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Le Chant de l’équipage/10

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Grès et Cie (p. 109-121).

X

L’ANGE-DU-NORD


― N’avais-je pas raison, madame Plœdac, n’avais-je pas raison quand je vous disais que Krühl avait le cerveau dérangé ? Cette fois-ci la réalité surpasse mes prévisions.

― Il faut du courage pour prendre la mer en ce moment, quand on est riche comme M. Krühl.

Désiré Pointe et Mme Plœdac, en tête à tête dans la salle à manger, jugeaient les événements qui, depuis une semaine, bouleversaient les habitudes de leur petit monde.

Adrienne, les yeux écarquillés, atteinte de mutisme, considérait M. Krühl avec une stupéfaction attendrie.

Chez Marie-Anne, on discutait le projet dans ses moindres détails.

― Où donc qu’i trouveront un équipage ? demandait Palourde. De Lorient à Concarneau je ne vois pas un matelot pour embarquer.

― I y’a tout de même du commerce à faire, opina Boutron, et puis tout est régulier. I y’a rien à dire, on leur a même donné un canon pour les sous-marins, dame oui.

― Oh ! un canon, fit Bébé-Salé.

― M. Krühl sait bien ce qu’il fait et M. Eliasar qui est si instruit ; croyez-vous qu’il n’a pas son idée ? Je peux vous dire qu’ils vont chercher du papier. Il paraît que ça manque à Paris et que le papier se vend comme du bouquet. M. Krühl n’est pas un homme à partir comme ça. Et M. Eliasar, non plus, qui est si instruit.

― Pour ça, ils ont tous de l’instruction, approuva Bébé-Salé.

― C’est beau, l’instruction, déclara Palourde. À bord de leur bâtiment, ils seront tous instruits, alors forcément dans ces conditions-là i’y a pas à lutter. C’est point des pêcheurs comme nous qu’auraient eu l’idée d’aller chercher du papier.

― Ah si ! Le fils à Mahurec aurait bien eu une idée comme ça. C’est vrai qu’il est second-maître charpentier, maintenant, dit Bébé-Salé.

Tous trois se levèrent et Marie-Anne sortit devant la porte car M. Krühl passait en discutant avec Eliasar et le capitaine Heresa.

― Paraît que c’est un bon capitaine, fit Bébé-Salé en désignant Heresa d’un mouvement de tête.

― Sais-tu qui c’est qu’i me rappelle, dit Boutron, i’me rappelle Maillard, Maillard qu’était capitaine d’armes à bord de la Danaé. C’est-i pas la même gueule, dis, toi qu’étais avec moi. C’est-i pas lui tout craché, quand i se baladait dans la batterie avec ses deux mains croisées derrière le dos ?

― J’connais bien Maillard, répondit Bébé-Salé, je vois bien de quel Maillard tu veux dire. Il n’y ressemble pas.

Marie-Anne, les deux poings sur les hanches, contemplait le trio qui s’engageait sur la route de la sardinerie. Quand elle eut perdu de vue les trois associés, elle rentra dans le cabaret en hochant la tête, mais sans faire part de ses réflexions.

Bébé-Salé et Boutron discutaient âprement sur la personnalité de Maillard, sortant des dates précises, torturant leur mémoire avec une patience inlassable.

― Paraît, dit Palourde, que M. Krühl a acheté à Lorient un petit bâtiment de trois cents tonneaux.

― C’est pas beaucoup pour faire du commerce opina Bébé-Salé.

― C’est pas beaucoup, c’est pas beaucoup, riposta Boutron. Toi, qu’es plus malin que les autres, veux-tu me dire si tu pourrais trouver un bâtiment par le temps qui court ?

― C’est pas commode, dame non.

― Je le connais, le bateau de M. Krühl, c’est un brick-goélette, tu l’as vu aussi : l’Elisabeth-Poulmier.

― Ah ! c’est l’Elisabeth, alors je retire ce que j’ai dit, parce que tu sais, un bâtiment comme celui-là pour prendre le vent de près, j’en connais pas beaucoup sur la Côte. Bien sûr, l’Elisabeth. Je vois bien ce que c’est que l’Elisabeth. Ah ! oui, c’est un bateau. Y’avait Trublé de Concarneau qui voulait l’acheter pour faire la pêche au large. Combien qu’il l’a payé, M Krühl ?

