Le Chant de l’équipage/11

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Grès et Cie (p. 123-135).

SECONDE PARTIE


XI

VERS L’AVENTURE


L’Ange-du-Nord appareilla devant quelques oisifs, au milieu des coups de sifflet du lieutenant Gornedouin.

Grâce à sa voilure, il prit le vent de très près et gagna la pleine mer avec l’aisance, la désinvolture d’un bâtiment qui s’y connaît et constate avec plaisir que sa forme est toujours parfaite.

Un cortège de mouettes enrouées escortèrent l’élégant voilier, comme des gamins qui attendent des dragées en criant : « Parrain marraine » derrière un récent baptisé.

― Voilà la mer, la mer ! chantait Krühl.

Gornedouin, Eliasar et le capitaine occupaient à l’arrière du bâtiment quatre petites cabines qui donnaient sur un salon carré servant en même temps de salle à manger.

L’avant était occupé par l’équipage et la cuisine de Bébé-Salé. Une petite cabine tenait lieu de Sainte-Barbe. Krühl y fit embarquer quelques carabines à chargeurs, des munitions pour les carabines et le canon qu’il avait reçu pour se défendre contre les sous-marins. Bébé-Salé, ayant servi sur la Danaé en qualité de canonnier breveté, devait s’occuper tout spécialement de l’artillerie du bord. Il en tirait d’ailleurs une immense vanité.

Les cabines étaient meublées avec une grande simplicité. Samuel Eliasar aménagea sa pharmacie et piqua contre la cloison, avec des punaises, des gravures découpées dans un grand illustré. Ces gravures représentaient, dans l’ensemble, des jeunes femmes vêtues selon le goût du jour et déposant, aux pieds d’aviateurs à longues jambes, leur amour personnifié par un jeune polisson nu et grassouillet.

Tout en procédant à ces embellissements, Eliasar sifflait de contentement. Maintenant que le vin était tiré, il s’apprêtait à le boire, sinon avec joie, du moins avec gaieté.

À l’encontre de Joseph Krühl qui pestait contre l’exiguïté de sa cabine, Eliasar considérait la sienne comme un petit coin confortable dont la petitesse même lui donnait une réconfortante impression de sécurité.

Il frissonnait de bien-être, allongé sur sa couchette, regardant par son hublot le ciel extrêmement pur et il roulait des cigarettes tout en écoutant les pas sourds des matelots qui couraient sur le pont.

Le printemps naissant lui apportait une allégresse discrète qui le ravissait comme un parfum distingué.

L’Ange-du-Nord gonflait toutes ses voiles dans ce beau ciel paisible et la vie se dégustait lentement, sans effort, sans complications, avec une facilité dont Eliasar s’amusait en se laissant choir dans une paresse divine.

Il souriait en entendant Krühl s’agiter sur le pont, descendre l’escalier, ouvrir sa porte, la refermer, avec le capitaine Heresa sur ses talons.

Eliasar se sentait tellement supérieur, qu’une indulgence ingénue adoucissait sa figure, un peu rosissante sous l’inspiration d’une pensée gracieuse.

Il s’étira, allongea tous ses muscles, ravi de constater que les rouages de son corps, en apparence débile, fonctionnaient admirablement, comme les pièces essentielles de cet excellent brick-goélette dont les voiles courageuses les emportaient tous vers l’aventure.

― Ah ! soupira Eliasar, dont la pensée venait d’effleurer le but qu’il poursuivait, je voudrais que cette journée durât éternellement.

Il chassa toute précision de son esprit. Ne s’était-il pas donné congé. L’ampleur du résultat, conçu avec netteté, exigeait qu’il se reposât, le plus longtemps possible, en se laissant bercer au rythme merveilleux du bateau fortuné.

Un bruit de voix tira Eliasar de sa somnolence.

― Venez dans ma cabine, disait Krühl au capitaine Heresa, je vous ferai voir la chose en question. Eliasar a dû vous en donner l’explication ?

― Ouais, mais j’ai besoin d’examiner la carte, vous lé comprénez. Faut-il réveiller le docteur ?

Pour l’équipage il avait été entendu que Samuel Eliasar serait le docteur. Le capitaine Heresa, pour le maintien de la discipline, préférait assigner à chacun une fonction et un grade. Krühl seul, M. Krühl, naviguait en qualité d’armateur.

