Le Chant de l’équipage/9

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Grès et Cie (p. 93-108).

IX

LE BAR DU « POISSON SEC »


Le bar du « Poisson sec » n’était fréquenté, avant la guerre, que par des navigateurs de basse catégorie. La fleur des équipages marchands ne s’y donnait pas rendez-vous, et beaucoup de noctambules rouennais ignoraient l’existence de ce petit bouge frileusement blotti entre deux grandes maisons à colombages, dans les plus pures traditions des vieilles maisons normandes.

Toujours avant la guerre, le bar du « Poisson sec » était tenu par une très jolie Maltaise d’origine israélite. Cette jeune lady s’appelait Annah pour tout le monde. Elle parlait couramment plusieurs langues et savait trouver les mots qui émeuvent ou ramènent au silence les matelots travaillés par l’alcool.

Elle s’exprimait avec une connaissance si parfaite des ressources argotiques de quelques langues, en principe décentes, que c’était un perpétuel sujet d’attendrissement de la part des individus qu’elle honorait de sa conversation.

L’aspect de la grande salle du « Poisson sec » valait certainement le prix d’un gobelet d’ale ou de stout. Meublée sévèrement, elle alignait des tables en bois entourées de tabourets de paille. Les murs peints en rouge sang de bœuf, un peu comme on pourrait imaginer le parloir d’un ancien exécuteur des hautes œuvres, s’ornaient de chromos édités luxueusement par les plus célèbres vendeurs de spiritueux du monde entier. Une estampe, dans un mauvais tirage, de W. Hogarth, représentait une scène tirée de cette curieuse suite de gravures, intitulée Les Progrès d’une garce. On voyait, quoique l’humidité eût abîmé une partie du dessin et que les mouches eussent injurié copieusement le verre qui devait le protéger, la malheureuse Polly battant le chanvre dans une maison de correction. Toutefois les inquiétantes beautés qui fréquentaient le « Poisson sec » paraissaient se soucier fort peu de dégager un enseignement quelconque de cette gravure symbolique.

Près de la caisse en imitation d’acajou, derrière laquelle trônait la brune Annah, se dressait le perchoir d’un perroquet, probablement contemporain de la gravure et que miss Annah repassa à son successeur quand elle vendit son fonds.

Ce perroquet n’avait d’autre intérêt que de dominer, de sa voix de phonographe, le bruit des conversations les plus endiablées. Au milieu des hurlements et des injures vomies pour des motifs qui s’associaient au pittoresque de ce petit café, il savait couvrir toutes les vociférations. C’était toujours lui qui obtenait le dernier mot, sans se soucier des nombreuses offres de persil qu’on lui proposait de tous côtés.

Le perroquet du « Poisson sec » parlait peu mais bien. Il résolvait tous les problèmes sentimentaux posés par des garçons un peu vifs, en glapissant, comme un forcené, sa phrase favorite : « Little boy ! Little girl, digle digle dum baïng ! baïng ! »

En dehors du perroquet et de miss Annah, le « Poisson sec » s’honorait d’une barmaid que l’on nommait Tilly, jolie fille rondelette, canaille et trop rusée pour vivre vieille. Elle dansait le cake-walk, alors de mode récente, entre les tables et coulait de côté, vers les spectateurs des regards harmonieux ainsi que des effets de trombone à coulisse.

Elle connaissait également peu de mots en beaucoup de langues, dont elle se suffisait pour mettre au pas, sans l’intervention de la police, une clientèle habituée, depuis la tendre enfance, à considérer la malhonnêteté comme l’expression la plus directe d’un esprit de qualité.

Tilly mourut d’un coup de couteau, un soir d’été, au coin d’une petite rue très obscure. L’arme, que le propriétaire négligea de sortir de la plaie, venait à coup sûr d’Espagne, comme l’affirmèrent par la suite les connaisseurs de l’établissement.

Un inconnu lyrique et sentimental grava sur une table cette phrase en yidish, dont la signification équivalait à ceci : « La petite Tilly a le goût du sucre. »

Puis naturellement l’eau continua à couler sous le pont transbordeur.

Quand la guerre éclata, Annah, qui venait d’avoir des malheurs avec la police au sujet de quelques individus d’une nationalité vraiment trop douteuse, pressentit une longue suite de désagréments de cette nature.

