Aller au contenu

Le Chien du jardinier/Acte I

La bibliothèque libre.
Le Chien du jardinier
Traduction par Jean-Joseph-Stanislas-Albert Damas-Hinard.
Théâtre de Lope de VegaCharpentiertome 1 (p. 76-100).
Acte II  ►

JOURNÉE PREMIÈRE.



Scène I.

Le salon de la Comtesse.


Entrent THÉODORE et TRISTAN qui traversent le théâtre en fuyant.
Théodore.

Fuyons par ici, Tristan !

Tristan.

Quelle étrange disgrâce !

Théodore.

Pourvu qu’on ne nous ait pas reconnus ?

Tristan.

Hélas ! je crains qu’oui.

Ils sortent.


Entre la COMTESSE comme si elle les poursuivait.
La Comtesse.

Arrêtez, arrêtez, gentilhomme ! attendez, écoutez-moi !… Est-ce ainsi qu’on doit se conduire dans mon palais ? Écoutez donc, vous dis-je ! — Holà ! pas un domestique ici ?… Holà … personne ?… Cependant j’ai vu quelqu’un, ce n’est pas un songe. — Holà !… il paraît que tout le monde est déjà couché.


Entre FABIO.
Fabio

Votre seigneurie n’a-t-elle pas appelé ?

La Comtesse

Quel flegme ! il augmenterait encore mon dépit, ma colère. Courez donc, sot que vous êtes ! courez au plus vite, et voyez quel est l’homme qui vient de sortir du salon.

Fabio.

Du salon ?

La comtesse.

Marchez, et répondez en obéissant !

Fabio.

J’y cours.

La comtesse.

Sachez qui c’est. (Fabio sort.) Vit-on jamais pareille trahison ?


Entre OCTAVIO.
Octavio.

Bien que j’aie entendu votre voix, je ne pouvais croire que ce fût votre seigneurie qui appelât à une heure aussi avancée.

La comtesse.

Vous avez une tranquillité admirable !… Vous vous couchez de bonne heure, vous vous levez à votre aise, et puis vous courez tout doucement. Des hommes pénètrent dans ma maison et presque dans mon appartement, car je les ai entendus comme s’ils y étaient (je ne puis concevoir une telle insolence), et vous, en digne écuyer, tandis que je me désespère, vous m’écoutez froidement, bouche béante !

Octavio.

Comme j’avais l’honneur de le dire à votre seigneurie, je ne croyais pas que ce fût elle qui appelât à cette heure-ci.

La comtesse.

Retournez-vous-en ; on nous aura entendus… Et d’ailleurs vous pourriez prendre mal.

Octavio.

Mais, madame…


Entre FABIO.
Fabio.

Je n’ai rien vu de tel : il a fui comme un oiseau.

La comtesse.

Avez-vous reconnu ?

Fabio.

Quoi donc ?

La comtesse.

Le manteau brodé d’or qu’il portait.

Fabio.

Quand donc ? lorsqu’il descendait l’escalier ?

La comtesse.

En vérité ! les hommes de ma maison feraient d’excellentes duègnes !

Fabio.

Il a éteint la lampe en jetant dessus son chapeau, puis il a couru de plus belle : arrivé sous le portail, il a tiré son épée, et puis je ne l’ai plus vu.

La Comtesse.

Vous n’êtes qu’une poule mouillée.

Fabio.

Que vouliez-vous donc que je fisse ?

La Comtesse.

Il fallait n’avoir pas peur, — l’atteindre et le tuer.

Fabio.

Si c’eût été un homme comme il faut, on risquait de vous compromettre.

La Comtesse.

Un homme comme il faut qui serait venu ici la nuit !

Fabio.

N’y a-t-il donc personne à Naples qui vous aime ? Et un homme qui aspire à votre main ne doit-il pas chercher tous les moyens de vous voir ? N’y a-t-il pas mille seigneurs que le désir de s’unir à vous rend éperdus d’amour ? — Et, en effet, vous, madame, vous dites que vous lui avez vu un manteau brodé d’or, et Fabio l’a vu coiffer la lampe de son chapeau.

La Comtesse.

En effet, ce pourrait bien être quelque noble cavalier qui, par amour, aura cherché à séduire les gens de ma maison !… On aurait là, il faut l’avouer, une haute opinion de la fidélité de mes domestiques !… Mais je saurai qui c’est. Son chapeau était garni de plumes. Qu’on aille me le chercher : il doit être resté sur l’escalier.

Fabio.

Pourvu que je le retrouve !

La Comtesse.

Croyez-vous donc, imbécile, qu’on soit revenu le chercher ?

