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Le Chalet des sapins/13

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 150-161).

XIII

Mon père monta dans son cabinet ; il s’assit dans son grand fauteuil de cuir, et quand chacun, y compris Gottlieb, fut en place, l’oreille tendue pour écouter ses explications, voici ce qu’il nous apprit :

Depuis trois semaines environ, les forêts des Vosges étaient traversées, à de courts intervalles, par de malheureux soldats, épaves échappées pour la plupart de l’armée de la Loire, essayant de se rapatrier, et suspects, les uns comme XIII

LES FORÊTS DES VOSGES ÉTAIENT TRAVERSÉES
PAR DE MALHEUREUX SOLDATS.
maraudeurs, les autres d’avoir trempé dans des complots politiques.

Ces pauvres gens, originaires de l’Alsace, cherchaient surtout à regagner leurs villages sans éveiller les soupçons. Ils comptaient y vivre cachés par les leurs, et ils espéraient pouvoir attendre en paix le jour où, grâce à l’oubli, il leur serait permis de reparaître à visage découvert.

Mais le voyage pour beaucoup avait été long. Leurs méfiances, exaspérées par le malheur, grossissaient encore à leurs yeux les dangers de la route. Ils marchaient la nuit, ne s’arrêtant qu’aux maisons regardées comme sûres et qui leur avaient été désignées à l’avance, ne frappant qu’à des portes connues, couchant souvent à la belle étoile, trop heureux quand ils trouvaient une misérable hutte de bûcheron pour abriter leurs têtes !

Le défilé ne faisait que de commencer. Mais déjà les forestiers étaient avertis, et presque tous prenaient pitié de ces malheureux. Ils étaient venus consulter mon père, et vous devinez la réponse ! Jusqu’au père Girolt, un fonctionnaire, qui avait été gagné à la cause commune, la cause de la compassion. Voilà comment le chalet, ainsi que la ferme et ses dépendances, étaient devenus une sorte de lieu d’information où les forestiers venaient prendre le mot d’ordre de la bouche de mon père.

« Comprenez-vous maintenant, me dit-il, mes inquiétudes, le soir de notre promenade à la vallée des Charbonniers ? Ces braves gens avaient reçu les premiers proscrits, l’avant-garde des fuyards, et, une heure après, Christian Baüer m’a confirmé leurs récits…

— Oui, je comprends, dit Marguerite ; je me rappelle aussi les deux hommes en bonnet de police que nous avons rencontrés l’autre nuit sur l’escalier…

— Ceux-là et bien d’autres, » répondit mon père.

Un malheur n’arrive jamais seul. En même temps que les fugitifs, des maraudeurs, profitant des malheurs du temps, s’étaient répandus dans les bois. On avait signalé aussi de nouvelles caravanes de bohémiens au Ban de la Roche, dans la forêt de Dâbo et jusqu’aux environs de Wangenburg, c’est-à-dire à sept ou huit lieues de la ferme.

C’est pour tous ces différents motifs que mon père nous avait défendu de recommencer nos promenades dans la forêt. À toute autre époque les forestiers auraient bientôt eu raison des bohémiens et même des maraudeurs ; mais tout allait mal, et leur audace redoublait chaque jour. Les forestiers étaient en trop petit nombre pour suffire à la besogne ; on soupçonnait d’ailleurs celui de Wangenburg d’être de moitié avec les braconniers, et, sauf Christian Baüer, Nicolas Burkardt et les gardes de Grendelbruch et de Dâbo, de vieux soldats incorruptibles, on ne pouvait être sûr de rien ni de personne.

À ce moment Gottlieb, qui jusqu’alors était resté dans son coin sans souffler mot, éleva la voix :

« Pardon, mon colonel, mais j’aurais un petit mot à dire.

— Parle, mon garçon.

— Eh bien, sauf votre respect, si j’avais été convaincu que les gens du blockhaus étaient des soldats, je n’aurais rien dit, puisque c’est un secret ; mais je ne me serais pas pressé de revenir avec les enfants pour vous informer de la chose. »

L’observation était d’une justesse si évidente que mon père, qui d’habitude ne souffrait guère la contradiction, en fut frappé.

« C’est juste, dit-il. Tu crois donc que ce sont des bohémiens ?

— Oui, mon colonel, répondit Gottlieb ; j’ai ouvert l’œil, et je suis sûr de mon fait. Ce sont des bohémiens, j’en mettrais ma main au feu !

— Tu es un garçon plein de sens, Gottlieb. Quelles sont tes preuves ?

