Le Chapelet rouge/Partie 3/Chapitre IV

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Le Grand Écho du Nord (p. 72-77).


IV


Ce fut de la stupéfaction. Mme  Debrioux reniait son témoignage ! Elle défendait tout à coup celui qu’elle avait accusé, et, trahissant la cause de son mari, passait dans le camp adverse !

Amélie se mit à rire, d’un rire triomphant, et Ravenot lui serra la main avec une énergie admirative, comme s’il participait à la victoire de sa femme.

D’Orsacq et Boisgenêt étaient déconcertés. D’où venait un tel revirement ? « Crebleu ! murmura M.  Rousselain. Voilà qui est palpitant. Où diable veut-elle nous conduire, cette fois, la jolie dame ? »

Il dit à haute voix :

— Fichtre ! il n’est pas commode de mener une enquête si l’on se heurte à de tels revirements ! Autant, madame, vous avez été affirmative dans un sens, autant vous l’êtes, un moment plus tard, dans un sens opposé. Ainsi, Gustave ne se trouvait pas là ?

— Non.

— Quelle valeur prendrait votre déclaration si vous pouviez nous dire où il était !

Christiane ne lui laissa pas le loisir de la questionner plus longtemps. Elle le pria de convoquer la lingère Bertha, c’est-à-dire la personne que l’on avait confondue, la veille au soir, avec Mme  d’Orsacq. Christiane expliqua que cette femme pourrait peut-être donner un renseignement utile sur un point secondaire que l’on avait négligé.

Le brigadier amena la lingère. Et tout de suite Christiane lui demanda :

— Bertha, quand vous avez couru au-devant de M.  d’Orsacq dans la soirée, vous avez avoué que vous étiez sortie auparavant pour assister aux illuminations et que vous aviez été prendre un vieux vêtement de fourrure dont votre maîtresse avait promis de vous faire cadeau ?

— Oui, une pelisse qui était à raccommoder.

— Bien. N’avez-vous pas dit que cette pelisse était pendue dans la lingerie ?

— Oui, madame.

— Comment se fait-il que vous ayez pu entrer, puisque la pièce était fermée à clef ?

— J’ai toujours la clef à mon trousseau.

— Il y en a donc une autre ?

— Oui, une autre qui est accrochée près de la porte, dans l’ombre.

— Et vous avez trouvé quelqu’un à l’intérieur ?

— Oui, Gustave, qui se cachait derrière un vieux paravent. Il n’a pas pu croire que je le voyais dans une glace.

— Qu’avez-vous pensé de trouver là Gustave ?

La brave femme bafouilla quelque peu.

— Rien… Je ne pense pas aux affaires des autres. Ça ne me concerne pas. Je me suis dit tout de même qu’Amélie avait dû l’enfermer là pour lui faire une farce. Amélie… n’est-ce pas, c’est une jeunesse. À la cuisine, elle met tout le monde en train. Et puis Gustave courait bien un peu après elle…

— Ah ! Qu’est-ce que je vous disais ? s’écria la femme de chambre, de nouveau triomphante, et que son mari approuva. Vous voyez, Gustave courait après moi.

La sincérité de Bertha ne faisait aucun doute. M.  Rousselain la congédia et dit à Christiane :

— L’incident est donc clos selon vous, madame ? Amélie a déposé selon la vérité, et ce garçon ne peut être suspecté ?

— C’est mon opinion.

M.  Rousselain la fit répéter.

« C’est bien votre opinion ? »

— Oui, monsieur.

— En ce cas, je vous demanderai pourquoi ce ne fut pas toujours votre opinion.

— Je vous l’ai dit, monsieur le Juge, parce que les faits m’ont éclairée.

— Pardon, madame, votre explication fut différente. Vous nous avez dit qu’en affirmant la présence de Gustave dans le vestibule, vous aviez menti. Pourquoi ce mensonge ?

Christiane parut hésiter. Le juge insista.

Après une hésitation, Christiane répliqua :

« Je vous le dirai tout à l’heure, monsieur le Juge.

— Soit, fit M.  Rousselain. Mais moi, je vous dirai dès maintenant que, Gustave écarté, la justice se trouve en présence du seul Bernard Debrioux. Est-ce cela que vous avez voulu ?

— Monsieur le Juge, formula Christiane en scandant chaque mot, pas un instant, au fond de moi, alors même que j’ai affecté de le croire, je n’ai cru mon mari coupable de quoi que ce fût qui pût ressembler à un acte criminel ou seulement équivoque. Ne parlons pas du crime. Parlons du vol. Je suis sûre qu’entre M.  d’Orsacq et mon mari, il y a un malentendu qui se dissipera au premier examen et que M.  d’Orsacq reconnaîtra qu’il a eu tort. Mais le fait seul d’avoir ouvert ce coffre, dans les conditions où il semblerait que mon mari l’eût ouvert, est une chose vilaine dont je n’accepte pas la possibilité pour sa part.