Fabio.

Permettez, madame, que j’emporte le flambeau.

Il sort.
La Comtesse.

Je saurai qui m’a ainsi trahie, et une fois les coupables connus, pas un ne restera chez moi.

Octavio.

Vous ferez bien, certes, puisqu’on a osé troubler votre repos. Mais bien que j’aie tort, surtout en ce moment, de toucher un sujet qui vous déplaît, je dois vous le dire, madame, c’est votre obstination à ne pas vous remarier qui cause toutes les folies que font ceux qui voudraient vous engager à vous déclarer en leur faveur.

La Comtesse.

Vous paraissez savoir quelque chose ?

Octavio.

Moi, madame ? je ne sais rien, si ce n’est que vous avez la réputation d’être aussi insensible que belle, et que beaucoup de gens auraient envie du comté de Belflor.


Entre FABIO.
Fabio.

Voici le chapeau que j’ai trouvé. Il ne valait pas la peine d’être ramassé.

La Comtesse.

Que portes-tu là ?

Fabio.

Ce que le galant a jeté sur la lampe.

La Comtesse.

Cela ?

Octavio.

Je n’ai rien vu de plus sale.

Fabio.

C’est bien celui-là pourtant.

La Comtesse.

C’est là ce que tu as trouvé ?

Fabio.

Voudrais-je donc tromper votre seigneurie ?

La Comtesse.

Voilà, ma foi, de belles plumes !

Fabio.

C’était quelque voleur, sans doute.

Octavio.

On doit être venu pour voler.

La Comtesse.

Vous me ferez perdre le sens.

Fabio.

Cependant, madame, il n’y a pas d’autre chapeau.

La Comtesse.

Je vous répète que c’était un chapeau tout garni de plumes et avec abondance. Et voilà ce que vous me présentez !

Fabio.

Comme on a jeté le chapeau sur la lampe, les plumes se seront brûlées. Icare ayant voulu s’approcher du soleil, il se brûla les plumes et tomba dans la mer. C’est la même histoire : Icare, c’est le chapeau ; le soleil, c’est la lampe ; et la mer, c’est l’escalier où les plumes brûlées ont disparu.

La Comtesse.

Je ne suis point d’humeur à plaisanter, Fabio, et cette aventure me donne beaucoup à réfléchir.

Octavio.

Nous avons du temps pour apprendre la vérité.

La Comtesse.

Du temps ! du temps ! — Vous êtes singulier, Octavio.

Octavio.

De grâce, madame, dormez maintenant, et demain tout s’éclaircira.

La Comtesse.

Non. Comme je suis Diane, comtesse de Belflor, je ne me coucherai pas que je ne sache ce qui en est. Qu’on appelle toutes mes femmes.

Fabio sort.
Octavio.

Quelle nuit vous allez passer !

La Comtesse.

Je pense bien au sommeil avec un semblable souci !… Un homme dans ma maison !

Octavio.

Il serait plus prudent, à mon avis, d’aller aux informations et de faire secrètement des recherches.

La Comtesse.

En vérité, Octavio, vous êtes d’une prudence incomparable, et dormir sur une pareille aventure serait le comble de la prudence !


Entrent FABIO, MARCELLE, DOROTHÉE et ANARDA.
Fabio.

Vos autres femmes sont toutes couchées : je ne vous ai amené que vos femmes de chambre, qui seules peuvent vous donner quelques renseignements, car elles sont les seules qui aient pu entendre quelque chose.

Anarda, à part.

La nuit sera orageuse. (Haut.) Votre seigneurie désire-t-elle rester seule avec nous ?

La Comtesse.

Oui, sortez tous les deux.

Fabio, à Octavio.

Le bel interrogatoire !

Octavio, à Fabio.

Elle est folle.

Fabio, à Octavio.

Elle me soupçonne, je crois.

Octavio et Fabio sortent.
La Comtesse.

Approche, Dorothée.

Dorothée.

Me voici à vos ordres.

La Comtesse.

Dis-moi, quels sont les cavaliers qui ont l’habitude de rôder dans cette rue ?

Dorothée.

Le marquis Ricardo, madame, et parfois aussi le comte Paris.

La Comtesse.

Réponds franchement à ce que je vais te demander. Je t’y engage pour ton bien.

Dorothée.

Je n’ai rien à vous cacher.

La Comtesse.

À qui les as-tu vus parler ?

Dorothée.

Je serais sur un bûcher que je ne pourrais dire qu’une chose, c’est que, hormis à vous, je ne les ai vus parler à personne de la maison.

La Comtesse.

