Le Chant de l’équipage/17

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Grès et Cie (p. 210-223).

XVII

LES MAÎTRES DE L’ÎLE


Le premier mouvement de Krühl fut d’épauler sa carabine.

Eliasar arrêta son geste.

Peter Lâffe à droite, Conrad à gauche commencèrent un mouvement enveloppant dans le but de déborder l’ennemi. Heresa, Eliasar et Krühl marchèrent résolument vers la pierre plate où la créature se chauffait béatement au soleil.

Soudain, l’indéfinissable forme ayant aperçu la silhouette de Conrad qui se profilait sur le ciel, leva deux moignons, jeta un cri déchirant et se hâta en se traînant sur le ventre avec une prodigieuse vélocité, vers un trou noir qui servait d’entrée à une caverne qui s’enfonçait sous les roches.

En deux bonds, Joseph Krühl fut sur la « chose » sans nom, qu’il immobilisa sans effort avec la crosse de son fusil. Il recula de dégoût : « C’est un homme ! » s’écria-t-il.

C’était un homme, un nègre abominablement amputé. Ses mains étaient coupées aux poignets. Il lui manquait la jambe droite, la gauche paraissait désarticulée aux genoux. Elle pendait inerte. L’homme la traînait sur le sol comme un boulet.

Krühl et ses compagnons regardaient la misérable loque humaine, dont les yeux blancs roulaient dans une face noire qui reflétait la terreur la plus abjecte.

― Je n’ose pas y toucher, fit Krühl en salivant de dégoût.

Eliasar tenta de se faire comprendre du monstre en l’interrogeant par signes. Mais quand il essaya d’ébaucher un geste dans la direction du nègre rampant, le misérable se mit à aboyer de terreur.

Les cinq hommes pétrifiés se regardèrent.

― Tais-toi, Mujer ! cria Heresa en se bouchant les oreilles.

― Laissons-le ! dit Eliasar, le malheureux ne se sauvera pas bien loin. Il doit y avoir des hommes sur cette île, et quels hommes ! Regardez, l’entrée de la caverne est encombrée de boîtes de conserves vides. Il faut explorer cette caverne. Si les habitants de cette petite Cocagne sont copiés sur le modèle de cet échantillon, ils ne sont pas beaux à contempler, mais il faut avouer qu’ils semblent peu dangereux.

Il regarda le nègre qui se roulait sur le sol.

― Comment voulez-vous que cette chose-là puisse subvenir à ses besoins. Ce n’est pas possible. D’autres hommes ou d’autres choses plus complètes doivent l’aider dans la mesure du possible. Je crois que le trésor d’Edward Low va nous révéler quelques secrets qui porteront peut-être préjudice à l’organisation délicate de nos nerfs d’Européens.

Krühl et Peter Lâffe, le machete à la main, s’avancèrent vers l’entrée de la caverne.

Une odeur à la fois violente et subtile, mais caractéristique d’opium, saisit les deux hommes aux narines.

Courbés et la carabine en avant, prêts à faire feu, ils pénétrèrent dans la caverne obscure. Krühl fit jouer sa lampe électrique, un jet de lumière blanche frappa la paroi de granit, dansa sur une pile de boîtes de conserves symétriquement rangées comme sur les rayons d’une épicerie. Dans l’angle le plus reculé de la grotte, allongé sur un lit d’herbes sèches, un homme dormait, couché sur le dos, la bouche ouverte. Krühl dirigea le jet lumineux de sa lampe sur la face du dormeur et il vit que l’homme n’avait plus de nez, plus d’oreilles. Il tenait dans ses mains décharnées une pipe à opium ; à ses côtés, sur un plateau de laque, se trouvait la boîte, la petite lampe et les aiguilles. Peter Lâffe, en voulant se retourner, accrocha du bout de son fusil une pile de boîtes qui s’écroulèrent sur le sol avec un bruit effroyable. L’homme ne se réveilla pas. Alors Krühl et Peter Lâffe prirent le fumeur d’opium, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et le transportèrent dehors, en pleine lumière, devant la porte de la caverne.

― En voilà un autre, dit Krühl, en déposant son fardeau sur le sol.

― De plus en plus joli, répondit Eliasar. C’est un Chinois ou un Annamite. Je me demande quel était le but de l’opération chirurgicale qui l’a privé de son nez et de ses oreilles ?

― Je ne comprends pas, déclara Krühl en regardant Heresa dont l’anxiété se dissimulait mal. Puis il ajouta après une hésitation : « Je vais rentrer de nouveau dans la grotte. Il ne reste plus rien, mais par acquit de conscience… »

Il disparut dans le trou noir avec Peter Lâffe sur ses talons.

