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Le Chalet des sapins/12

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 141-150).

XII

Maurice était un de ces petits hommes qui trouvent moyen de réaliser la fable du mouvement perpétuel. Rien ne nous retenait à la coupe ; je ne voulus pas le contredire, et, en bon prince, je m’offris à faire à Marguerite jusqu’au bout les honneurs de la forêt.

« Si tu veux, lui dis-je, nous irons maintenant visiter les cabanes des vrais bûcherons, ceux qui passent toute leur vie dans la forêt. C’est à deux pas d’ici.

— Deux pas, bien vrai ?

— Viens toujours, tu verras après.

— C’est que père nous a bien recommandé de ne pas aller trop loin !…

— Est-ce que Gottlieb n’est pas avec nous ?… Est-ce qu’il ne serait pas le premier à nous dire de nous en retourner, s’il y avait du danger ?… »

Maurice voltigeait déjà en éclaireur sur les bûches du schlittweg, comme pour nous montrer le chemin.

Pour tout dire, les deux pas en question exigeaient une demi-heure de marche.

« Es-tu sûr de la route, au moins ?

— Très-sûr. Nous allons arriver. »

Le sentier s’élargit bientôt, et nous nous arrêtâmes devant une nouvelle clairière. Au-delà de la clairière, une éclaircie soudaine donnait jour dans la vallée, et Marguerite aperçut la route blanche qui nous avait amenés au pied, de la montagne.

« Tiens, dit-elle, le chemin de la maison !

— Tu vois qu’il est facile de s’y retrouver. Nous sommes au bout du voyage.

— Et ces fameuses cabanes ? C’est que je ne vois rien, mais rien du tout !…

— Là devant toi, derrière les arbres… »

Il lui fallut quelques minutes pour s’orienter. C’est que les cabanes dont il s’agit ne ressemblent nullement à ce que l’on peut rencontrer tous les jours, et véritablement la surprise de Marguerite n’avait rien que de très-légitime. Sans la petite lucarne presque invisible et le tuyau de poêle qui passe à travers les poutres, on pourrait s’y tromper et n’y voir qu’un simple amas de bûches empilées les unes au-dessus des autres. La porte est si basse qu’un homme est obligé de se plier en deux pour entrer dans ce réduit. On la ferme au moyen d’un loquet, car vous pensez bien que les serrures n’ont pas cours dans ces habitations-là.

Tout en faisant le tour de ce blockhaus, Gottlieb nous expliquait les mœurs de ses habitants.

Le lundi, toute la bande quitte le village pour aller au bois. On emporte les provisions nécessaires ; peu de chose assurément : du pain, des pommes de terre, du lard fumé, un tonnelet de kirsch pour se donner du cœur à l’ouvrage. Au reste, ni femmes ni enfants ; la besogne est rude et les hommes y suffisent à peine.

« Pauvres gens ! dit Marguerite, voyez donc comme ces barraques ferment mal ! Comme il doit y faire humide quand il pleut !

— Heureusement, dit Gottlieb, que celles-là sont hors d’usage. Il y a six mois et plus que le chantier est abandonné.

— On peut y entrer alors ?

— Naturellement, lui dis-je. Elles seraient habitées que nous serions bien sots de nous gêner. »

Marguerite mit la main sur le loquet de la porte et elle entra. Le singulier réduit ! Nous aperçûmes tout d’abord des branchages de sapin amoncelés sur le sol ; dans le fond, une sorte d’estrade en planches qui avait dû servir de lit, voilà le mobilier. On voyait encore la place du poêle et le trou ménagé au plafond pour laisser sortir le tuyau. La lucarne ne livrait passage qu’à un jour douteux, et il nous fallut habituer nos yeux à cette obscurité.

« Quelle misère ! répéta Marguerite. On dirait en grand la niche de Nestor et de Fox. Ces pauvres gens ne doivent s’y enfermer que le moins longtemps possible ? »

Gottlieb secoua la tête.

« Vous ne pensez pas à la pluie, mademoiselle Marguerite, qui, dans les mois d’automne, les emprisonne pendant des journées entières. Après tout, cette vie-là en vaut d’autres, y compris le métier de garde champêtre, dont je ne voudrais plus pour un empire. Ce sont de bons et braves gens, bons comme le bon pain. Cependant les braconniers, qu’ils gênent, ne les aiment guère, et leurs débats troublent quelquefois le silence de la forêt. »

Et comme Marguerite, en inspectant l’intérieur de ces huttes, ne pouvait retenir de nouvelles exclamations de pitié :

« On se fait à ces habitations-là comme à d’autres, lui dit Gottlieb. Tout est affaire d’habitude ; et la preuve, c’est que les blockhaus sont tous les mêmes, sur le bord du Rhin et dans les Vosges.

— N’importe, dit Marguerite en sortant, c’est attristant. Si nous nous mettions en route, à présent que nous les avons vus ? Où donc est Maurice ? »

Maurice, qui ne pouvait rester en place et que nos lenteurs impatientaient, s’était mis bravement à passer en revue successivement les cinq ou six blockhaus dont les toits moussus émergeaient çà et là des vertes touffes des jeunes sapins. Seul d’entre nous, il trouvait ces petites maisons admirables ; il aurait voulu en habiter une à lui tout seul.

Marguerite n’avait pas achevé de parler, que j’entendis sa voix claire qui m’appelait précipitamment :

« Édouard ! criait-il ; Édouard ! viens vite ! »

J’accours, et je le vois sortir en toute hâte du blockhaus le plus éloigné. Il agitait au-dessus de sa tête un objet que l’éloignement ne me permit pas d’abord de reconnaître distinctement.