— Tout ce que j’ai à dire, reprit-il, c’est que des soldats, de vrais soldats, en pays ami, se contenteraient de peu et ne se risqueraient pas de semer l’alarme, au risque de se faire découvrir, en volant des oies. Or le blockhaus avait servi de refuge et de cuisine à des gens aimant la bombance. M. Maurice y a trouvé une tête d’oie, c’est positif ; nous y avons tous vu des instruments de cuisine, une soupière, des plats. Les soldats dont vous parlez ne voyagent pas avec des batteries de cuisine. Mon avis est que les gens qui avaient laissé tout cela au blockhaus ne peuvent avoir été que des bohémiens qu’une alerte a mis en fuite. Si vous aviez vu le blockhaus, mon colonel, vous diriez tout le premier : « Gottlieb a vu clair. » Je ne sais pas grand’chose ; mais les pistes, voyez-vous, ça me connaît. »

Mon père n’insista plus. Il était évidemment ébranlé. Peut-être aussi n’avait-il combattu l’avis de Gottlieb que pour nous rassurer un peu. Sans avoir peur, positivement peur, ce qui s’appelle peur, nos imaginations ne laissaient pas que d’être assez inquiètes. C’est pour le coup que les visites des gardes forestiers commencèrent à nous intéresser. Quand donc cette engeance de braconniers et de bohémiens aurait-elle quitté le pays ! Comme il faut qu’il y ait des gueux abandonnés du ciel pour condamner deux petits hommes, qui n’avaient jamais fait de mal à personne, à vivre enfermés derrière les grilles d’un jardin !

Ce retour des bohémiens rendait Marguerite fort soucieuse en ce qui concernait Zaféri. Quelle influence leur passage ne pourrait-il pas exercer sur lui ?

Telles étaient nos réflexions. Notre indignation ne pouvait rien changer à l’affaire, mais c’est un soulagement que de s’indigner contre les chenapans, quand on n’a pas d’autres ressources à sa disposition.

Malheureusement, à cette époque, les montagnes des Vosges ne se prêtaient que trop aux incursions des maraudeurs ou aux invasions des bohémiens. Les maisons forestières étaient rares. D’immenses espaces, aujourd’hui défrichés, étaient couverts d’une végétation impénétrable, et, par endroits, c’était à peine si l’enchevêtrement des branches laissait apparaître quelques lambeaux du ciel.

Au-delà du Nideck déjà, même en plein midi, la nuit commençait, la nuit verte, chantée par les Allemands quand les Allemands avaient de vrais poëtes, l’obscurité silencieuse des grandes futaies abandonnées. Il y avait des ravins où les arbres pourrissaient sur pied, jusqu’à ce qu’un coup de vent vînt à renverser ces colosses desséchés qui s’abattaient alors le long des pentes, et faisaient comme des barricades monstrueuses où s’accrochait le réseau des plantes grimpantes, des rosiers et des framboisiers sauvages, des lianes de lierre mêlées aux branches épineuses des ronces et du houx.

Vous pensez bien que, dans ces labyrinthes de feuilles et de branches, les braconniers, les contrebandiers, les bohémiens, les maraudeurs de toute espèce, avaient beau jeu. Ces gens-là connaissaient le pays, ils savaient s’orienter et se ravitailler : avec quelques éclaireurs postés aux bons endroits, il leur était facile de vivre, une semaine ou deux, aussi tranquilles qu’une tribu de sauvages dans une forêt d’Amérique.

Est-ce que les bohémiens de Niederhaslach n’avaient pas trouvé moyen de s’enfuir sans laisser une trace derrière eux ? Et pourtant les bohémiens ne voyagent guère sans un bagage encombrant, sans un lourd chariot suspendu, ou, tout au moins, sans une tente et des effets de campement. Aussi mon père songeait-il maintenant à réunir et à armer une vingtaine d’hommes résolus. Il s’agissait de relever les pistes entrevues, une à une, de façon à prendre des points de repère et à acquérir une certitude définitive sur leurs chances d’échapper, en attendant que l’on pût organiser soit une surveillance secrète de jour et de nuit, soit une battue générale pour laquelle tous les paysans des villages menacés seraient convoqués.

Un beau matin, vers midi, Gottlieb entra tout droit dans la salle d’études, où mon père était en train de nous faire réciter nos leçons.

« Qu’y-a-t-il, Gottlieb ? dit mon père étonné de le voir violer aussi délibérément un lieu où l’on savait qu’il n’aimait pas à être dérangé.