Heresa jeta un regard autour de lui et aperçut Conrad qui, à quelques centaines de mètres, fouillait les buissons avec sa canne. Il se tourna alors vers Eliasar : « Dites donc, mon pétit, il faut vous dépêcher dé terminer votre affaire et puis nous partirons tout dé suite. Nous n’avons pas d’intérêt à séjourner longtemps ici. Jé vous dis franchement qué jé n’aime pas cé pétit coin, oh ! mais pas du tout. Qué la Purissime nous protège ! »

Eliasar paraissait un peu désemparé. « Oui, murmura-t-il, je vais liquider. À la première occasion, j’agirai. Quand je laisserai tomber mon mouchoir, vous éloignerez les deux matelots. Trouvez un prétexte. Attendez-moi ensuite dans la chaloupe, je vous rejoindrai. »

― Bouh, bouh, peuh ! Il n’y a rien, plus rien dans la tanière… que des boîtes de conserves, dit Krühl en revenant. Que fait donc Machin, là-bas. Ah ! comment l’appelez-vous, Conrad ?

À ce moment Conrad, se tournant vers Krühl et ses compagnons, agita le bras, leur faisant signe d’accourir au plus vite.

Eliasar, le capitaine Heresa et Peter Lâffe, abandonnant les deux monstres, s’élancèrent sur ses traces et le rejoignirent à temps pour le voir indiquer du doigt, au milieu d’une petite vallée, un ruisseau idyllique, qu’un homme, paraissant jouir d’une anatomie intégrale, troublait en remuant l’eau avec ses pieds nus !

Heresa hissa son mouchoir en manière de drapeau blanc au bout de sa canne, pour montrer à cet habitant de l’île que les intentions de la petite troupe étaient on ne peut plus pacifiques.

L’homme blanc, car c’était un blanc, vêtu d’un pantalon de coutil bleu et d’un mauvais maillot de football cerclé de raies noires et jaunes, réfléchissait profondément en contemplant avec sollicitude le jeu de ses doigts de pieds qui frétillaient dans l’eau fraîche. Il ne s’aperçut de la présence des étrangers qu’à l’instant même où ceux-ci atteignirent le bord du ruisseau à quelques mètres de lui.

D’un bond, il sortit de l’eau, et bien loin de fuir, se précipita au-devant de Krühl, en donnant tous les signes de la joie la plus extravagante.

Il bégayait des mots sans suite, interrogeait Krühl, Eliasar et le capitaine, en anglais, en russe, en espagnol, en français.

― Vous êtes Français, Français, Français, répétait-il.

― J’ai toujours vécu en France, répondit Krühl.

L’homme s’agenouilla, tenant étroitement embrassés les mollets de Joseph Krühl, un peu gêné de voir un de ses semblables dans cette attitude servile.

― Je parle français, disait l’homme, je parle français. Voilà deux ans que je suis dans cette île infernale. J’ai guetté des voiles sur la mer, j’ai allumé des feux la nuit. Et personne ne venait. Personne. Voilà deux ans que je vis ici, mangeant des sardines, du thon et du corned beef, et aussi des compotes de fruits en boîtes ; deux ans que je vis avec le fumeur d’opium et le nègre. Quand je vous ai aperçus, j’ai cru tout d’abord me trouver en présence du Chinois et de ses hommes. Alors vous ne pouvez pas suivre mon idée, j’allais me tuer, car, vous le comprenez, ou plutôt non, vous ne savez pas, je ne voulais pas être emmené vivant, vivant, m’entendez-vous, corne d’enfer ! vivant par le sale niaquoué de Shanghaï ou de l’Intérieur de l’Empire. Vous allez m’emmener assez loin, où vous voudrez, et vous me cacherez dans un pays où je pourrai manger du veau rôti et courir après les petites femmes roses et potelées. Je vous paierai en travail, ce que vous voudrez… Dix ans de ma vie je travaillerai pour vous… Il faut partir, messieurs, le Chinois peut arriver sur la mer… dans son petit vapeur peint en gris clair…

L’homme fondit en larmes. Il pleurait, pleurait silencieusement et les larmes ruisselaient le long de ses joues et de son nez. Elles glissaient sur sa barbe inculte.

― Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Quelle est cette île ? Tout le monde l’interrogeait.

L’homme se moucha bruyamment dans ses doigts et répondit d’une toute petite voix blanche, larmoyante, enfantine : « J’ai tant souffert, messieurs, tant souffert moralement… avec les deux autres… Chaque jour, j’attendais des voiles sur la mer ou la fumée noire du petit vapeur peint en gris.