Elle vendit son fonds à un certain Joaquin Heresa, totalement inconnu dans Rouen, mais qui possédait des papiers en règle. Ces papiers prouvaient que Joaquin Heresa, né à Bilbao et venant du Havre qu’il connaissait minutieusement, avait longtemps navigué en qualité de capitaine pour le compte de plusieurs compagnies d’une honorabilité indiscutable.

L’affaire avait été négociée par un certain Samuel Eliasar, ancien amant de la belle Annah, et ami reconnu du capitaine Joaquin.

― Jé né veux plus naviguer, disait Heresa en parlant fortement du nez. Jé veux rester ici, à Rouon comme un pontan (ponton).

L’accent d’Heresa était insupportable et le digne homme ne pouvait acheter un paquet de cigarettes sans donner l’impression d’un individu écœuré, à deux doigts de créer un cataclysme quelconque.

Pour ne pas déparer la collection des héros de cette aventure, le capitaine Joaquin Heresa buvait sournoisement, mais avec une volonté farouche.

Il ratiocinait d’ailleurs sur les progrès de l’alcoolisme et s’affirmait un militant convaincu de ses idées, en ne marchandant pas l’eau dans ses consommations.

L’arrivée des troupes anglaises à Rouen permit à Joaquin Heresa de caresser des espoirs que l’avenir ne favorisa point.

Le bar du « Poisson sec », bien que repeint à neuf, n’attira pas la clientèle des tommies.

Joaquin Heresa, campé sur ses courtes jambes devant la porte de son établissement, guettait la proie qui, moyennant une somme peu élevée, consentirait à ingurgiter chez lui une manière de whisky appelé pompeusement le Whisky des ancêtres.

Son cœur battait d’émotion quand il entendait un pas se rapprocher de son établissement. Il ne recevait guère, cependant, que la visite de quelques dockers chinois préoccupés déjà par des questions syndicalistes.

― Mujer ! grondait-il, puis il appelait sa bonne : « Cécilé ».

La bonne, traînant la savate, apparaissait lentement. Alors Joaquin Heresa, abattu par la persistance du mauvais sort, indiquait quelques chaises mal rangées, des verres non essuyés et d’autres détails d’intérêt purement domestique.

― Vous né fichez rien ! Cé n’est pas la première fois qué jé vous lé dis.

Quand il avait le dos tourné, Cécile le regardait avec mépris et passait plusieurs fois sur ses joues le revers de sa main sale.

C’est un matin, d’assez bonne heure, alors que Cécile lavait à grande eau les carreaux noir et blanc de la grande salle, que Samuel Eliasar, la mine satisfaite, les mains dans les poches d’un élégant raglan, pénétra en vieille connaissance dans le bar du « Poisson sec ».

― M. Joaquin Heresa est-il descendu ? demanda-t-il à la fille qui le contemplait avec curiosité.

― Je vais voir, monsieur… C’est pourquoi ?

― Je ne suis pas un placier en vin, répondit Eliasar, votre patron est mon ami. Dites-lui simplement que Samuel Eliasar est venu lui serrer la main.

― Le voilà qui descend, répondit la bonne.

― Ah mon vieux, mon vieux, clama le capitaine, dès qu’il eut aperçu Samuel. Commé c’est gentil d’être vénu mé rendre visite. Il grogna d’aise.

― Et les affaires ? demanda Samuel.

― Ouat ! les affaires, si ça continue jé vais fermer la boîte. Jé suis pourtant aimable, mais quand les clients sé sont butés, on leur offrirait à boire avec dé l’argent pour rentrer chez eux, qu’ils ne viendraient pas plus pour céla.

― C’est moche, dit Eliasar. J’aurais pourtant cru qu’avec la guerre, les mouvements de troupe et l’animation du port, vous auriez pu mettre quelques sacs à gauche. Évidemment, il est inutile de lutter, quand la guigne persiste, sur une combinaison.

― Et puis, dit Heresa, tous les voisins voient bien qu’il n’y a pas plus dé monde ici qué sur le toit du théâtre des Arts, alors, jé né peux pas négocier la vente du pétit « Poisson sec ». Jé reste avec ma sale affaire sur les bras.

― Du temps d’Annah, ça marchait mieux.

