Le Chapelet rouge/Partie 3/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Le Grand Écho du Nord (p. 65-72).


III


« Ça y est, dit Boisgenêt à Christiane, quand on décampe, c’est qu’on n’a pas la conscience tranquille. »

Ils croisèrent le brigadier qui partait en chasse également et montèrent sur le balcon d’où ils purent voir toutes les péripéties de la poursuite.

Ce fut assez long. Gustave essaya d’escalader le mur, retomba et se jeta dans le bois. Il fallut une demi-heure pour le cerner et pour lui mettre la main au collet. Docilement, il se laissa ramener vers le pavillon, où il entra sous bonne escorte, alors que le jardinier lui-même, Antoine, y arrivait.

« Qu’est-ce que tu as encore manigancé, garnement ? » s’écria l’oncle qui ne semblait pas avoir pour son neveu une sympathie bien vive.

Le garçon, bousculé, épuisé par la course, pleurait. On n’obtint pas de lui une réponse.

On le fouilla. Puis il dut accompagner les inspecteurs dans la soupente qu’il occupait au grenier. On secoua ses vêtements et son linge. Sous la paillasse de son lit, on trouva un vieux portefeuille usé que le comte reconnut pour lui avoir appartenu jadis. Dans ce portefeuille, il y avait neuf billets de cent francs.

« Tiens ! tiens ! lui dit-on. D’où viennent-ils, ces billets ? Tes économies ? »

Mais le jardinier entra dans une colère terrible.

« Où que tu les as eus ? C’est pas de l’argent de côté avec le peu que tu gagnes, et tout ce que tu dépenses ! Hein ? Tu as chapardé ça quèque part ? Vaurien ! Pour sûr, t’es pas le fils de mon défunt frère, le pauvre homme ! »

Les pleurs de Gustave redoublèrent. Il collait contre les yeux ses poings noircis de boue.

On n’essaya même pas de l’interroger. Il fut conduit au château.

Certes, M. Rousselain n’était pas un juge d’instruction de grande lignée. Trop de fantaisie et de nonchalance. Le dédain des investigations et des preuves matérielles. Une tendance obstinée à chercher dans la passion le mobile des actes les plus divers. Mais que de finesse, en revanche ! Quelle psychologie pénétrante, amusante, primesautière ! Et quelle défiance !

« La défiance, avait-il coutume de dire, doit être à la base de toute enquête. Il faut penser que les gens n’ont qu’une idée, c’est de nous rouler. Je n’aime pas qu’on me roule, moi. »

Aussi, dès que Gustave lui fut amené, et dès l’entrée de Christiane et de d’Orsacq dans la bibliothèque, il dit au substitut :

« Ils sont d’accord.

— Vous croyez ?

— Parbleu ! notez le calme inattendu de la belle Christiane, et l’air déterminé, presque farouche, du comte. Pas de doute. Ils sont d’accord.

— Mais sur quoi ?

— Sur le plan de la bataille qu’ils vont nous livrer.

— Dans quel but ?

— Mais pour sauver Bernard Debrioux. Le vol ? D’Orsacq n’a pas déposé de plainte et il mettra toute l’histoire sur le compte d’une erreur.

— Mais le meurtre ?

— C’est ce que nous allons voir. Ils ont déniché un comparse en ce Gustave qu’ils me lancent dans les jambes, cherchant ainsi à m’infliger quelques doutes sur la culpabilité du sieur Debrioux. S’ils s’imaginent qu’ils vont me faire marcher !

Il affecta de ne prêter qu’une oreille distraite au récit que lui firent sur la capture de Gustave les inspecteurs et le brigadier. On eût dit que tout cela n’avait pour lui aucune importance. Que Gustave se fût enfui comme un coupable, qu’on lui eût mis la main au collet, qu’on l’eût trouvé possesseur d’une somme dont il ne pouvait indiquer la provenance, autant de faits insignifiants. M. Rousselain continua, et fort paisiblement, à poser des questions au ménage Ravenot, puis à Bernard Debrioux, dont l’interrogatoire avait recommencé.

