Le Chat maigre/04
IV
Ce matin-là, il neigeait. Les bruits étouffés des voitures venaient mourir sourdement contre les vitres du Chat Maigre. Un reflet livide éclairait durement les toiles pendues aux murs et donnait aux figures peintes des aspects de cadavre. Remi, assis dans la boutique déserte, devant une petite table, dévorait un bifteck aux pommes de terre, tandis que Virginie, debout devant lui, immobile, les mains jointes sur son tablier blanc, le contemplait avec des yeux de sainte.
— Il est tendre, n’est-ce pas ? disait-elle avec effusion. En avez-vous assez ? Il y a encore à la cuisine une belle tranche de rosbif froid ; la voulez-vous ? Vous ne buvez pas !
Il mangeait, il buvait et elle le contemplait pieusement. Elle disait :
— Je vous ai donné ce gruyère ; il pleure ; il est bon. M. Potrel aimait beaucoup le gruyère qui pleure.
Et Remi mangeait. Virginie lui servit encore des fruits et des compotes. Puis, s’étant longtemps absorbée dans une contemplation mystique, elle soupira :
— Peut-être que j’ai eu tort d’agir comme je l’ai fait. Vous serez comme les autres, monsieur Sainte-Lucie. Les hommes se ressemblent tous. Mais moi, je ne suis pas une femme comme on en voit tant. Quand je m’attache, c’est pour la vie. Je vous ai dit comment Potrel avait agi envers moi. De bonne foi, était-ce une conduite à tenir ? Un homme à qui j’ai rendu tous les services imaginables… Je lui raccommodais son linge ; je me serais jetée au feu pour lui. Il avait de l’esprit, du talent, et tout. Mais ce n’est qu’un ingrat !
Et les yeux affligés de la dame se levaient vers le tableau du Chat Maigre, comme pour le prendre à témoin de l’ingratitude de Potrel.
Son ample poitrine se souleva, ses trois mentons tremblèrent ; elle ajouta d’une voix étouffée :
— Et dire que je ne sais pas si je ne l’aime pas encore ! Si tu m’abandonnais aussi, toi, je ne sais pas ce que je ferais. Viens ce soir, mon chéri… Qu’est-ce qu’il faut vous servir, messieurs ?
Cette dernière phrase, jetée avec un sourire, s’adressait à deux consommateurs qui venaient d’entrer.
Sainte-Lucie était heureux. Il venait d’être largement refusé au baccalauréat. Mais il se chauffait à tous les poêles amis, riait de son gros rire sensuel, s’amusait de voir et d’entendre et ne s’inquiétait de rien. La faveur mal dissimulée que lui accordait Virginie lui avait valu le respect des hôtes du Chat Maigre. Les femmes marquent d’un signe les hommes qu’elles choisissent.
L’atelier de Labanne lui était plus agréable encore que la chambre de Virginie. Mais le poêle n’était jamais allumé. Remi en était fâché, car il dessinait un peu et commençait à peindre. Labanne disait :
— Ce gaillard-là a l’instinct du dessin. Il n’a pas d’idées, mais il a de la main. Je crois décidément qu’il faut être bête comme Potrel pour modeler aussi bien que lui.
M. Godet-Laterrasse essayait bien de ressaisir son élève. Il descendait parfois, vers midi, des hauteurs de Montmartre sur l’impériale d’un omnibus, il entrait haletant dans la chambre de son élève et s’écriait :
— Piochons le Tacite ! Courage !
Il disait avec emphase : Nox eadem Britannici necem atque rogum conjunxit. Puis il s’embarrassait dans quelques difficultés grammaticales et s’en tirait par des considérations très vagues sur le grand écrivain qui marqua d’un fer rouge, disait-il, le front des tyrans.
La leçon ainsi terminée, il se levait et, saisissant par un geste noble deux ou trois volumes de Proudhon ou de Quinet, qui dormaient intacts sur la commode, il les mettait sous son bras en disant qu’il voulait y faire quelques recherches. Remi ne les revoyait plus jamais. Au bout de quelques mois, il ne restait de l’énorme paquet que quelques tomes dépareillés. Remi les prit un jour et alla les vendre à un libraire de la rue Soufflot. Il ne fut plus jamais question des livres fondamentaux.