― T’en fais pas pour le prix. Celui qui l’a vendu n’a pas dû le donner. Sans compter que l’État achète tout en ce moment.

― C’est pourtant vrai.

Jusqu’au soir, Bébé-Salé, Boutron et le fils Palourde discoururent minutieusement sur les mérites comparatifs des bateaux à vendre, en vérité assez rares, sur la Côte.

Entraînés par le sujet, qui intéressait leur compétence, ils énumérèrent les qualités de tous les bateaux qu’ils avaient connus avec une sûreté de mémoire prodigieuse.

― C’est-i vrai, dit Boutron brusquement en s’adressant à Bébé-Salé. C’est-i vrai ce qu’on dit, que tu vas embarquer avec M. Krühl ? Tu sais comment je te dis ça, mais on en cause.

― Et si ça serait vrai, fit Bébé-Salé en retirant sa pipe de sa bouche sans dents.

― Vieille noix, t’es pu bon à rien. Qué qu’tu feras à bord, t’as pas seulement la force de hisser une trinquette.

― M. Krühl l’emmène pour jouer de l’accordéon, ricana Palourde.

― Ça serait pas toi, tout de même, qui m’empêcherais de jouer de l’accordéon, riposta Bébé-Salé, piqué à l’endroit sensible.

― Tu n’es qu’une vieille noix, répéta Palourde et, se levant, il se mit à danser, en pinçant les touches d’un accordéon imaginaire.

― Ça serait pas toi, tout, tout d’même, bégayait Bébé-Salé, pâle de fureur.

Boutron ricanait, encourageant Palourde.

― T’entends, cria Bébé-Salé.

O ! n’eo ket brao, n’eo ket brao, paotred
Da c’hoari koukou, da c’hoari merc’hed.

chantait Palourde en se tortillant.

Bébé-Salé prit une bouteille et la lança à la tête de Palourde qui sut l’éviter. La bouteille se fracassa contre le mur.

Les trois hommes debout et silencieux se regardaient, les mains hésitantes.

― Ah ! vous n’allez pas vous battre, tout de même, glapit Marie-Anne. Vous n’allez pas vous battre !

― Oh ! gast ! grogna Palourde.

D’une détente sèche du bras droit il repoussa Marie-Anne qui s’écroula dans une rangée de tabourets. Il se rapprocha de son agresseur dont les lèvres bleues tremblaient convulsivement.

― Si j’te dis rien, t’entends, Bébé-Salé ? Si j’te dis rien, t’entends bien, Bébé-Salé ? c’est qu’t’es trop vieux, dame oui.

Le capitaine Heresa ne resta que quelques jours chez Mme Plœdac (il partageait la chambre d’Eliasar). Krühl le rejoignit ensuite après avoir fait ses adieux à Pointe.

Eliasar partit le dernier.

― Je te rapporterai un collier de corail, promit-il à Marie-Anne.

― Vous dites cela, monsieur Samuel, mais vous ne reviendrez peut-être jamais chez nous.

Dès son arrivée à Lorient, le capitaine Heresa se hâta d’examiner son bâtiment. Il l’inspecta avec un soin minutieux ; aucun détail n’échappa à sa vigilance.

― Vous n’avez pas été volé, monsieur. Cé bateau est bien compris, jé vous en donne ma parole. Jé n’aurais pas fait mieux.

En effet, le brick-goélette, fraîchement repeint en noir et blanc, avec son grand mât gréé en goélette et son mât de misaine carré, semblait plus un yacht de plaisance qu’un navire marchand chargé prosaïquement de faire du commerce pour le compte d’une grande maison d’édition de Paris.

― C’est un bateau célèbre sur la Côte, fit Krühl, satisfait du compliment du capitaine Heresa, l’ancien Elisabeth-Poulmier. Je l’ai débaptisé. Il s’appelle maintenant l’Ange-du-Nord.