― Et ce Chinois ?… remettez-vous mon vieux.

L’homme se laissa glisser sur le sol. Eliasar versa du rhum dans un gobelet et le lui fit boire.

― Quoi qu’il arrive, vous êtes sauvé, lui dit Krühl, je vous emmènerai avec moi, sur mon bateau qui nous attend là-bas près de la grève.

― Allons tout de suite au bateau et partons, répondit l’homme.

― Non pas, vous allez prendre un repas avec nous ; vous nous expliquerez ce que nous ne savons pas et puis vous nous aiderez peut-être. Avez-vous remarqué dans vos courses, vous devez connaître l’île, une sorte de rocher en forme de champignon ?

Il tira de sa poche la carte dessinée par Edward Low et la mit devant les yeux de l’homme au maillot noir et jaune.

― Ah, je ne vois pas, je ne vois pas… répétait l’habitant de l’île en regardant la carte avec attention.

― C’est extraordinaire ! s’exclama Krühl en fauchant avec sa canne les herbes qui l’entouraient.

― Je n’ai pas remarqué ce rocher, dit l’homme j’ai donné peu d’attention aux choses qui m’environnaient, monsieur.

― Comment êtes-vous venu ici ? demanda Krühl brusquement.

― Je vais vous expliquer tout, et vous penserez avec moi qu’il vaut mieux rester le moins longtemps possible sur cette île que le monde civilisé doit ignorer. La Providence vous a conduits ici. Je remercie la Providence. Et mes compagnons ? Il baissa la voix. Ceux-là ne sont pas très intéressants, un Nègre et un Annamite qui vivait ici avec sa congaye. Cette congaye est partie l’année dernière, je crois… on ne sait plus comment on vit, l’année dernière, ma foi, avec le Chinois justement. Ce Chinois qui est notre maître à tous, dont personne ne sait le nom et qui débarque dans son île sans crier gare, avec ses bourreaux, vêtus de soie noire, mais avec une grande simplicité. À bord du vapeur gris tout l’équipage est chinois. C’est, monsieur, un enfer, paraît-il, je dis ce que l’on m’a dit, car pour moi, je n’ai jamais mis les pieds sur ce bâtiment. Il y a des moments où je perds la mémoire, mais je me rappelle ce que disait l’Annamite qui fume l’opium… vous le verrez.

― Nous l’avons vu, dit Krühl, il dormait quand nous sommes entrés dans la grotte.

― Ah, voyez-vous. Il dormait ! Et l’autre ?

― Le nègre ?

― Mon Dieu, oui, vous l’avez vu aussi ? C’est un pauvre homme et bien à plaindre. L’année dernière il possédait encore ses deux mains… C’est le plus ancien de nous trois… Autrefois, paraît-il, il y a quinze années, par exemple, on pouvait compter cent à deux cents têtes sur l’île… Et puis, il y a eu des ennuis, paraît-il toujours… alors le Chinois en a pendu et il disait que c’était idiot de détruire des sujets sans aucun profit pour son institution.

― Reposez-vous, mon ami, dit Krühl avec douceur. Il est évident que vous avez beaucoup souffert. Nous allons établir notre campement ici sur cette colline. Vous vous restaurerez avec nous ; vous vous reposerez et demain vous nous donnerez bien gentiment les explications dont nous avons besoin. Il n’y a pas de danger à s’installer ici pour passer la nuit ? L’homme fit un geste de dénégation.

― N’est-ce pas, Heresa, j’ai raison. Il faut mieux coucher sur nos positions que de perdre du temps en revenant sur nos pas. J’ai la certitude que le mystère qui enveloppe la présence de ces malheureux sur cette île n’a rien de commun avec le but que nous poursuivons.

Eliasar regarda Krühl et se toucha le front avec l’index.

― Eh non, monsieur, je ne suis pas fou, riposta l’homme barbu ; je vous donnerai plusieurs preuves d’une lucidité d’esprit qui me valut — il se rengorgea — quelque considération dans ma jeunesse, à Moscou, mais surtout dans le sud, au bord de la mer Noire.

Peter Lâffe ramassa quelques branches et Conrad versa du café froid dans une petite marmite en aluminium. Le feu flamba joyeusement, le vent de mer couchait la fumée contre le sol.

― Autrefois, monsieur, je faisais du commerce pour une grande maison de thé ; il faut vous dire que je suis Russe. Alors, naturellement, pour traiter des marchés avantageux, j’ai pénétré en Chine par le Transsibérien, histoire de recueillir la petite feuille verte. On trouve de jolies légendes là-dessus dans les œuvres de Lafcadio Hearn. J’ai donc vu la Chine, j’ai traité des affaires avec des mandarins qui m’ont roulé, messieurs, et puis je suis tombé, un beau jour, chez un bourgeois extrêmement bien élevé. Nous avons tiré ensemble sur le bambou, et puis et puis, c’est ici que l’histoire s’embrouille, et puis… voilà.