— Votre mari l’a avoué cependant.

— Il n’a pas avoué cela. Non, il a reconnu avoir emporté des titres qui lui appartenaient, mais il n’a pas reconnu avoir pris la clef dans l’armoire des médicaments, ni même avoir ouvert le coffre qui contenait les titres.

— C’est alors qu’un complice aurait agi pour lui ?

— On n’a de complice que si l’on est coupable soi-même. En cette occasion, il y a eu simplement quelqu’un qui a inspiré la conduite de mon mari, qui l’a renseigné et qui l’a dirigé.

— Qui accusez-vous ?

— Je vous supplie de ne chercher dans mes paroles ni accusation, ni insinuation, ni même jugement. Il y a un fait, voilà tout.

— Un fait que vous connaissiez, et que vous interprétez maintenant ?

— Un fait que j’ai deviné peu à peu depuis ce matin, à force de réfléchir, et dont je puis, à présent, établir l’exactitude absolue.

— Expliquez-vous.

Christiane garda le silence. Les mots qu’elle était résolue à dire devaient être d’une gravité exceptionnelle, pour que, sur le point de les émettre, elle parût indécise et prête à se dérober.

« Vous êtes contrainte d’aller jusqu’au bout, madame, insista M.  Rousselain.

— Je le sais.

Et elle articula :

— Monsieur le Juge d’instruction, on a interrogé tous les habitants du château… sauf une personne qui, hélas ! ne pouvait plus répondre — et c’était la seule qui eût été à même de donner des renseignements utiles sur cette question des titres.

D’Orsacq eut un haut-le-corps.

— À qui faites-vous allusion ? dit-il. Ma femme n’eût pu savoir le moindre détail à ce propos.

Christiane ne répondit pas et continua :

— L’enquête est entravée par deux obstacles : le silence de mon mari et le silence de Gustave. J’estime que le silence de l’un comme le silence de l’autre proviennent des mêmes motifs.

— Qui sont ? demanda M.  Rousselain.

— Des motifs de discrétion. L’un et l’autre se taisent parce qu’ils ont promis à Mme  d’Orsacq de se taire.

— De se taire sur quoi ?

— Sur tous les actes qu’elle a commis, pour arriver à ce qu’elle considérait comme juste.

— Et qui était ?

— De défendre mon mari contre les attaques dont il était l’objet dans ses affaires.

Elle fit une pause. Du coup, le drame retrouvait toute sa violence. Bernard considérait éperdument sa femme. Jean d’Orsacq, dérouté, semblait ne pas comprendre.

— Mais alors, dit-il, c’est contre moi que ma femme aurait agi ? Voyons, l’hypothèse est inconcevable.

— Inconcevable à votre point de vue, monsieur d’Orsacq, mais nous devons d’abord mettre en lumière la conduite de Mme  d’Orsacq, avant d’en chercher les mobiles. L’essentiel c’est ce qu’elle a fait, et non pas pourquoi elle l’a fait. Or, elle seule pouvait connaître le chiffre de la serrure, soit que vous le lui ayez dit autrefois, soit qu’elle ait perçu d’elle-même, de là-haut, le nombre de déclenchements que vous opériez en ouvrant le coffre. Elle seule a pu garder du passé une seconde clef dont vous aviez oublié l’existence. Elle seule a pu la prendre hier dans son armoire. Elle seule a pu rejoindre mon mari à qui elle avait donné rendez-vous dans la bibliothèque, — n’est-ce pas elle qui avait prié intentionnellement les Bresson d’organiser cette fête, laquelle éloignait tout le monde du château ? — Elle seule a pu ouvrir le coffre et c’est d’elle seule, enfin, que mon mari a pu recevoir les titres qui lui appartenaient, mais sur lesquels il n’aurait jamais consenti à faire main-basse lui-même. »

Jean d’Orsacq n’en revenait pas.

« Mais c’est abominable ! C’est contraire à ce que vous pensiez tout à l’heure, dans mon bureau !

— Je le confesse. Mais il n’y a pas d’autre vérité. Elle m’est apparue peu à peu et elle éclaire tout.

— Vous avez des preuves de ce que vous avancez, madame ? demanda M.  Rousselain.

— J’ai celles que mon mari ne peut manquer de nous fournir. N’est-ce pas, Bernard ? Je ne me trompe pas ? Les avertissements qu’on t’avait donnés à Paris provenaient bien de cette source ? C’est bien ainsi que tu as appris ce qui était comploté contre toi, et que M.  d’Orsacq ne peut pas nier puisqu’il l’a avoué ? C’est ainsi que tu as su que les titres étaient dans ce coffre-fort ? Et c’est bien ainsi qu’ils sont rentrés en ta possession ? Parle sans scrupules. Tu as tenu ta promesse de secret, mais le secret n’existe plus. N’est-ce pas, c’est ainsi ?