Bébé-Salé était venu rejoindre Krühl. Il embarquait en qualité de cuisinier.

L’équipage fut difficile à recruter, malgré les relations du capitaine Heresa, qui fit venir de Rouen trois matelots suédois habiles à la manœuvre de la voile.

― Jé connais bien des chauffeurs, disait-il, jé connais aussi des mécaniciens, mais cé né pas cé qu’il nous faut.

― J’ai choisi un navire à voiles parce que je craignais des difficultés pour m’approvisionner en charbon, répondait Krühl.

― Jé né vous lé reproche pas.

Au milieu des préparatifs d’embarquement, le second du capitaine Heresa fit son apparition. Il s’appelait Gornedouin et avait été amputé du bras gauche, à la suite d’une mauvaise piqûre de mouche, disait-il.

M. Gornedouin, pour sa part, recruta deux matelots, un mulâtre de la Jamaïque, nommé Powler et un nègre d’une force herculéenne que l’on appelait Fernand. Avec les trois matelots suédois : Peter Lâffe, Conrad et Dannolt, l’équipage comptait cinq hommes, munis de leurs papiers en règle, et qui signèrent leur engagement pour la durée de l’expédition.

Il manquait encore cinq hommes, car Bébé-Salé, que son âge éloignait d’ailleurs des manœuvres de force, ne pouvait prétendre à d’autre emploi que celui assez absorbant de cuisinier. Il devait s’occuper de l’équipage et des officiers, aidé, quand les circonstances le permettraient, par le mulâtre.

― Où trouver ces cinq hommes ? répétait Krühl en se grattant la tête.

En quête de renseignements, il allait de l’un à l’autre, fouillait les petits cafés et donnait de la tête à droite et à gauche comme un hanneton dans une lanterne.

― J’ai trouvé encore cinq hommes, dit le capitaine Heresa. Mais ces hommes sont des Espagnols qui veulent bien nous conduire jusqu’à Santander pour sé faire rapatrier. Ils né veulent pas aller plus loin. Ça né fait rien. À Santander j’aurai plus dé facilités pour récruter lé reste dé l’équipage

― Ça nous éloigne, risqua Joseph Krühl.

― J’aimé mieux suivre les côtes, c’est plus prudent, à causé des sous-marins. En prenant ensuite par les îles Canaries, nous aurons la chance de traverser l’Atlantique dans sa plus pétite largeur, tout en suivant uné route peu fréquentée. Jé suis partisan du moins de risques possibles. Comprenez-vous ?

― Vous avez raison. Alors vous pensez qu’à Santander nous pourrons trouver les hommes dont nous avons besoin ?

― Ah ouais, j’en suis certain. Jé connais beaucoup d’amis et personne n’est en guerre là-bas.

― D’ailleurs, capitaine, vous avez la responsabilité du navire. Vous connaissez notre but commun. Vous êtes libre d’agir selon votre expérience, en ce qui concerne la bonne conduite du bateau. Je ne me permettrais pas d’aller contre vos désirs, surtout quand ils révèlent un tel souci de prudence.

― La prudence la plus élémentaire, interrompit Eliasar qui écoutait nonchalamment, serait de reprendre le train pour l’hôtel Plœdac.

― Mon petit ami, fit Krühl, faites-nous grâce de votre pessimisme facile. Dans quelques mois vous changerez d’avis et serez le premier à me féliciter. J’aurais mauvaise grâce d’insister.

― Oh mais, je ne demande pas mieux, répondit Eliasar en souriant. Toutefois, mon cher Krühl, si je ne suis pas un « chirurgien » — puisque c’est mon titre sur le rôle de l’équipage — d’une gaîté très communicative, soyez assuré que vous me trouverez toujours à vos côtés quand vous aurez besoin de moi, quelle que soit la situation.

― Ne vous emballez pas, dit Krühl affectueusement.

― Vous avez peur des sous-marins ? demanda Heresa.

― Peur des sous-marins ? Je ne pense pas.

― Vous n’avez jamais pris la mer dans ces conditions, voilà tout ; vous regrettez les grands paquebots et leur confort.

― C’est pourtant là qu’est le danger, s’écria Heresa.