« En résumé, monsieur, conclut-il, vous ne nous donnez de tous les faits qui vous concernent aucune explication. Vous vous êtes servi d’une clef qu’il n’était possible de se procurer qu’en allant la prendre où elle était, et vous refusez de répondre. »

À la vue de sa femme, Bernard s’était rembruni. Ayant une fois de plus, et vainement, tenté de rencontrer le regard de Christiane, il eut en face de M. Rousselain un mouvement d’irritation, et répliqua avec rudesse :

« Mais enfin, à quel titre suis-je ici, monsieur le Juge d’instruction ? Comme témoin ou comme accusé ?

— Jusqu’ici, comme témoin peu soucieux d’établir une vérité qui lui serait peut-être désagréable.

— Je suis donc ici comme inculpé possible ? »

M. Rousselain sourit :

« Toute personne est un inculpé possible.

— Alors, dit Bernard, je refuse de répondre.

— C’est votre droit absolu. Vous répondrez en présence de votre avocat. »

Bernard sursauta :

« Mon avocat !

— Dame ! »

C’était la menace directe et immédiate. Quelques mots d’entente échangés avec le substitut, un paraphe sur le papier que M. Rousselain tenait à sa portée, un signe au brigadier… et l’acte redoutable s’accomplissait.

Christiane ne broncha pas. Avait-elle décidément abandonné son mari ? Jean d’Orsacq, lui, semblait plus nerveux, moins maître de lui, et sur le point de rappeler au juge d’instruction que l’on paraissait négliger un élément nouveau de l’enquête. À voix basse, Boisgenêt lui conseilla de patienter.

M. Rousselain se tourna vers le jeune Gustave. Celui-ci paraissait mal à l’aise. Il portait un pantalon et un veston trop courts, rapiécés, et des galoches boueuses. Deux choses le gênaient infiniment, ses bras qu’il ne savait dans quelle position tenir, ses yeux qu’il ne savait où poser. Son frais visage rougissait de timidité. Sa bouche entrouverte montrait de belles dents aiguës et blanches comme des dents de jeune chien. Près de lui, Antoine, son oncle, montrait une physionomie dure et sévère.

M. Rousselain demanda à celui-ci :

— Savez-vous quelque chose sur les événements d’hier soir ?

— Ma foi non, monsieur le juge. À neuf heures j’ai été au château prendre la commande de légumes pour aujourd’hui. Après quoi, je suis rentré. Ma femme était couchée, un peu souffrante. Tout ce que j’ai vu de ma fenêtre, c’est les illuminations, et puis, j’ai aperçu Mme la comtesse… ou plutôt la lingère, qu’on m’a dit, qui s’en allait vers le pont de la chute… Et puis j’ai été au village chercher du tabac.

— Et votre neveu ?

— Gustave m’a dit qu’il ne savait rien.

— Où était-il pendant la fête ?

— Nous ne l’avons pas vu de la soirée.

— Comment ! il n’a pas dîné avec vous ?

— Ma foi non. À la demie de six heures, il a porté des fleurs au château… et on ne l’a pas revu. »

Un silence suivit ces paroles.

« Tiens ! Tiens ! » fit le juge entre ses dents.

Et il reprit :

— Mais il est rentré se coucher ?

— Je suppose, n’est-ce pas, Gustave ? Il devait dormir, quand ma femme et moi, on a été réveillés par le bruit du château, par l’auto qui filait chez le médecin, à la gendarmerie… Ce matin, je l’ai entendu qui se levait au-dessus de notre chambre, et je l’ai retrouvé au travail.

— Il ne vous a rien dit ?

— Non, monsieur le Juge. On ne cause guère à la campagne.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer.

L’oncle parti, M. Rousselain se tourna vers le neveu et lui dit :

« Regardez donc droit devant vous, mon garçon, au lieu de vous tortiller le cou. »

L’embarras de Gustave redoubla. Il baissa la tête et ses yeux ne quittèrent plus le tapis.