― Ouais, mais Annah, c’était uné femme, mujer ! uné femme ou bien uné gourgandine. Aujourd’hui, la clientèle demande dé petites poules, mais jé né veux pas d’histoires. C’est trop d’embêtements. Pas dé pétites poules !

― J’ai beaucoup de choses à vous confier, mon cher Heresa. Avez-vous une pièce où l’on puisse bavarder tranquillement ?

― Dans ma chambre ?

La chambre du capitaine se trouvait au premier étage ; deux grandes fenêtres donnaient sur la rue. Elle était meublée avec beaucoup de simplicité : un lit-cage, une armoire en bois blanc, une table en bambou, deux ou trois chaises dépaillées, une toilette encombrée de bouteilles, de peignes, de brosses et de morceaux de bougie. Quelques vêtements et une casquette galonnée d’or étaient accrochés au mur, à des portemanteaux en fonte comme on en voit dans les cafés.

― Asseyez-vous sur lé lit, dit le capitaine Heresa, vous sérez très bien, c’est comme un divan.

― Voyons, fit Eliasar avec bonhomie. Voulez-vous reprendre la mer ? En qualité de capitaine, naturellement.

― Virgen del Carmen ! Pour embarquer ?

― Bien entendu. Ne faites pas le difficile. Votre bistro vous coûte de l’argent et vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a rien à faire pour le relever. J’ai une excellente combinaison à vous offrir au nom d’un ami qui se propose d’armer un bâtiment quelconque pour aller chercher fortune quelque part, je crois dans les Antilles. Il lui faut un capitaine et un équipage. J’ai pensé à vous.

― C’est qué, dit Joaquin Heresa, c’est qué, comment vous expliquer céla, cé n’est pas toujours drôle dé prendre la mer avec ces sacrés sous-marins. Il y a des risques.

― On paie bien, répondit Eliasar.

― Jé né dis pas non, combien ?

― Un billet, mille francs par mois. L’expédition durera peut-être trois mois.

― C’est sérieux ?

― De l’or en barre.

― Ouais, ouais, alors jé balance Céliné ; jé ferme la boutique et jé vous suis.

― Vous avez raison ; on ne doit jamais hésiter quand l’occasion se présente. L’occasion est belle cette fois. J’ai des tas de choses à vous confier. Liquidez votre situation et ce soir à dîner, je vous expliquerai tout par le menu. Je vous connais, Heresa, vous n’êtes pas un petit garçon et vous appréciez la valeur des mots. Quand vous serez au courant de mes projets, vous serez forcé d’avouer que je ne suis pas une gourde, moi non plus.

Le capitaine Heresa était petit et maigre. Il portait ostensiblement un ventre ballonné, qui lui servait, disait-il, de ceinture de sauvetage.

Selon les traditions, tombées en désuétude des hommes de la mer, il se rasait entièrement le visage, mais se le rasait mal. Sa barbe brune opulente le désespérait en couvrant d’un lavis bleuâtre l’espace compris entre le nez et la lèvre supérieure et la peau de ses joues, naturellement d’un vert olivâtre. Édenté à la suite d’un tas de compromissions dans des établissements interdits au commun des mortels, il séduisait néanmoins les femmes par un je ne sais quoi qui restera toujours un mystère pour le plus subtil des psychologues. Les yeux du capitaine Heresa, en vérité très beaux et très expressifs, entraient peut-être pour beaucoup dans cette stupéfiante aberration. Joaquin Heresa était âgé de quarante ans et prouvait l’originalité de son mauvais goût en arborant des cravates aussi colorées qu’un jeu de pavillons à signaux et des chaussures jaunes d’une nuance beurre frais, définitivement démodées sur toute la surface de la terre.

Pour dîner avec Eliasar il avait revêtu un complet en molleton bleu et mis sur sa tête sa casquette de marine à galons dorés.

L’heure des liqueurs, nécessairement frelatées, n’attendrissait cependant point ces deux hommes qui savaient par expérience se méfier de l’alcool.

Entre chaque plat que « Céliné » apportait avec un respect accru par l’avis inattendu d’aller chercher du travail ailleurs, Eliasar avait confié au capitaine mille et une petites merveilles qui bridaient d’étonnement et de satisfaction les beaux yeux langoureux de l’irrésistible Espagnol.