« Qu’est-ce que Gottlieb disait donc, que ces cabanes étaient abandonnées ? s’écria-t-il en arrivant tout essoufflé. Regarde plutôt. »

Il nous tendait une cuiller en bois, encore humide, et qui sentait la soupe à l’oignon à plein nez.

« Où as-tu trouvé cela ?

— Là-bas, dans la baraque du fond, et bien d’autres choses encore ! Venez voir ! »

Nous le suivons, Gottlieb, Marguerite et moi. Nous entrons dans la cabane, et Gottlieb, dès le premier pas, se met à pousser des exclamations qui ne laissaient aucun doute sur l’intérêt de la découverte.

Il était clair que plusieurs visiteurs inconnus avaient élu domicile dans cette hutte abandonnée, peu d’heures sans doute avant notre arrivée. Il semblait que leur place fût encore chaude. Le sol était semé de détritus de toute nature : pelures de pommes de terre, débris de légumes, taches encore humides que la terre n’avait pas eu le temps de boire. Ajoutez à cela des plumes d’oie éparpillées, qui montraient jusqu’à l’évidence quelle avait été la pièce de résistance du festin.

Chaque pas amenait une trouvaille nouvelle. Les huttes ne sont pas bien grandes ; mais elles peuvent contenir six à huit personnes, pour peu que les locataires consentent à se serrer les coudes. Maurice, qui, en vrai limier de chasse, mettait à profit sa taille exiguë pour fureter dans les petits coins, ne tarda pas à ramasser le bec de la bête encore garni de sa tête, mais le bec seul l’avait séduit.

Les cendres à peine refroidies et mises en tas indiquaient que le feu datait au plus de vingt-quatre heures. Les branchages amoncelés tout autour du foyer semblaient garder l’empreinte des corps. Plus de doute ! la cabane avait été habitée la veille, et ses hôtes n’étaient pas loin.

« Diable ! diable ! grommela Gottlieb entre ses dents, voilà qui ne fleure rien de bon ! »

Et voyant que nous restions pensifs tout en l’interrogeant des yeux :

« Filons ! dit-il ; il faut que le colonel soit averti. Ce ne sont pas mes amis les bûcherons, bien sûr, qui se seraient payés ce régal incognito !

— Ceux qui habitaient la hutte se sont sauvés, lui dis-je, et au grand galop encore ! »

Les indices ne manquaient pas pour révéler une fuite précipitée. La cuiller en bois en était un, ainsi que le désordre qui régnait dans la hutte.

« Je le vois bien, qu’ils se sont sauvés, murmura Gottlieb, qui grognait comme un chien de chasse en défaut. Cours après, maintenant ! »

Que penser de voyageurs qui, pour faire bombance, se retirent au fond des bois et se cachent dans une retraite abandonnée ? Tout cela donnait à réfléchir, et nous n’avions guère besoin de tenir conseil pour limiter notre choix à trois catégories d’individus : les braconniers, les contrebandiers de la vallée du Rhin, ou enfin les vagabonds mystérieux dont le nom flottait dans ma pensée, sans oser encore se fixer sur mes lèvres : les bohémiens !

Une fois sur cette pente, notre imagination alla bon train, et nos jambes firent comme elle.

La route de la vallée coupait au plus court : Marguerite, un peu fatiguée, s’appuya sur le bras de Gottlieb, et bientôt le toit de la ferme, puis celui du chalet apparurent à nos yeux.

Au moment où nous franchissions la petite porte du jardin, nous nous trouvâmes tout à coup nez à nez avec le père Girolt, que mon père reconduisait selon son habitude.

La conversation était engagée. Mon père parlait d’une voix forte, et voici ce qu’il disait :

« Les malheureux ! obligés maintenant de se cacher comme des voleurs ! Dans quel triste temps vivons-nous ? »

Il se tut en nous apercevant, serra la main du père Girolt, et, essayant de prendre un ton enjoué :

« Ah ! vous voilà les petits coureurs de montagnes ! Eh bien, Marguerite, la promenade t’a-t-elle réussi au moins ? »

Sans prendre le temps de respirer, je me mis à raconter la découverte du blockhaus, nos doutes et nos conjectures. Je parlais avec beaucoup d’animation, stupéfait de voir que mon père, si prompt d’ordinaire à manifester ses sentiments, me laissait dévider mon chapelet sans m’interrompre.

« N’est-ce pas, père, dis-je enfin, que j’ai deviné juste ? N’est-ce pas que ce sont des bohémiens ? »

Mon père ne répondit pas tout d’abord ; puis, comme obéissant à un sentiment, dont il ne pouvait plus comprimer l’explosion :

« Oui, dit-il de la même voix dont l’intonation vibrante m’avait surpris tout à l’heure, des bohémiens !… N’est-ce pas être un bohémien ; et pire encore, que d’être obligé de fuir la société des hommes, de vivre au hasard, sans un toit pour abriter sa tête, à la merci du premier gredin venu qui découvrira leurs traces dans la forêt et s’en ira dénoncer leur dernier refuge ! »

Mon père avait parlé tout d’une haleine. Il reconnut, à l’expression de nos physionomies, que nous n’avions pas compris un mot à cet étrange discours. Il sembla se consulter un instant ; puis, voyant que nous n’osions pas lui adresser de nouvelles questions :

« Venez avec moi, chers petits. À vrai dire, ces secrets-là ne sont pas faits pour être gardés devant vous. Venez donc, et, quand vous saurez la vérité, vous comprendrez que, si nous n’avions jamais affaire qu’à des bohémiens de cette espèce, ce n’est pas moi qui appellerais les gendarmes. »