— Oui, dit-il.

— Tu as reçu des lettres qui t’ont prévenu ? des télégrammes qui t’ont pressé de venir et qui ont fait que tu avais d’abord refusé et que je n’ai fini par accepter, moi, que sur ton insistance.

— Oui.

— Ces lettres, monsieur, ces télégrammes, vous les avez ? dit le juge d’instruction.

Bernard répondit :

« Je n’avais pas le droit de les garder, puisque je n’avais pas le droit de m’en servir. J’ai tout brûlé. »

— Dommage ! De tels documents eussent eu un grand poids.

— Monsieur le Juge, affirma Christiane, Mme  d’Orsacq n’a pu envoyer elle-même les lettres ni surtout les télégrammes. Elle a dû utiliser les services de quelqu’un.

— Que vous pouvez désigner ?

— Gustave.

Et elle reprit aussitôt :

« Gustave avec qui il lui était loisible de parler sans que personne le remarquât, Gustave qu’elle envoyait à bicyclette jusqu’à quelque village lointain et qui mettait les télégrammes de la sorte sans attirer l’attention. Tout restait dans l’ombre. Comme gage de sa discrétion il recevait de fortes récompenses, si fortes que, ébloui, plein de gratitude, et d’ailleurs de nature très délicate, il a gardé obstinément le silence auquel il s’était engagé. »

Christiane s’approcha du garçon et lui dit tout doucement, employant la même expression qu’Amélie : « Tu vois, mon petit, tu peux parler, puisqu’on sait tout. Tu n’avais pas le droit de révéler ce que tu avais promis de ne pas dire. Mais puisqu’on le sait, ton devoir est de répondre. N’est-ce pas, tu as porté des télégrammes adressés à M.  Debrioux ?

Il avoua de la tête.

« Et, chaque fois, madame te donnait de l’argent ? »

Même signe d’affirmation.

« Et l’on avait réclamé le secret ? Et c’est bien ce que tu as été sur le point de confier à Amélie ?

— Oui, madame, fit-il.

On entendit un sanglot. C’était Amélie qui pleurait d’émotion. « Est-il chic, hein, ce gosse ? Il se laissait accuser plutôt que de trahir sa maîtresse… de même que, pour moi, il n’avait pas voulu me compromettre. Qu’en dis-tu, Ravenot ? Il en a du cran ! »

Sa gorge s’étranglait à l’énumération de tant de prouesses. Elle prenait son mari à témoin. Elle félicitait Gustave et, pour un peu, l’eût embrassé.

Sur l’ordre du juge, Ravenot l’emmena. Il la soutenait par un bras, tandis que le jeune Gustave s’empressait de l’autre côté. Ils sortirent tous les trois. Il y eut une longue pause. Bernard ne quittait pas sa femme des yeux. D’Orsacq réfuta les déclarations de Christiane, sans emportement et d’un air qui laissait voir sa tristesse étonnée.

Si Mme  Debrioux avait mieux connu ma femme, elle saurait que Lucienne était incapable de jouer ce jeu-là. Elle m’eût averti tout simplement, et se fût contentée de me montrer mes torts. Je demanderai donc seulement à Mme  Debrioux pourquoi, suivant elle, Mme  d’Orsacq eût agi derrière moi, en ennemie, en ennemie implacable.

— Parce qu’elle avait peur.

— De quoi ?

— D’être abandonnée par vous.

D’Orsacq haussa légèrement les épaules.

« Ce n’est là qu’une hypothèse. »

Il s’écarta un peu comme un homme dont le rôle est fini et qui laisse aller les événements sans consentir à les discuter.

Ce fut M.  Rousselain qui reprit :

— Votre intervention, madame, si nous en admettons les termes comme acquis, aboutirait à deux résultats, qui sont de mettre hors de cause, au point de vue du vol, d’abord l’aide-jardinier Gustave, et ensuite votre mari. Mais il reste le meurtre. Que supposez-vous à ce sujet ? L’hypothèse du suicide étant considérée comme inadmissible, il y a eu crime. Qui l’a commis ?

Christiane se tut. Hésitait-elle à parler ? ou bien ne pouvait-elle apporter de réponse à cette question redoutable ?

Mais M.  Rousselain y tenait, à sa question. Cette réponse, il l’exigeait. C’était le grand point à élucider. Il s’adressa donc à Bernard Debrioux.

— Traçons autour de vous un cercle restreint, voulez-vous, Debrioux ? et n’en sortons pas. À dix heures moins cinq environ, Mme  d’Orsacq écoute au seuil de son boudoir. Vous entrez par cette porte. La pièce est éclairée confusément. Pas un mot n’est d’abord échangé entre vous, toutes les phases de la scène étant au préalable convenues. Elle vous remet les titres qui vous appartiennent. Vous vous en allez. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Exactement.

