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Le Chômage

La bibliothèque libre.
Chants révolutionnairesAu bureau du Comité Pottier (p. 56-58).


LE CHÔMAGE



À Léon Cladel.


Mon patron n’a plus d’ouvrage
Et nous n’avons plus de bois :
C’est l’hiver, c’est le chômage.
Toutes les morts à la fois !

Pas un pouce de besogne.
Il neige : le ciel est gris ;
À chaque atelier je cogne,
J’ai déjà fait tout Paris.
Plus de crédit, rien à vendre
Et le loyer sur les bras.
Partout on me dit d’attendre,
Et la faim qui n’attend pas !

Des riches (Dieu leur pardonne !)
M’ont dit souvent : Mon ami,
Il faut, quand l’ouvrage donne,
Faire comme la fourmi !
Épargner ? Mais c’est à peine
Si l’on gagne pour manger :
Quand on touche sa quinzaine,
On la doit au boulanger.


La nuit est dure aux mansardes ;
Pas de soupers réchauffants ;
La mère en vain de ses hardes
Couvre le lit des enfants.
Les petites créatures
Hier ont bien grelotté.
Dire que nos couvertures
Sont au mont-de-piété !

L’autre hiver, mon cœur en crève,
J’ai perdu le tout petit ;
C’est rare qu’on les élève
Quand la mère a tant pâti.
Avant peu, je dois le craindre,
Nos deux jumeaux le suivront…
Après tout, les plus à plaindre
Ne sont pas ceux qui s’en vont !

Combien, chargés de famille,
Qui boivent pour s’étourdir !
Mon aînée est une fille,
J’ai peur de la voir grandir.
Dieu veuille qu’elle se tienne,
Car, à seize ans, pour un bal,
Pour une robe d’indienne,
Une enfant peut tourner mal !

Je ne veux plus, quand je marche,
Le soir, passer sur le pont,
À l’eau qui gémit sous l’arche,
Quelque chose en moi répond :
Dans ton gouffre noir, vieux fleuve,
Est-ce l’homme que tu plains ?

Avec tes soupirs de veuve
Et tes sanglots d’orphelins !

Mon patron n’a plus d’ouvrage
Et nous n’avons plus de bois :
C’est l’hiver, c’est le chômage,
Toutes les morts à la fois !