Le Chevalier de Saint-Georges/20

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H.-L. Delloye (1p. 93-99).

XX.

Amour.

Aimer, c’est oser !
(Devise).)


Finette, on le sait, avait un certain tendre pour le mulâtre.

Comme lui, dorée par les reflets du soleil ardent des îles, comme lui jeune et joyeuse malgré sa chaîne, Finette, beauté africaine, pétrie de grâce et de volupté, vengeait assez la classe des esclaves par l’animation piquante de sa nature.

Tout chez cette fille était souplesse, relief et séduction. De belles dents blanches encadrées de lèvres aussi pourpres que la grenade, lèvres fortes et bombées comme celles des mulâtresses, des contours fermes, nerveux, un regard abattu délicieusement ; ou ranimé tout d’un coup par je ne sais quel éclair illuminant sa prunelle, une taille d’Espagnole obtenue par elle seule et sans le secours de la basquine, une agacerie merveilleuse dans le tour de la coiffure, une jambe modelée comme celle d’une Vénus brune, et par-dessus tout un air de sève et de jeunesse imprimé à sa beauté, tout cela c’était Finette !

Finette ! c’est-à-dire une créature formée pour désespérer une créole qui l’eût rencontrée sur le chemin de son amour, pour soulever en elle tous les tourmens que la jalousie et la rivalité font naître ; Finette, fleur du désert pleine de vénusté sauvage, de gazouillement frais et infinis, s’ignorant elle-même, l’ingénue ! et cependant amoureuse sans le savoir, car Finette aimait Saint-Georges !

Elle l’aimait comme Suzanne aime Chérubin le page de la comédie. Chérubin le folâtre, Chérubin l’impétueux, Chérubin l’adolescent qui cherche la place de son cœur, n’est-ce pas, dites-nous, l’inévitable creuset dans lequel tout amour naissant doit prendre forme ? Mais qu’est-ce que Chérubin, cet enfant hardi, civilisé, conduit par la main jusqu’aux genoux des grandes dames, prés de ce sauvage de treize ans qui raconte timidement son âme à Finette ? La mulâtresse l’écouterait-elle longtemps avec la patience charmante de Suzanne si elle pouvait croire que ce fût à sa maîtresse qu’il songeât ? Cela est pourtant l’exacte vérité ; Finette n’est que confidente, confidente à son insu, car il n’y a personne à qui Saint-Georges dirait ce fatal amour !

Amour fatal en effet, amour désespéré que celui du jeune mulâtre ! Amour qui ne lui laisse pas même le temps de songer aux douces sympathies de Finette, à ses caresses, à son affection de sœur, qui se fait jour par mille côtés ! Amour qui lui est venu enfin comme un incendie qu’allume le vent, et qui dans cette âme vierge ouvrira la voie à tant de blessures nouvelles !

Reportez vos regards sur la vie du jeune mulâtre,

Finette est de sa couleur, et Mme de Langey est pour lui la femme d’un nouveau monde, une blanche, une adorable vision ! Elle se l’est attaché comme la sultane s’attache l’enfant du sérail, le muet vendu dans un marché. Tout le jour elle pose devant lui, elle rit, badine, et se fait porter à son bain jusque sous ses yeux. Il assiste à sa toilette, la voit se déganter après le bal ; en l’absence de Finette, il agite l’éventail sur son col nu. Quand elle monte à cheval, c’est lui qui place son pied dans l’étrier, c’est lui encore qui la couche dans son palanquin suivi de dix nègres. Exempte devant lui de toute délicatesse de pudeur ; — car il n’est qu’une chose, un marbre, — la créole agit comme s’il n’était pas là, elle ne s’entoure d’aucune précaution, d’aucun voile. Elle se livre à la fois à la vivacité, à la mutinerie, à l’indolence. Pourquoi réprimerait-elle les mouvemens divins de sa nature devant cet esclave ? Elle s’est vouée, depuis que son deuil est fini, à tous les périls amoureux de cette société nouvelle ; elle vit sans alarmes au cœur de la colonie, où règne une végétation de vices. M. de Boullogne doit l’y laisser encore un an. Les jeunes capitaines lui baisent la main, les vieillards murmurent des flatteries intéressées autour d’elle. Saint-Georges voit tout cela, ces regards, ces caresses, ces séductions. IL la voit avec sa candeur de jeune homme, avec ses sens de mulâtre. Son cœur bondit au-devant d’elle chaque fois qu’elle passe ; ne lui suffit-il pas qu’elle soit libre et lui esclave, pour mesurer déjà la distance avec ce coup d’œil téméraire qui n’appartient qu’aux âmes jeunes ? Elle-même, vous l’avez vu, attise ce feu. Elle ne s’inquiète ni de ce regard trop vif, ni de cet amour concentré comme la lave. La créole ne doit voir que ce qui est blanc ; le jaune ou le noir, voilà pour elle une couleur négative !