Enfin le juge d’instruction s’adressa au comte d’Orsacq :

« Monsieur d’Orsacq, ce jeune homme est depuis longtemps à votre service ?

— Depuis cinq ou six ans, monsieur le Juge d’instruction. À sa sortie de l’école, orphelin, il a été adopté par son oncle.

— Vous êtes satisfait de lui ?

Le comte hésita :

« Oui et non, dit-il. Il connaît son métier, mais il est paresseux, assez menteur, et il braconne. La gendarmerie lui a même dressé procès-verbal l’an dernier. Si je ne l’ai pas mis à la porte, c’est en faveur de son oncle.

— Hier soir, vous l’auriez rencontré, paraît-il, deux fois au château ?

— Deux fois. À sept heures, d’abord, ici même. Amélie avait refusé de lui ouvrir le boudoir.

— Madame reposait, fit Amélie. J’ai dit à Gustave de déposer les fleurs et je les ai arrangées plus tard.

— Il était naturel, monsieur d’Orsacq, dit le juge d’instruction, que Gustave pénétrât dans la bibliothèque ?

— Non, monsieur le Juge d’instruction…

— Et vous l’avez rencontré ensuite ?…

— À neuf heures et demie, comme nous sortions. Il se dissimulait dans le vestibule, parmi les plantes. Mme Debrioux et Boisgenêt l’ont vu également.

— Votre conclusion ?

— Ma conclusion n’est qu’une hypothèse. Gustave a pu profiter de ce que le château était vide pour monter l’escalier principal et pour pénétrer dans l’appartement de Mme d’Orsacq.

— On a trouvé fermées au verrou la porte de la chambre et celle de la salle de bains qui donne sur le boudoir.

— Peut-être y en a-t-il une qui n’était pas fermée, et dont, une fois à l’intérieur, il aura poussé le verrou lui-même, pour ne pas être inquiété de ce côté.

— Ensuite ?

— Ensuite, il aura quitté le boudoir en descendant ici, par cet escalier.

— Ce serait donc lui le coupable, selon vous, et il se serait enfui par cette fenêtre, immédiatement après M. Debrioux.

— Monsieur le Juge d’instruction, déclara Jean d’Orsacq, je ne puis en dire davantage sur le rôle de Gustave. Une certitude : sa présence au château deux fois constatée à des heures insolites. Une hypothèse le détour qu’il aurait fait par le boudoir. Tout le reste n’est que présomptions et suppositions.

— Fichtre, souffla M. Rousselain à l’oreille du substitut, la situation ne s’éclaircit pas.

Il se tourna vers Gustave, lequel ne quittait pas le tapis de l’œil, et, brusquement : « À toi, mon garçon. Qu’as-tu fait après avoir apporté les fleurs ? »

Gustave marmotta d’une voix à peine intelligible :

— Je suis sorti.

— On t’a vu sortir du château ?

— Non… oui… j’sais pas.

— Et ensuite où as-tu été ?

— Dans… dans le parc… dans le bois.

— Où personne non plus ne t’a vu ?

— Non.

— Et tu n’as pas dîné ?

— Si… un morceau de pain que j’avais dans ma poche.

— Mais tu es revenu au château ?

— Non.

— Comment, non ? Trois personnes ont remarqué ta présence dans le vestibule, à neuf heures et demie.

Gustave se fit répéter la question et chuchota :

« Je n’étais pas dans le vestibule, j’étais dans le parc… dans le bois…

— À quoi faire ?

— Rien. Je regardais la fête.

— Ah ! tu assistais à la fête ?

— Oui.

— Et tu as vu le feu d’artifice ?

— Oui.

— Et les feux de Bengale ?

— Oui.

— Comment se fait-il que tu aies vu un feu d’artifice et des feux de Bengale alors qu’il n’y en a pas eu ? »

Le garçon balbutia. Il s’épongea le front avec le revers de sa main.

« Donc, après avoir vu un feu d’artifice qui n’a pas été tiré, et des feux de Bengale qui n’ont pas été allumés, tu es rentré dormir ?

— Oui.