Il fallut encore quelques jours pour achever l’arrimage que le lieutenant Gornedouin dirigea avec une rare compétence. Sous sa surveillance, on embarqua des vivres, des outils, des articles de Paris (une idée de Krühl). Le petit bâtiment, bien pourvu de vivres et de munitions, pouvait tenir la mer longtemps et envisager, sans les craindre, les plus fâcheuses infortunes qu’un voilier puisse redouter.

― Nous naviguons sous pavillon français ? demanda Eliasar.

― Naturellement, répondit Krühl.

― Si vous n’avez plus rien à faire, dit le capitaine Heresa, nous partirons demain dans la matinée, vers dix heures.

― C’est entendu.

Chacun se dispersa pour régler des affaires personnelles. On devait se retrouver devant une table préparée selon les désirs de Krühl qui voulait boire dignement au succès de l’entreprise.

Eliasar et le capitaine arrivèrent les premiers au rendez-vous. Ils s’attablèrent en attendant le Hollandais.

― Alors, dit Eliasar, rompant le premier le silence, l’Ange-du-Nord vaut quelque chose ?

― C’est un bon bâtiment, vous pouvez mé croire.

― Ah, fit simplement Eliasar, puis il ajouta après un moment de réflexion : « Ça m’épate que cet idiot-là soit arrivé à dénicher tout seul cette occasion. J’avais peur qu’il se fasse rouler en achetant un sabot tout au plus bon à faire du feu. Il a de la veine ».

― Alors, c’est entendu, jé né mé générai pas pour vous engueuler, quand il lé faudra ?

― N’allez pas trop loin, mon gros. Il ne faut rien exagérer.

― Jé suis dé votre avis.

― Parce que ce gars-là n’est tout de même pas bête. Il faut le comprendre. Vous lui avez tapé dans l’œil, c’est une chance. Vous a-t-il montré les documents ?

― Naon ! il veut me les montrer quand nous aurons pris la mer.

― Bon, arrangez-vous pour mettre tout au point. Vous pouvez y aller. En dehors de la connaissance parfaite de la vie des pirates les moins intéressants, il est comme moi, c’est-à-dire qu’il n’est pas fichu de reconnaître l’étoile polaire entre toutes les autres.

― Ce n’est pas son métier.

― Et heureusement ! Eliasar soupira.

Les deux hommes, plongés dans leur réflexion se turent.

Peu à peu, le grand café s’emplissait de

monde : des officiers de marine en civil et en uniforme. Une jeune femme traversa la salle, se regarda dans une glace et disparut en adressant un sourire à Eliasar.

― Vous la connaissez ? demanda Heresa.

― C’est Gaby, je l’ai connue ici il y a une huitaine de jours. Pas très intelligente.

― Elle est bien habillée. Comment peut-elle sé débrouiller dans cé patélin ?

― Oh, répondit Eliasar en hochant la tête, faut pas vous frapper, mon vieux, une femme sérieuse peut mettre de l’argent à gauche. La guerre a desserré le cordon de bien des bourses. À propos, Krühl vous a-t-il fait signer la charte-partie ?

― Qui parle de charte-partie ?

Eliasar se retourna brusquement, sans pouvoir maîtriser un frisson qui lui secoua les épaules.

Krühl, jovial et son éternelle casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, se tenait derrière lui. Il était entré sans être vu par ses deux associés.

― Il parle de charte-partie, s’esclaffa Krühl, sans connaître la valeur de ce mot. Une charte-partie, mon cher, c’est un contrat commercial entre un armateur et un capitaine, et plus souvent un traité passé entre gentilshommes de fortune pour régler les conditions de leur association, leurs parts de prise, etc.

― Et puis, fit Eliasar agressif.

― Et puis ? N’employez jamais des mots dont vous ne connaissez pas le sens.

Et Krühl se retourna pour accrocher sa casquette à une patère.

Eliasar le regarda en secouant la tête, se retourna vers le capitaine Heresa et, se frappant le front avec un doigt, il leva les yeux vers le plafond de la salle. Toute sa figure reflétait une expression de commisération infinie.