— Bien. Maintenant, première question : pourquoi ne reprenez vous pas le même chemin ?

— C’est Mme  d’Orsacq qui me suggère de fuir par la fenêtre. Elle craint que je ne rencontre quelqu’un qui me voie avec le paquet.

— Deuxième question : pourquoi emportez-vous la clef du coffre ?

— Par suite d’une erreur, d’un geste machinal de Mme  d’Orsacq qui me la remet. De même, c’est par maladresse que je la laisse tomber sur la plate-bande. J’étais fort troublé. C’est ainsi qu’ayant pris sans raison ma casquette, je l’ai jetée stupidement sous un buisson.

— Troisième question : qu’aviez-vous prévu l’un et l’autre pour expliquer la disparition de ces titres ?

Mme  d’Orsacq prenait tout sur elle. Ma femme et moi, nous devions partir au milieu de la semaine, avant certes que M.  d’Orsacq eût songé à vérifier le contenu de son coffre. Aussitôt Mme  d’Orsacq mettait son mari au courant, sans se soucier de ce qu’il dirait. Elle était résolue à tout pour réparer le préjudice qui m’avait été causé.

— Donc, à dix heures exactement, séparation entre elle et vous. Mme  d’Orsacq remonte dans son boudoir, passe sans sa chambre. Une heure après, on l’y trouve morte.

— C’est là, dit Bernard, un drame qui s’est produit en dehors de moi. Je n’y ai pas plus contribué que les autres personnes qui en ont surpris le dénouement au haut de cet escalier.

— En êtes-vous bien sûr ?

L’interrogation de M.  Rousselain devenait plus sèche, plus agressive. Christiane et Bernard sentaient la menace d’un danger proche.

— Absolument sûr, affirma Bernard.

— Cependant, vous êtes la dernière personne que Mme  d’Orsacq ait vue. Entre dix heures et onze heures, il est matériellement impossible que quelqu’un ait pénétré dans son boudoir et dans la chambre, ramassé le stylet, et frappé. Comment ne pas admettre alors que le meurtre ait été commis à dix heures moins quelques minutes par l’individu qui s’enfuyait après par cette fenêtre avec son butin, c’est-à-dire avec les titres ?

Bernard riposta en haussant la voix :

— Il m’aurait fallu monter dans le boudoir et dans la chambre. Or, je ne suis pas monté et je défie que l’on puisse établir la preuve du contraire.

— Cette preuve existe cependant, articula M.  Rousselain avec vivacité. Elle existe irréfutable. Dans la chambre de la victime, on a relevé tout à l’heure le témoignage évident que c’est vous-même, et non pas telle autre personne, qui avez fouillé l’armoire et saisi la clef ! »

Bernard sursauta : « Mais c’est abominable, monsieur le Juge d’instruction. De quoi s’agit-il ? On l’y a placé, ce témoignage, puisque je n’ai pas été dans la chambre. C’est une vengeance… un complot… »

M.  Rousselain formula durement :

« C’est ce qu’il vous faudra démontrer, monsieur, le jour prochain où, en présence de votre avocat, je vous demanderai de vous expliquer à ce propos. En attendant, je suis obligé, étant donné les charges qui pèsent sur vous, de vous inculper de… »

Christiane ne le laissa pas achever. Frémissante, indignée, elle s’écria : « Mon mari est innocent, monsieur. Ce n’est pas lui le coupable.

— Alors qui, madame ?

— Ce n’est pas lui, je le jure.

— La preuve, je le dis encore, est irréfutable. Ajoutée à toutes les autres, elle complète un faisceau de certitudes telles que je n’ai pas le droit d’hésiter davantage…

— Non, non, je vous en conjure, protesta Christiane hors d’elle, non, mon mari n’ira pas en prison. Non ! ce n’est pas lui, j’en fais le serment.

— Alors qui ? répéta M.  Rousselain avec une véhémence inattendue. Il y a eu crime, donc il y a un criminel. Si ce n’est pas votre mari, c’est un autre. Cet autre livrez-le à la justice. Sinon… »

M.  Rousselain s’était levé.

Planté devant Christiane, impérieux, sans pitié, il posait le dilemme inexorable : si votre mari est coupable, je l’arrête. S’il ne l’est pas, dites-moi qui je dois arrêter. Et dites-le tout de suite, d’un mot, d’un geste.

Un grand silence. Christiane se taisait.

M.  Rousselain appela le brigadier.

Alors elle s’effara, et, le bras tendu, désignant le comte d’Orsacq, elle proféra : « C’est lui le meurtrier ! c’est lui… C’est lui qui a tué sa femme ! »