— Et tu n’as rien entendu de tout le bruit qui a été fait au château ?

— Non.

— Par qui as-tu su qu’il y avait eu un crime ?

— En voyant les gendarmes ce matin et puis en écoutant.

— Parfait. Donc tu n’as été mêlé à rien de toute cette histoire ?

— Non.

— Alors comment se fait-il que tout à l’heure, quand on est venu te chercher au pavillon, tu te sois enfui du potager où tu travaillais, que tu aies sauté par-dessus la haie, que tu aies tenté de franchir le mur, et qu’on ait eu toutes les peines du monde à te rattraper ? »

Gustave ne souffla pas un mot.

« Ainsi, pas de réponse, constata M. Rousselain. Autre chose. On a fouillé ta chambre, devant toi, et on a trouvé sous ta paillasse un portefeuille contenant neuf billets de cent francs. Où les as-tu ramassés, ces neuf billets ? »

La sueur ruisselait sur le front et sur les joues de Gustave. Ses lèvres ébauchèrent quelques syllabes, mais il ne répondit pas.

« Il nous faut pourtant une explication. Neuf billets de cent francs, ça ne se trouve pas, comme on dit, sous les pas d’un cheval. D’où viennent-ils, ceux-là ? »

Et comme Gustave s’obstinait dans son silence, le juge, se soulevant sur sa chaise, prononça :

« Réfléchis bien, mon garçon. Est-ce que par hasard, ils ne viendraient pas de la chambre ou du boudoir de ta pauvre maîtresse ? Rassemble tes souvenirs… N’as-tu point passé par là, hier soir, sur le coup de dix heures, après t’être caché dans le grand escalier ou bien dans le couloir ? Rappelle-toi… »

Gustave avait fini par lever la tête et il considérait M. Rousselain avec un œil effaré.

Vraiment, la scène changeait de tournure. Gustave n’était plus le comparse que l’on essayait, au dire de M. Rousselain, de lui jeter dans les jambes, mais un être dont le rôle semblait réellement équivoque. Le juge répéta : « Rappelle-toi… n’es-tu point passé par la chambre de ta maîtresse ? »

Dans le silence, une voix douce, la voix d’Amélie, s’éleva : « Parle donc, mon petit, » disait-elle en s’approchant.

Elle posa la main sur l’épaule de Gustave comme si elle le prenait sous sa protection, et répéta :

« Parle donc, mon petit. Il ne faut pas te laisser faire… Sans quoi, tu ne sais pas où il va te mener, ce bon monsieur de l’instruction. Il a de l’astuce, tu sais ! »

M. Rousselain sourit aimablement : « Ah ! vous avez donc votre mot à placer sur l’incident, Amélie ?

— Un peu plus qu’un mot, monsieur.

— Placez-le, Amélie. Je vous donne toute latitude pour intervenir.

— Alors, je vous avertis tout de suite que vous faites fausse route, monsieur le Juge.

— En vérité !

— Oui, je sais ce que ce petit-là a fait de sept heures à onze heures.

— Vous le savez ?

— Oui.

— Et pouvez-vous nous le dire ?

— Hier, après avoir arrangé les fleurs qu’il avait déposées ici, j’ai été chercher de l’eau à l’office. Il m’y attendait.

— Ah ! Et pourquoi vous attendait-il ?

— Eh bien, voilà… Depuis quelques jours, le petit court après moi. C’est même pour ça qu’il avait frappé à la porte du boudoir où il savait que j’étais.

Elle s’arrêta. Près d’elle, soudain, elle apercevait Ravenot qui s’était glissé jusqu’à la table.

« Continue, dit-il âprement à sa femme. Faut pas s’arrêter à mi-côte. »

Les colères de son mari la mettaient toujours en joie. Elle aimait le braver.

« Je n’ai pas du tout l’intention de m’arrêter à mi-côte, dit-elle. Je répète donc que le petit courait après moi. À son âge, ça n’a rien de drôle. En plus, on avait pris son bain l’après-midi, dans la rivière. Ça l’avait amusé.