On ne t’a jamais remis de lettre ? Jamais page n’a pénétré ici ?

Dorothée.

Jamais, madame.

La Comtesse.

Retire-toi de ce côté.

Marcelle, à Anarda.

C’est une inquisition.

Anarda, à Marcelle.

Il n’y aurait plus qu’à nous appliquer à la torture.

La Comtesse.

Écoute, Anarda.

Anarda.

Que désirez-vous ?

La Comtesse.

Quel est l’homme qui est sorti ?

Anarda.

Un homme !

La Comtesse.

Oui, un homme vient de sortir de ce salon. Va, je connais tes manœuvres… Qui l’a amené ici ? Quelle est celle de vous qui s’entend avec lui ?

Anarda.

Ne croyez pas, madame, qu’aucune de nous eût une telle audace. Pouvez-vous penser qu’une de vos femmes se permît d’introduire un homme dans votre appartement, et pût se rendre coupable envers vous d’une telle trahison ? Non, madame, ce sera autre chose.

La Comtesse.

Écoute ; éloignons-nous davantage. — À moins que tu n’aies voulu détourner mes soupçons, tu me donnes une idée… c’est que ce serait pour quelqu’une de mes femmes que cet homme aurait osé pénétrer chez moi.

Anarda.

Mon Dieu ! madame, en vous voyant aussi irritée, et si justement, je ne puis m’empêcher de vous dire toute la vérité, bien que je manque par là à l’amitié que j’ai pour Marcelle. Elle aime quelqu’un et en est aimée. Mais qui est ce quelqu’un ? voilà ce que j’ignore.

La Comtesse.

Tu as tort de me le cacher. Puisque tu avoues le plus important, pourquoi me taire le reste ?

Anarda.

Je suis femme, et, en cette qualité, je ne me laisserais pas presser beaucoup pour un secret qui n’est pas le mien. Qu’il vous suffise de savoir que ce cavalier est venu pour Marcelle ; que cela ne doit pas vous inquiéter, et qu’il n’y a rien qui puisse compromettre l’honneur de la maison. Cette liaison ne fait que de commencer.

La Comtesse.

Quelle audace ! et quelle réputation vais-je avoir !… Entrer ainsi dans la maison d’une personne qui n’est pas mariée ! Ah ! la malheureuse ! par la mémoire du comte, mon seigneur…

Anarda.

Modérez-vous, madame, et permettez-moi un seul mot. L’homme qui vient voir Marcelle n’est pas étranger à la maison, et il peut venir lui parler sans risquer de vous compromettre

La Comtesse.

C’est donc un homme à moi ?

Anarda.

Oui, madame.

La Comtesse.

Et qui ?

Anarda.

Théodore.

La Comtesse.

Mon secrétaire !

Anarda.

Je sais seulement qu’ils se sont parlé. J’ignore le reste.

La Comtesse.

Éloigne-toi !

Anarda.

Montrez ici votre prudence.

La Comtesse.

Assurée qu’on ne venait pas pour moi, je suis plus tranquille. — Marcelle !

Marcelle.

Madame ?

La Comtesse.

Écoute.

Marcelle.

Que désirez-vous ? (À part.) Je tremble.

La Comtesse.

Est-ce bien toi, Marcelle, toi à qui je confiais toutes mes pensées, tous mes sentiments ?

Marcelle.

Qu’a-t-on pu vous dire de moi ? Est-ce que l’on m’accuse d’avoir manqué à la fidélité que je vous dois ?

La Comtesse.

Toi de la fidélité !

Marcelle.

En quoi vous ai-je offensée ?

La Comtesse.

Et n’est-ce pas la plus grave des offenses que de recevoir dans ma maison, dans mon appartement, un homme qui vient te parler ?

Marcelle.

Mon Dieu ! madame, c’est que Théodore est si fort épris, que, partout où il me rencontre, il me fait mille et mille déclarations.

La Comtesse.

Mille et mille déclarations !… Il vous faut remercier le ciel, ma charmante ; l’année est bonne !

Marcelle.

Je veux dire, madame, qu’aussitôt qu’il me voit, — soit qu’il entre, soit qu’il sorte, sa bouche me révèle à l’instant tous les sentiments de son cœur.

La Comtesse.

Sa bouche révèle ses sentiments !… Et que vous dit-il ?

Marcelle.

Il me serait difficile de m’en souvenir.

La Comtesse.

Il le faut pourtant.

Marcelle.

