, le cheval de lady Augusta eut quelque peine à prendre, elle le suivit avec l’anxiété et la vitesse d’un jeune épagneul qui, par crainte plutôt que par amitié, s’efforce de marcher sur les traces d’un maître sévère. La comparaison, il est vrai, n’est ni polie ni très convenable à une époque où les femmes étaient adorées avec une espèce de dévotion ; mais des circonstances telles que celles-ci étaient rares, et lady Augusta de Berkely ne pouvait s’empêcher de croire que le terrible champion, dont le nom avait été si long-temps le sujet de ses inquiétudes et la terreur de tout le pays, pouvait, d’une manière ou d’une autre, accomplir sa délivrance. Elle fit donc tous ses efforts pour suivre cette espèce de fantôme, et marcha derrière le chevalier comme l’ombre du soir accompagne le paysan attardé.

La pauvre dame souffrait évidemment par suite de la peine qu’elle avait à se donner pour empêcher son palefroi de faire quelque faux pas dans ces sentiers roides et raboteux : le chevalier de la Tombe ralentit en conséquence sa course, regarda d’un œil inquiet autour de lui, et parut se dire à lui-même, quoique probablement avec l’intention que sa compagne l’entendît : « Il n’est pas besoin de tant se hâter. »

Il marcha donc plus lentement jusqu’à l’instant où ils arrivèrent sur le bord d’un ravin. C’était une des nombreuses irrégularités de la surface du terrain ; elle était formée par les torrents improvisés, particuliers à cette contrée, qui, serpentant parmi les arbres et les taillis, creusent une suite de cachettes communiquant l’une avec l’autre, de sorte qu’il n’y a peut-être pas de lieu au monde plus propre à une embuscade. L’endroit où Turnbull, l’habitant des frontières, avait opéré son évasion durant la partie de chasse, présentait un échantillon de cette nature de terrain, et peut-être communiquait-il aux différents buissons et passages par lesquels le chevalier et le pèlerin semblaient diriger leur route, quoique ce premier ravin fût à une distance considérable du chemin qu’ils suivaient alors.

Cependant le chevalier avançait toujours ; mais il semblait plutôt vouloir égarer lady Augusta au milieu de ces bois interminables que suivre aucune route fixe et déterminée. Tantôt ils montaient et tantôt ils semblaient descendre dans la même direction, ne trouvant que des solitudes sans bornes et les combinaisons variées d’une campagne toute couverte de bois. Si telle partie de la contrée paraissait labourable, le chevalier semblait l’éviter soigneusement : néanmoins il ne pouvait diriger sa marche avec tant de certitude, qu’il ne traversât point parfois les sentiers que parcouraient les habitants et les cultivateurs. Ceux ci ne montraient aucune surprise à la vue d’un être si singulier, mais ils ne manifestaient jamais par aucun signe, comme l’observait la dame, qu’ils l’eussent pu reconnaître. Il était aisé d’en conclure que le spectre chevalier était connu dans le pays, et qu’il y possédait des partisans et des complices qui du moins étaient assez ses amis pour ne pas donner l’alarme. Le cri bien imité du hibou, hôte trop fréquent de cette solitude pour que ce bruit fût un motif de surprise, semblait être un signal généralement compris parmi eux, car on l’entendait dans différentes parties du bois ; et lady Augusta, qui avait acquis l’expérience de ces voyages par ses premières excursions sous la conduite du ménestrel Bertram, put remarquer qu’après avoir entendu ces cris sauvages, son guide changeait la direction de sa course, et prenait des sentiers qui les conduisaient dans des solitudes plus profondes et des buissons plus impénétrables. Cette circonstance arrivait si souvent que de nouvelles alarmes s’emparèrent de l’infortunée pèlerine. N’était-elle pas la confidente, et presque l’instrument de quelque artificieux dessein, combiné sur un vaste plan et se rattachant à une opération dont le but était, comme les efforts de Douglas l’avaient toujours montré, la conquête de son château héréditaire, le massacre de la garnison anglaise, et enfin le déshonneur et la mort de ce sir John de Walton, du destin duquel elle avait long-temps cru ou cherché à croire que le sien dépendait.

Cette idée ne fut pas plus tôt venue à l’esprit de lady Augusta, qu’elle frissonna des conséquences que pouvaient avoir les ténébreuses transactions où elle se trouvait mêlée, et qui paraissaient prendre une tournure si différente de ce qu’elle avait pensé d’abord.

Les heures de la matinée de ce jour remarquable (c’était le dimanche des Rameaux) se passèrent ainsi à errer d’un lieu dans un autre. Lady Berkely suppliait de temps à autre son guide de lui rendre sa liberté, supplications qu’elle tâchait d’exprimer en termes touchants et pathétiques, ou bien elle lui offrait des richesses, des trésors, sans que son étrange compagnon daignât lui faire aucune réponse.

Enfin, comme las de l’importunité de sa captive, le chevalier, se rapprochant du cheval de lady Augusta, dit d’un ton solennel :

« Je ne suis pas, comme vous pouvez bien croire, un de ces chevaliers qui courent les bois et les solitudes, cherchant des aventures par lesquelles je puisse obtenir grâce aux yeux d’une gentille dame ; cependant j’accéderai jusqu’à un certain point à votre pressante requête, et votre sort dépendra d’un homme à qui vous avez déjà voulu confier vos destins. Dès notre arrivée au lieu de notre destination, qui n’est plus éloigné, j’écrirai à sir John de Walton, et lui enverrai ma lettre par un messager spécial que vous-même accompagnerez ; il répondra sans doute promptement, et vous pourrez reconnaître que celui-là même qui jusqu’à présent a paru sourd aux prières et insensible aux affections terrestres, a encore quelque sympathie pour la beauté et la vertu. Je remettrai le soin de votre sûreté et de votre bonheur futur en votre propre pouvoir et en celui de l’homme que vous avez adopté, et vous serez libre de choisir entre ce bonheur et la misère. »

Comme il parlait ainsi, un de ces ravins, une de ces fentes qui coupaient le terrain sembla s’ouvrir devant eux ; et le chevalier-spectre y dirigea ses pas avec une attention qu’il n’avait pas encore montrée, prit par la bride le palefroi de la dame pour lui faciliter la descente du sentier rapide et raboteux qui seul rendait accessible le fond de cette noire vallée.

Lorsqu’elle arriva enfin sur un sol uni, après les dangers d’une descente dans laquelle son palefroi semblait être soutenu par la force et l’adresse de l’être singulier qui le tenait par la bride, la dame regarda avec quelque étonnement un lieu si propre à servir de retraite. Et il fut d’autant plus évident qu’il en servait en effet, qu’on répondit de différents côtés à un son de cor très bas que donna le chevalier de la Tombe ; et, lorsque le même son fut répété, une dizaine d’hommes armés, les uns portant l’uniforme de soldats, d’autres habillés en bergers et en laboureurs, parurent successivement comme pour montrer qu’ils avaient entendu l’appel.