L’homme se frappa la tête avec la main. « C’est-à-dire que je me suis réveillé ficelé comme un objet de luxe. On m’a embarqué quelque part sur un bateau quelconque. J’ai fait tout le voyage à fond de cale, avec une dizaine de compagnons. Nous devions servir de fret. Je ne vous dirai rien, messieurs, d’un voyage accompli dans de telles conditions : c’est inconfortable et d’une banalité prétentieuse. Tous les livres d’aventures sont bourrés de voyages à fond de cale, de combats avec des rats insolents et jamais rassasiés. Donc, ne comptez pas sur moi, pour la partie descriptive de cette page d’histoire. Vous savez, chez nous, nous sommes assez nonchalants. Pourtant quand les Chinois m’eurent débarqué sur cette île et abandonné avec mes compagnons et tout un choix de conserves de bonne qualité, j’eus la faiblesse de croire que ces individus commettaient une énorme sottise en ajoutant cette dernière vexation à la série de celles que je venais de subir. Quelle innocence était la mienne ! Au bout d’un mois de captivité dans cette île, nous fîmes, mes compagnons et moi, la connaissance de l’horrible nègre que vous avez laissé à la porte du blockhaus.

― Le blockhaus ? s’écria Krühl. Puis se mordant les lèvres, il fit signe au Russe de poursuivre son récit.

― Oui, du blockhaus… le petit cottage qui nous sert de boudoir, de garde-manger et de fumerie… (il baissa la voix). Nous avons de l’opium à notre gré, et pas de droits à payer (il ricana). Je ne puis vous dépeindre l’horreur sereine de cette île. Ma raison, je le sais, perdit un peu de son équilibre. Toutefois, je dois avouer que cette captivité au milieu d’un cauchemar hélas réel ne m’enleva jamais le goût des belles lettres. J’ai composé des chansons qui, j’ose le croire, ne manquent pas d’une mélancolie sauvage. Je composais, pour l’ordinaire, au bord de ce ruisseau. Pour commencer, la présence du ruisseau suffisait à faire naître l’inspiration. Ensuite ce moyen échoua, car mon cerveau, préoccupé par l’opium et le Chinois, propriétaire de cette île, ne parvenait plus à grouper les éléments nécessaires à la confection d’une chanson sauvage que j’eusse voulu entendre chanter par une autre voix que la mienne. Il me fallut forcer la dose. De ce jour, j’écrivis mes vers en m’asseyant auprès du ruisseau, mais en ayant soin de plonger mes deux pieds dans l’eau. Je composais mon épitaphe et mon oraison funèbre quand vous m’êtes apparus en sauveurs.

Le Russe débitait son discours d’une voix douce et chantante. Il ne regardait personne en face et ses maigres épaules se serraient craintivement.

― Vous dites, interrogea Krühl, que cette île appartient à un Chinois, propriétaire également d’un petit vapeur ? Avez-vous des renseignements sur cet homme ? Que sont devenus vos compagnons de captivité ? Dans quel but vous a-t-il déposé sur cette île perdue ?

Le Russe indiqua sa bouche pleine de biscuits. Dans sa précipitation il s’étouffa même. Il fallut le secouer par les épaules et le bourrer de claques sur les omoplates pour lui rendre l’usage de la parole.

― Je suis très fatigué, messieurs, l’émotion que je viens d’éprouver m’a coupé les bras et les jambes. Je suis dans un état de faiblesse extraordinaire. Quand vous connaîtrez ma vie sur cette terre de désolation et la situation que l’avenir me réservait, vous m’excuserez pour bien des petites choses qui peuvent me faire paraître ridicule et plat. Autrefois j’étais un bel homme avec un teint vif, un gros ventre et des moustaches courtes taillées en brosse à dents. Tenez, encore aujourd’hui : il y a la question des femmes qui me tourmente… Je mange, je bois, je me sers, je fais comme chez moi, soyez assez gentils pour m’excuser.

Souriant, il se servit une large tranche de jambon. Autour de lui Eliasar, Krühl et le capitaine, tous trois allongés sur l’herbe, regardaient la nuit descendre sur la cime des arbres. Au milieu de leur groupe, la silhouette inquiétante du Russe donnait aux choses inertes une qualité et une saveur qu’aucun des trois hommes n’appréciait avec bienveillance. Et cela pour des raisons différentes, naturellement.