― Ah bah ! Ce n’est pas la peine, capitaine. Le jeune Eliasar dort en ce moment comme un loir. D’ailleurs il est tout à fait au courant de la question. Passez donc.

La porte se referma.

Eliasar se leva d’un bond, trempa le coin de sa serviette dans son pot à eau et se lava les tempes ; il refit ensuite sa raie soigneusement et se coiffa de sa casquette.

― Bon, Krühl est en train de mettre Heresa au courant, si j’allais voir cela.

Il sortit de sa cabine et frappa à la porte de Krühl.

― Entrez !… Ah ! vous voilà, jeune roupilleur. Je ne voulais pas vous réveiller, mais puisque vous êtes venu, prenez un siège et faites-nous grâce de vos réflexions décourageantes.

Le capitaine ricana :

― C’est lé mal dé mer qui inquiète notre docteur, jé crois bien.

― Non ! Non, capitaine. Le docteur ne craint pas le mal de mer. Le docteur se moque du mal de mer ; le docteur est enchanté d’être à bord de l’Ange-du-Nord et se félicite particulièrement de cette première journée de printemps. En résumé, le docteur déclare que les auspices sont favorables.

― C’est ainsi qu’on doit parler, déclara Krühl. Puis il étala sur la table le petit volume relié en parchemin et les épreuves photographiques des pages de ce volume.

― Vous l’avez photographié, fit le capitaine. Vous avez bien fait. C’est plus net.

Il regarda attentivement l’épreuve, l’étudia avec une attention scrupuleuse.

― C’est bien, disait-il, c’est bien, Mujer ! ça mé paraît tout à fait sérieux… ouais… ouais… nous allons étudier céla avec les cartes. Tout d’abord jé vais consulter le Findlay.

Il sortit et revint aussitôt portant un gros livre sous son bras. Il feuilleta, consulta ses cartes, examina le livre relié en parchemin, revint à ses cartes, tenant toujours dans la main la photographie de l’île où le trésor d’Edward Low était enclos.

― Ah ! Purisima ! Jé né vois pas, jé né vois pas. La latitude, la longitude qui semblent indiquées au verso de la carte, manquent de précision dans les minutes, tout au moins pour la longitude. Cé né pas une pétite affaire. Cé qué jé peux vous affirmer c’est qué cé n’est pas l’île de la Tortue, au nord de San-Domingo. Jé connais l’île de la Tortue, cé n’est pas sa forme, et cé n’est pas précisément sa situation géographique. Mais, monsieur Krühl, jé peux vous affirmer aussi qué cette île doit se trouver dans les pétites Antilles. En suivant la route indiquée ici au bas de cette page, on doit trouver la pie au nid. Le Findlay né mentionne pas une île de cette forme dans ces parages. C’est une chance, voyez-vous, une vraie chance, car céla prouve qué lé terrain qué nous allons explorer est encore vierge. Donnez-moi, monsieur Krühl, les épreuves dé cé volume, jé vais étudier chaqué soir la question. C’est du travail, mais céla vaut la peine d’être travaillé.

― J’allais vous le dire, capitaine. Nous avons besoin de vos lumières. Pensez-vous, sincèrement, aboutir ?

― Ah, mais oui, c’est à peu près sûr. J’ai retrouvé des épaves encore plus dissimulées qué cé trésor.

― Chut ! fit Eliasar en posant un doigt sur ses lèvres.

― Ah oui, c’est vrai, il ne faut pas prononcer cé mot.

― C’est pour l’équipage, ajouta Krühl en souriant.

Le voyage se poursuivit normalement, sans incident notable. L’Ange-du-Nord tenait bien la mer et méritait sa bonne réputation. Le capitaine Heresa se félicitait d’avoir à commander un tel bâtiment. L’équipage se comportait normalement. Les trois Suédois connaissaient leur métier et témoignaient de la compétence du capitaine qui les avait embauchés.

Bébé-Salé, dans sa cuisine, se tirait assez bien d’affaire, aidé par le mulâtre Powler, dont l’arrogance et la vantardise déplaisaient on ne peut plus au vieux Breton. Powler savait confectionner des gâteaux : « On a tout pa la gueule, natuellement », affirmait-il, en supprimant soigneusement les r.