— Je viens de la coupe, mon colonel.

— Eh bien ? » répéta mon père.

Et s’apercevant que Gottlieb ne nous quittait pas des yeux :

« Tu peux parler devant les enfants. De quoi s’agit-il ?

— Voilà, mon colonel. Je voulais vous dire que, si vous aviez observé Zaféri depuis quelque temps, vous n’auriez pas l’ombre d’un doute.

— Je ne comprends pas, dit mon père ; explique-toi clairement.

— Eh bien, on ne m’ôtera pas de la tête que ce petit sait quelque chose de ce qui se passe. Avec son flair de chien de chasse, il aura senti que les gens de sa race, les gens du blockhaus, étaient dans la forêt, pas très-loin peut-être, et depuis ce moment il a la fièvre, il ne mange que du bout des dents ! Demandez aux bûcherons. Voilà huit jours que je le suis. Ses yeux brillent dès qu’il arrive dans le bois ; il les roule de tous côtés, comme s’il voulait lire dans les feuilles et sur les chemins. Puis, quand nous nous reposons, savez-vous ce qu’il fait ? Il a l’air d’écouter ; il se couche de son long dans l’herbe, l’oreille contre terre, et il reste comme ça un quart d’heure, vingt minutes au moins, les yeux fermés.

— Le grand mal ! dit mon père d’un ton que démentait son regard ; n’a-t-il pas le droit de dormir, cet enfant ?

— Il ne dort pas, mon colonel. Ce matin je n’ai eu qu’à tousser un peu pour lui faire ouvrir les yeux. Il rêve, il est inquiet, et ça n’est pas naturel. Je le connais bien maintenant.

— C’est tout, mon garçon ?

— Oui, mon colonel.

— C’est bon, tu peux t’en aller. »

Quand la porte se fut refermée, mon père mit ses coudes sur la table, et, regardant Marguerite en face :

« Que penses-tu de tout ceci, mignonne ? lui demanda-t-il.

— Je pense, dit-elle avec sa vivacité accoutumée, que Gottlieb a perdu la tête. Dire que ce pauvre petit ne peut pas seulement se coucher dans l’herbe, sans qu’on y voie du mal !

— Tu te trompes du tout au tout, Marguerite. Gottlieb est un homme de bon sens, qui n’a aucun intérêt à voir du danger là où il n’y en a pas.

— Bon ! voilà que tu prends fait et cause pour lui, à présent !

— Mais non, mais non ! Sais-tu bien que tu es un vrai petit tyran, incapable de rien voir et de rien entendre quand il s’agit de ton protégé ?

— C’est que ce serait si affreux, de penser qu’après ce qu’il a fait à Niederhaslach, Zaféri serait capable d’une mauvaise action.

— Une mauvaise action ? Comment l’entends-tu ? Il peut avoir la nostalgie de son existence d’autrefois, sans être pour cela un criminel. S’il a des raisons de supposer que les siens, ceux qui l’ont élevé, après tout, sont dans la forêt, quoi de plus explicable, quoi de plus naturel que l’agitation remarquée en lui par Gottlieb ?

— Non, père, non ! s’écria Marguerite avec force, il n’a plus ni père ni mère, tu le sais, et nous ne sommes plus, nous ne pouvons plus être des étrangers à ses yeux maintenant. Ne l’enferme pas, je t’en prie. Ce serait le vrai moyen de le perdre. Zaféri ne regrette du passé, de son passé avec ses derniers maîtres, que son chien. »

Mon père se mit à rire.

« Il n’est pas question de cela, dit-il. Les bûcherons suffisent à le garder aussi bien que le feraient les murs de la ferme. Seulement tout ceci mérite réflexion, et c’était le devoir de Gottlieb, qui le voit de près, de parler le cœur sur la main. »

Marguerite avait beau dire ; le changement signalé par Gottlieb eût éclaté à des yeux moins prévenus que les siens. Zaféri était devenu méconnaissable. Ses gestes, sa démarche, avaient quelque chose de plus mystérieux encore que de coutume. Le soir même de la visite de Gottlieb, quand il rentra à la ferme, au lieu d’assister à nos jeux, comme il en avait pris peu à peu l’habitude, il s’éloigna de nous, cherchant les endroits écartés, et évidemment plus enfoncé que jamais dans ses rêveries.

Nous le trouvâmes de nouveau, vers le soir, perché au sommet de son observatoire, indifférent au reste du monde, plongé dans une sorte de demi-sommeil, l’œil errant dans le vide, la tête appuyée dans ses mains.