Aussi, que lui importent les pas inquiets d’un pareil amour, ses folies ardentes, sa fièvre ? Voit-elle le mulâtre prosterné le soir sur la natte que ses pantoufles ont touchée, baisant cette place et la rebaisant vingt fois, s’enivrant des émanations d’un voile oublié, d’une robe ou d’une mante suspendue ? il rit, il pleure, il prodigue aux meubles épars de sa chambre des caresses insensées. Le voit-elle, haletant des mille rêves de sa nuit, sortir le malin sous la première brise qui tombe des mornes pour aller rêver devant le bruissement des grandes eaux soulevées comme son âme ? Les raffales distinctes du vent qui gémit, ne sont-ce point ses soupirs ? l’écume de cette mer, n’est-ce point le bouillonnement de sa pensée ? L’image de cette femme le suit partout ; sous cette enveloppe de beauté peut-il soupçonner sa froide nature ? Hélas ! comme la forêt de lianes qui pend sur sa tête, il la croit peuplée de tendres et doux murmures, il ne la sait pas insensible ! Fasciné par son incroyable beauté, il la voit passer comme la reine de ses songes. La voilà à cheval, son voile vert flotte au vent, elle fend l’air balsamique de la plaine, elle côtoie la mer aux vagues phosphorescentes ! Oh ! si le pied du cheval pouvait glisser, si quelque reptile pouvait tout d’un coup surgir devant elle ! Avec quelle joie, quel amour, Saint-Georges ne se lèverait-il pas pour la défendre ?

Par un singulier hasard, le seul tableau qui ornât le salon de la marquise, c’était une toile de David Téniers représentant Saint-Georges le Martyr délivrant une princesse. La scène avait lieu près de Silène en Afrique. Saint-Georges, tribun des soldats, était revêtu dans ce tableau d’une longue cotte de mailles ; son pied droit posait sur la tête d’un dragon énorme dont les naseaux vomissaient la flamme. Un bois de lance brisé était fixé dans l’aile de l’animal ; dont l’œil menaçant regardait encore la princesse destinée à lui servir de pâture. La couleur toute flamande de ce tableau, son nerf, son éclat, avaient fait la plus grande impression sur le mulâtre. Dans son esprit, cette belle souveraine les cheveux nattés de perle, que son patron délivrait d’un si grand péril, c’était sa maîtresse, la noble marquise de Langey ! Souvent le jeune homme considérait ce tableau et lui envoyait des baisers en l’absence de celle dont il lui retraçait l’image ! Dorénavant toutes ses facultés ne tendaient qu’à un seul but, celui de vaincre la froideur de la marquise, d’enchaîner son attention. Cette fois, c’était un ravin qu’il faisait franchir à son cheval au risque de se tuer sur les bayaondes aiguës, un autre jour quelque buse effarée qu’il tirait en l’air, à côté de la berline, et qui venait s’abattre avec fracas dans ses roues. L’indifférence de Mme de Langey pour tous ces tours d’adresse, entrepris dans la seule idée de lui plaire, était visible ; elle regardait à peine, entourée comme elle l’était de discoureurs tendres et passionnés, de conteurs aimables, séduisans. La créole se penchait à peine hors de sa voiture pour donner un ordre ; encore était-ce rarement à Saint-Georges que ce bonheur venait à échoir ; en réalité il était nul, elle ne s’apercevait même pas qu’il l’accompagnât au milieu de ce cortège. Ce dédain résolu causait un mulâtre des tourmens inexprimables. Il eût donné sa vie pour obtenir un regard, un mot, un éloge ! Alors s’élevaient dans son âme de sombres et d’orageuses pensées ; une voix qu’il n’avait pas ouïe jusque-là lui disant qu’il valait mieux que tous ces hommes assidus près de la marquise, il relevait la tête avec fierté et se promettait son jour de vengeance…

Chaque soir, il ne craignait pas d’escalader les pitons les plus escarpés pour aller chercher ces petites plantes épanouies tendrement sous l’œil de Dieu et rafraîchies par les abondantes rosées. Il les mariait aux pervenches rouges, aux fleurs du caprier à longues siliques, de l’amélie, des jasmins du Cap au milieu desquels leurs aigrettes diaprées scintillaient délicatement.

Chaque soir aussi, depuis un certain temps, il déposait ces fleurs sous la moustiquaire de Mme de Langey…

La marquise, préoccupée du faste et des dépenses de M. le prince de Rohan, ne manquait pas de lui faire honneur de cette attention, en disant à sa mulâtresse :

— M. de Rohan est vraiment un homme unique ! La cour de Versailles a eu raison de nous l’envoyer, car c’est un grand diplomate ! Il ne me dit rien de son amour, conçois-tu ?

Puis après avoir respiré les fleurs, elle reprenait avec un demi-bâillement délicieux :

— Il faudra que je le fasse parler !