― C’est-i que tu crois que tout le monde est comme toi ? répondait Bébé-Salé, qui professait pour les mets sucrés un mépris non dissimulé.

Le second, M. Gornedouin, approuvait Bébé-Salé. En dehors de cette controverse culinaire, il ne s’intéressait qu’à la manœuvre du navire. À ses moments perdus, il scrutait l’océan avec ses jumelles à prismes, cherchant dans le clapotis des vagues, une faible égratignure sur l’eau, le sillage du périscope d’un sous-marin perpétrant un mauvais coup.

C’est ainsi qu’à la tombée de la nuit, le pavillon tricolore de la marine française hissé à la corne, l’Ange-du-Nord pénétra discrètement dans le port de Santander.

― Je connais la ville, dit le capitaine Heresa. Laissez-moi m’occuper de toutés les formalités. Allez vous proméner avec lé docteur. Je vous rétrouverai cé soir à l’hôtel, nous partirons démain.

― Demain ? C’est un peu court, si nous voulons trouver du fret ? répondit Krühl.

― Nous prendrons du fret aux Canaries, à Santa-Cruz. Les bons vins deviennent rares et nous pourrons en trouver chez une personne qué jé connais.

Krühl et Samuel Eliasar se dirigèrent vers la ville, un peu inquiets l’un et l’autre de cette longue journée à vivre lentement, au milieu d’une population indifférente. Les distractions qu’ils auraient pu choisir ne se révélaient pas.

― Vivement que le capitaine en finisse avec son équipage. Nous perdons du temps, ronchonna Eliasar, de très mauvaise humeur.

― Il faut tout de même lui permettre de recruter les cinq hommes qui nous manquent. Vous voyez, mon vieux, vous êtes comme moi maintenant. La fièvre vous travaille.

― Oui, je donnerais gros pour être sur le point de débarquer dans l’île. C’est agaçant de vivre ainsi dans l’incertitude.

― Il n’y a pas d’incertitude. Nous trouverons le trésor de Low, je n’ai aucun doute à ce sujet. Le capitaine est de mon avis. C’est un type épatant que ce capitaine. Vous m’avez rendu un grand service en me le faisant connaître.

― Il pleut ! répondit Eliasar.

La pluie commençait à tomber sur la ville que l’absence de soleil privait d’âme.

Les deux hommes relevèrent le col de leurs imperméables et se hâtèrent vers l’hôtel que Joaquin Heresa leur avait recommandé.

― J’ai bien envie de rentrer à bord, fit Eliasar en s’écroulant sur un mauvais fauteuil.

― Attendons Heresa.

Eliasar et Krühl restèrent sans parler, l’un devant l’autre, anéantis dans une veulerie stupéfiante en fumant d’excellents cigares.

La pluie battait les vitres et projetait sur les carreaux gris, couleur du temps, de grosses gouttes de vif-argent.

Eliasar regardait machinalement les gouttes se rejoindre, se mêler, et dégringoler rapidement.

Krühl s’évertuait à faire des ronds de fumée, le « cerveau en pâte », disait-il, attendant le retour du capitaine pour rassembler ses idées éparses, comme les morceaux mélangés d’une figure de puzzle.

― Je retiens Santander, grogna Samuel Eliasar avec amertume. Il est joli, le printemps précoce. De la flotte ! du vent !… Écoutez ce vent ?

― Aux Canaries, on se séchera un peu.

― Sur la neige, ricana le « docteur ».

― Vous n’êtes jamais content. D’abord, mon cher, nous ne sommes pas ici pour nous amuser. Et si nous n’éprouvons que des désagréments de cette nature, nous pourrons encore nous estimer heureux.

― Bien entendu, répondit Samuel. Je ne suis pas un idiot. Mais cette ville me tape sur les nerfs. Vous devez comprendre cela, c’est, je ne sais quoi… le besoin d’atteindre le but immédiatement.

― C’est l’appel de la mer, mon vieux.

Le pas sautillant du capitaine résonna dans le couloir.

― Ah le voilà ! s’écrièrent les deux hommes en se levant.

Le capitaine Heresa accrocha son caoutchouc ruisselant d’eau dans la salle de bain qui attenait à la chambre de Krühl.