― Virgen del Carmen Purisima ! J’ai toujours dit cé qué jé pensais de vous. On me racontait bien : « Cé pétit Eliasar n’est pas si intelligent qué vous lé croyiez. » Jé vous ai toujours défendu, mon ami, parce que jé lé pensais.

Eliasar, qui n’avait pas besoin d’une telle, approbation pour se sentir supérieur, buvait son whisky par petites gorgées gourmandes.

― C’est bien combiné, déclara-t-il, avec fatuité, la fin est un peu brutale, je l’avoue ; mais en considérant ce que je vous ai dit, vous comprenez que je ne peux guère choisir une autre solution. Toutefois réfléchissez, avec votre aide par exemple… ça ne durera pas longtemps.

― Naon, Naon ! Cé né pas possiblé ! jé vous ai dit qué cé n’était pas possible !

― Vous réfléchirez ! Enfin vous êtes forcé d’avouer que l’aventure vaut la peine d’être tentée ?

― Ouais.

― Que les bénéfices sont certains… pour nous ?

― Ouais.

― Que les risques sont nuls, en dehors des risques communs à tous les navigateurs ?

― Ouais, ouais !

― Alors qu’est-ce qui vous arrête pour le petit coup de main que je vous demande… à la fin ?

― Ah, naon ! jé né peux pas ; jé suis capitaine à la mer, mais jé né veux me mêler de rien sur la terre ferme.

― Je n’insiste pas, mon vieux, il suffit que vous conduisiez le bâtiment, et, naturellement, suiviez mes conseils.

― Jé lé veux bien, mon cher ami. Jé vous faciliterai touté la besogne qu’un enfant la conduirait jusqu’au bout… Mais jé vous laisserai seul, le jour… Jé mé comprends.

― Ça ira tout de même !

Eliasar se souleva sur sa chaise, regarda le capitaine Heresa et levant son verre où la liqueur rutilait à la hauteur de ses yeux, il porta un toast à l’entreprise, à l’équipage, à la santé du capitaine et à la sienne.

― Céliné, Céliné ! glapissait Heresa enthousiasmé, apportez, Mujer ! du « Dom » ! et de la Chartreuse. Allez chercher des cigares, en face, au bureau de tabac, des gros avec une bague brune.

― Et après ?… dit encore Eliasar en arrondissant devant lui, dans un geste évocateur, un magot imaginaire qui semblait dépasser sa tête.

― Jé mé retire à la campagne, avec uné pétité poule !

Eliasar prit un cigare dans la boîte que la servante venait de déposer sur la table. Il se servit un verre de chartreuse et but d’un trait.

― Hé, mon vieux, si vous avez des bouteilles comme celle-là dans votre cave, ne les passez pas à votre successeur, Krühl vous les achètera.

― Jé les prendrai avec moi.

Eliasar avait retenu une chambre dans un hôtel de la rue Saint-Romain. Joaquin Heresa lui proposa de l’accompagner.

La rue des Charrettes était déserte. Les deux hommes marchaient sans se presser, dévisageant les rares passantes. Ils croisèrent des soldats anglais, des Australiens, le feutre relevé sur la tête. Une fille extrêmement jeune les accompagnait. Sous la clarté d’un bec de gaz, les boucles encadrant son pauvre petit visage d’alcoolique, apparurent blondes, mais avec la somptuosité d’un métal précieux.

― Jé la connais, fit simplement Heresa.

Eliasar haussa les épaules.

― C’est bien entendu, dit-il en reprenant son idée, c’est bien entendu : À bord pas de complaisance pour moi. Vous êtes mon ami, c’est évident, mais n’oubliez pas qu’avant tout vous êtes le capitaine.

― Bien sûr, répondit Heresa. Alors, c’est M. Krühl qui achète lé bateau ? J’aurais voulu voir le bâtiment avant de commencer. Il faudrait quelqué chose dé pas trop gros, trois à quatre cents tonneaux ; dix hommes d’équipage, sans compter lé cuisinier et mon sécond qué j’emmènerai.

― Ah, oui, le second ? Je n’y pensais pas. Êtes-vous sûr de lui ? Faut-il le mettre dans la combinaison ?