— Amélie, je vous prie de vous adresser à moi, ordonna M. Rousselain. Ainsi, Gustave vous guettait dans l’office ?

— Oui, monsieur le Juge. Il était comme fou. Il ne voulait plus me lâcher. Alors, pour m’en débarrasser, j’ai monté avec lui un étage de l’escalier de service.

— Il eût été plus logique de descendre au lieu de monter, et vous l’auriez fait sortir par la petite porte.

— C’est ça que je voulais.

— Et alors ?

— Il a refusé. Aussi, crainte d’un scandale, je l’ai enfermé dans la lingerie.

— D’où il s’en est allé vers neuf heures et demie, puisqu’on l’a surpris dans le vestibule ?

— Non, monsieur le Juge.

— Comment, il ne s’en est pas allé ?

— Non.

— Qu’en savez-vous, Amélie ?

— J’avais la clef… Et, de temps à autre… quatre ou cinq fois… j’ai été le voir pour qu’il patiente… Oh ! une minute ou deux… On bavardait…

— On s’embrassait !… rugit le maître d’hôtel.

— Il est si jeune ! Un enfant…

— Et le Boisgenêt, c’est un enfant ? Et le gendarme, et Antoine, le jardinier ?

— Antoine, le jardinier ! s’exclama M. Rousselain avec joie. Comment ! lui aussi ?

Amélie se mit à rire, de bon cœur.

« Mais non, monsieur le Juge. Hier, j’avoue qu’Antoine m’a embrassée dans le cou, mais je me défendais. Seulement Ravenot, qui me guettait comme toujours, a pris ça au sérieux et m’a sauté à la gorge. C’est alors que j’ai poussé un cri que tout le monde a entendu ici… Même qu’on a cru qu’il y avait quelqu’un d’égorgé… »

Ravenot la secoua par le bras.

« Je me fiche d’Antoine. Quant à ce galopin de Gustave… »

Amélie se dégagea et d’un air courroucé :

« Voyons, quoi, Ravenot, je devais le laisser accuser par la justice ? Comment ! Voilà un brave petit qu’on persécute et qui ne souffle pas mot de nos rendez-vous, parce que ce serait me compromettre… Et je le laisserais dans le pétrin ? Ce n’est pas mon genre, Ravenot. Un garçon qui a du chic comme ça, on lui tend la main.

Ravenot resta confondu par la logique de cette argumentation. Mais Amélie reprenait :

« Tout ça, c’est du mal qu’on lui veut. Et je suis sûre, monsieur le Juge d’instruction, que vous devinez le dessous de l’histoire.

— Ce qui signifie ?…

— Eh bien, oui, s’écria la femme de chambre en s’animant. Il y a des gens qui cherchent à égarer la justice pour en sauver d’autres. Pendant que le petit m’embrassait, il ne pouvait pourtant pas être dans le couloir ou dans l’escalier.

— Je l’ai vu dans le vestibule, affirma d’Orsacq, d’une voix irritée.

— Monsieur le comte a fait erreur, monsieur le comte a mal vu… il a confondu…

— Et j’aurais confondu aussi ? s’écria Boisgenêt, indigné.

— Oh ! vous, marmotta Amélie, vous êtes une vieille baderne.

— Une vieille baderne, répéta Ravenot, ma femme a tout à fait raison.

— Je jure… » déclara le comte d’Orsacq.

Mais il se retint, et tourna le dos à la femme de chambre, ne voulant pas se quereller avec elle.

Amélie insista.

« Je n’accuse personne. Qui est-ce qui a pénétré dans l’appartement de Madame ? Qui est-ce qui a pris la clef du coffre ? Qui est-ce qui a frappé ? Je n’en sais rien… Ce n’est pas mon affaire et je n’y comprends pas un mot. Mais j’affirme que ce petit-là n’a pas quitté la lingerie. Je l’ai fait filer par la porte d’en bas, à onze heures du soir environ, c’est-à-dire un peu avant le moment où l’on a découvert Madame dans son boudoir. »

Elle parlait avec une assurance et une conviction impressionnantes. M. Rousselain objecta :

« Puisque vous défendez ce garçon, comment expliquez-vous qu’il se soit enfui lorsqu’on a pénétré dans le pavillon ?