― J’ai trouvé mon équipage, c’est parfait : cinq bons matelots connaissant leur métier commé dé petits anges, ah ! Virgen del Carmen ! Cé n’était pas encore facile. Je leur ai fait signer leur engagement. Vous les verrez démain. Ils rejoindront leur bâtiment à dix heures cé soir. Ouf !

Il s’allongea sur le canapé.

― J’ai trouvé des chémises en soie bleue, commé lé ciel dé Cadix. Jé les mettrai quand nous serons à Caracas. Voulez-vous qué jé vous donne l’adresse ? Vous avez encore le temps d’aller en chercher.

― Je vous remercie, capitaine, répondit Krühl en souriant, car il se méfiait terriblement des goûts du capitaine Heresa.

― Tout est paré, maintenant, dit Eliasar. Ah ! mon cher capitaine, conduisez-nous vite à la source du Pactole.

― Pétit coquin ! Qué férez-vous dé touté cette galette ?

― Je ne sais pas… J’en ferai peut-être don à ma ville natale à charge d’instituer un prix, genre prix Montyon, pour récompenser la vertu.

Krühl et le capitaine Heresa partirent d’un puissant éclat de rire. Particulièrement, le capitaine qui, perdant la respiration, la figure inondée de larmes, agitait sa main languissante dans la direction d’Eliasar, pour lui imposer le silence, incapable de résister plus longtemps à cette crise d’hilarité.

― Il mé féra mourir, cé pétit cochon-là !

― À propos de cochon, s’exclama Krühl, il nous faut un goret, dressé à chercher les truffes.

― Ils sont tous dressés par la nature, répondit Eliasar, mais néanmoins, j’ai préféré faire embarquer des cochons du Périgord. Le capitaine Heresa s’est chargé de l’acquisition. Il ne vous l’a pas dit ?

― Mais si, mais si, fit le capitaine. Jé vous l’ai dit à Lorient, quand nous avons embarqué la vache et les poules. Vous n’avez pas fait attention. Nous avons cinq cochons à bord dé l’Ange-du-Nord, ceux qui né serviront pas séront mangés. Rien n’est perdu.

― Mais oui, mon Dieu, suis-je bête ! répondit Krühl en se frappant le front.

Le dîner terminé, le capitaine, Joseph Krühl et le « docteur » regagnèrent l’Ange-du-Nord, dont le feu blanc s’apercevait dans la nuit.

Gornedouin, sa main dans sa poche, les attendait.

― Tout le monde est rentré ? demanda le capitaine. Les nouveaux aussi ?

― Oui, monsieur, ils sont arrivés, j’ai pris leurs noms, et je les ai répartis, deux avec les tribordais, trois avec les bâbordais.

― Cé sont de bons matelots, monsieur Gornedouin, particulièrement Pablo, jé vous lé recommande. Rafaelito est un bon matelot aussi, jé l’ai eu déjà sous mes ordres, ainsi qué Manolo. Jé connais aussi l’Italien, il s’appelle Anselmo Carra. L’autre, jé né lé connais pas, il sé nomme Perez, c’est un natif du Guatémala, mais jé suis sûr que c’est un bon matélot, parcé qué célui qui mé l’a indiqué connaît les hommes.

― Bonne nuit, monsieur Gornedouin.

― Bonne nuit, monsieur.

― Vous me réveillerez démain pour l’appareillage.

Avant d’aller se coucher, Krühl, Eliasar et le capitaine fumèrent quelques pipes dans le salon.

― Jé suis content dé mon équipage, dit le capitaine. Avec ces hommes-là, j’irai au bout du monde. C’est tout cé qu’il y a dé plus fin, dé plus comme il faut dans la navigation.

― Et puis l’équipage a de la « gueule », répondit Krühl ! Un mulâtre, un nègre, un Breton, un Italien, trois Espagnols et trois hommes du Nord, c’est d’une merveilleuse couleur locale, si l’on pense au but que nous poursuivons. Avec un tout petit effort d’imagination, je pourrais me croire transporté à bord du schooner : Le Caprice.

Le Caprice ? interrogea Joaquin Heresa, jé né connais pas.

― C’était le navire que commandait Edward Low, répondit Krühl.