― Ah, naon ! Jé lé connais, né vous occupez pas dé lui, c’est un bon matélot, mais pour cé qui nous regarde, c’est moins qué rien. Jé récruterai aussi mon équipage, dans lé genre qu’il faudra. Avec la guerre, jé né trouverai peut-être pas cé qué je voudrais, mais au besoin jé changerai d’équipage en route ; car j’ai l’intention dé suivre les côtes jusqu’à Santander, à causé des périscopes ; nous traverserons l’Océan dans sa plus pétite largeur.

― Vous ferez comme vous le jugerez bon, mon vieux. Vous vous entendrez sur ce sujet avec Krühl, qui d’ailleurs ne connaît pas mieux que moi l’art de conduire un bateau. Maintenant, encore un mot. Je vous ai dépeint Krühl pendant le dîner. Il vaut la peine d’être étudié. Flattez sa manie, tout en sachant la combattre à l’occasion. Il ne faut pas toujours être de son avis. C’est la seule manière de garder sa confiance. Ah ! c’est un drôle de corps, vous pourrez en juger.

Eliasar était arrivé à son domicile. Il appuya sur le bouton de la sonnette, une fois, deux fois, sept ou huit fois sans impatience. La porte s’ouvrit et les deux hommes se souhaitèrent une bonne nuit.

Eliasar passa une semaine à Rouen, attendant que le capitaine Heresa, qu’il devait ramener avec lui, eût terminé quelques formalités avant de fermer sa boutique.

Le futur chirurgien de marine en profita pour faire des emplettes qu’il jugeait nécessaires. Il acheta une caisse de médicaments qu’il fit expédier en gare de Lorient, remonta sa garde-robe, car il avait le goût des vêtements et du beau linge, se procura par des miracles de diplomatie un pistolet automatique avec des munitions en suffisance.

Ces courses l’occupèrent assez pour ne pas lui laisser le temps de s’ennuyer. Il acheta également un ciré et des bottes sur les conseils de Joaquin Heresa qui, de son côté, ayant touché un mois d’avance sur son traitement, se hâta de rajeunir son stock de cravates et l’horrible collection de ses chemises roses.

Heresa méprisait l’élégance de Samuel Eliasar et en général se considérait comme le seul homme à peu près digne de rajeunir la réputation des Brummel et autres dandys, dont l’histoire doit avoir probablement conservé les noms.

― Il y a des tas dé choses qué nous achèterons en route, cé sera moins cher qu’ici.

Il s’occupa également de ses armes, enveloppa soigneusement son pistolet automatique, contrefaçon espagnole des Browning, et choisit dans sa collection de poignards deux superbes couteaux catalans, dont il regardait les lames avec une respectueuse sollicitude. Il fit cadeau d’un de ces coutelas à Samuel Eliasar. « Ténez, dit-il, c’est votre commission sur l’affaire. C’est uné lame très pure et aujourd’hui introuvable. Jé tuerais un taureau avec cette lame. Jé vous la donne, et jé suis sûr qu’elle vous portera bonheur. »

Son sourire dévoila l’insuffisance de sa dentition.

Eliasar regarda le couteau, une navaja, et le fit sauter à plat sur sa paume étalée. « C’est une belle arme, déclara-t-il, et elle est bien en main. Je vous remercie, mon vieux. »

Les valises bouclées, Heresa et Samuel Eliasar prirent le train pour la Bretagne.

Le voyage fut long et fastidieux. Les deux compagnons parlaient peu. Tous deux à une portière regardaient défiler le paysage, ou, les yeux clos, regardaient défiler leurs pensées.

Plus tard, Eliasar en avait la conviction absolue, les événements se souderaient patiemment les uns aux autres. Le fruit naturellement mûri devait se cueillir sans effort. Il sentait confusément que son invraisemblable audace connaîtrait cette fois la satisfaction d’un succès dont Heresa seul pourrait apprécier l’excellence. La présence de ce compagnon lui donnait le courage nécessaire. Il se sentait moins seul et savait que son énergie ne faillirait pas devant ce témoin. Eliasar était fétichiste. Aussi remarqua-t-il la fréquence du chiffre 7, d’abord sur les portières de son wagon et sur les disques que la marche du train semblait entraîner avec les poteaux télégraphiques et les arbres dans une chute vertigineuse.