— Oh ! c’est bien simple, monsieur le Juge. Il a eu peur.

— On n’a peur que lorsqu’on est coupable.

— Il a été coupable, monsieur le Juge, puisqu’on lui a déjà dressé un procès-verbal, l’année dernière, et il en a gardé un tel souvenir qu’il s’est sauvé dès qu’il a aperçu la silhouette du brigadier de gendarmerie. On ne raisonne pas dans ces cas-là.

— Et les neuf billets de cent francs ? D’où viennent-ils, selon vous ? »

Elle saisit la main de Gustave et le supplia, d’une voix insinuante :

« Parle, mon petit. Tu ne veux pourtant pas passer pour un voleur ? Tu m’as dit, l’autre jour, que tu savais certaines choses que tu ne voulais pas raconter. Et tu me l’as redit ce matin, à propos du crime, en me demandant le secret. Est-ce que cela se rapporte à l’argent que tu possèdes ? Qui est-ce qui te l’as donné, cet argent ? »

Gustave secouait la tête. Il regarda la femme de chambre, qui implorait, et qui ordonnait aussi, avec son sourire si engageant. Mais il ne desserra pas les lèvres.

M. Rousselain se pencha vers le substitut.

— Qu’en pensez-vous, cher ami ? Moi, je ne sais plus. Qui des deux se trompe, ou tente de nous tromper ? Amélie ou d’Orsacq ? Ils ont si bien réussi à embrouiller encore la situation que les charges qui pèsent sur Debrioux sont moins lourdes et que les preuves contre Gustave ont plus de vigueur.

— Et alors, monsieur le Juge d’instruction ?

— Et alors, je veux croire que les plateaux de la balance ne peuvent pas rester longtemps au même niveau. À droite, côté Gustave, ou à gauche, côté Debrioux, il faut bien que cela penche.

Il examina les deux suspects. Gustave demeurait taciturne et têtu. Bernard Debrioux ne cachait pas son angoisse : tourné vers sa femme, il essayait de déchiffrer cette figure énigmatique. Devait-il espérer ? L’idée qu’elle s’était concertée avec Jean d’Orsacq le faisait pâlir de haine.

— Monsieur d’Orsacq, vous êtes sûr de ce que vous avancez ?

— Absolument, monsieur le Juge d’instruction.

— Vous avez vu ?

— J’ai vu.

— Gustave, hier soir, à neuf heures et demie, se dissimulait au bas de l’escalier ?

— Oui.

— Vous l’affirmez ?

— Je l’affirme.

— Monsieur Boisgenêt, vous avez vu également Gustave ?

— Oui.

— Vous l’affirmez ?

— Je l’affirme, prononça fortement Boisgenêt.

À son tour, Christiane subit l’examen attentif de M. Rousselain. Le beau visage gardait un calme qui ne paraissait pas simulé. Pourquoi tant de certitude ? Et pourquoi même cette sorte de sourire, ou plutôt ce reflet de sourire qui donnait à sa physionomie un apaisement inaccoutumé ?

— Rien ne modifie votre déposition, madame ? dit-il vivement intrigué.

— Oui, monsieur le Juge d’instruction.

— Ah ! les événements ne vous apparaissent plus sous le même jour ?

— Sous un jour identique, mais… la vérité m’oblige à dire que Gustave, quand nous sommes sortis tous les trois, ne se trouvait pas dans le vestibule…

— Gustave ne se trouvait pas dans le vestibule hier soir, à neuf heures et demie ?

— Du moins, personnellement, je ne l’y ai pas aperçu.

— Comment ! s’écrièrent à la fois Boisgenêt et d’Orsacq. Comment ! mais vous nous avez dit vous-même l’y avoir vu.

— Je l’ai dit, mais en disant cela…

— En disant cela ?

— J’ai menti.