Eh bien ! tantôt il me dit : « Ces beaux yeux me font mourir ! » tantôt : « C’est par ces beaux yeux que je vis ; toute la nuit dernière j’ai pensé à vous ; je voyais votre beauté, et je n’ai pu dormir. » Une autre fois il m’a demandé un seul de mes cheveux, me disant qu’il aurait seul la puissance de l’enchaîner à jamais. Mais pourquoi vous conté-je tous ces enfantillages ?

La Comtesse.

Il paraît toujours que vous prenez quelque plaisir à les entendre.

Marcelle.

Mais oui, je l’avoue ; car Théodore, j’en suis sûre, n’a que des vues honnêtes, il ne peut penser qu’au mariage, et dès lors…

La Comtesse.

Sans doute ; l’amour peut s’avouer quand il a pour but un mariage. Voulez-vous que j’arrange cela ?

Marcelle.

Oh ! madame, je serais trop heureuse ! Tenez, vous êtes si bonne, si généreuse, que je vous dirai tout franchement : je l’aime… je l’aime de toute mon âme. Il est si aimable et se conduit si bien ! il n’y a pas dans tout Naples un jeune homme qui puisse lui être comparé.

La Comtesse.

Je connais son mérite et suis contente de lui.

Marcelle.

Ah ! madame, il y a bien de la différence entre les lettres de cérémonie qu’il écrit pour une autre et ses conversations familières. Si vous saviez combien il est tendre et passionné, combien il y a de grâce et d’éloquence dans son amour !

La Comtesse.

Marcelle, je suis décidée à vous marier, et je le ferai aussitôt que je le jugerai convenable. Mais je dois aussi quelque chose à moi-même, au nom que je porte, et je ne puis permettre que ces entretiens continuent, surtout d’une manière ostensible. Puisque vos compagnes connaissent cette liaison, je dois avoir l’air, au moins, de m’y opposer, et je vous recommande la plus grande discrétion dans vos amours. Quand l’occasion sera venue, je vous serai utile à tous deux… Théodore a été élevé dans la maison, et j’ai pour lui une véritable estime ; quant à vous, Marcelle, j’ai pour vous, vous le savez, le plus sincère attachement, et je n’oublie pas que vous appartenez à ma famille.

Marcelle.

Je vous rends mille grâces.

La Comtesse.

Retirez-vous.

Marcelle.

Ma reconnaissance sera éternelle.

La Comtesse.

Qu’on me laisse seule.

Anarda, à Marcelle.

Qu’y a-t-il eu ?

Marcelle, à Anarda.

De ennuis qui heureusement ont bien tourné.

Anarda.

Est-ce qu’elle sait tout ?

Marcelle.

Oui, et elle approuve mon amour.

Elles saluent et sortent.
La Comtesse.

Mille fois j’ai remarqué la figure, la grâce et l’esprit de Théodore ; et sans la distance que la naissance a mise entre nous, j’aurais aimé ses talents et son mérite. — L’amour donne des lois à toute la nature ; mais mon honneur passe avant tout ; je respecte ce que je suis, et avoir de telles pensées est à mes yeux une honte. — La jalousie, je le sais, me restera ; et en effet, si l’on peut envier le bonheur d’une autre, je n’ai que trop de quoi m’affliger. Ô Théodore ! que ne peux-tu t’élever pour t’égaler à moi, ou que ne puis-je m’abaisser pour devenir ton égale !

Elle sort.



Scène II.

Un autre salon.


Entrent THÉODORE et TRISTAN.
Théodore.

Il m’a été impossible de reposer.

Tristan.

Je le comprends bien ; car vous êtes perdu si l’on découvre ce que c’est. Je vous disais bien, moi, qu’il était temps de vous retirer ; mais vous n’avez pas voulu m’écouter.

Théodore.

Il est si difficile de résister à l’amour !

Tristan.

Vous allez toujours sans regarder.

Théodore.

C’est ainsi qu’on réussit.

Tristan.

Il vaudrait mieux, avant de faire un pas, bien sonder le terrain.

Théodore.

Est-ce que la comtesse m’aura reconnu ?

Tristan.

Oui et non. Elle n’aura pas su qui vous étiez, mais peut-être le soupçonne-t-elle.

Théodore.

Lorsque Fabio s’est mis à ma poursuite dans l’escalier, j’ai failli lui passer mon épée à travers le corps.

Tristan.

Avez-vous vu comme j’ai lestement éteint la lampe avec mon chapeau !

Théodore.

L’obscurité l’a arrêté à propos. S’il avait voulu passer plus avant, je l’en aurais empêché.

Tristan.

Je dis en courant à la lampe : « Tu diras que nous sommes des étrangers. » Elle me répondit : « Tu en as menti. » Sur quoi, furieux, je lui ai jeté mon chapeau à la figure !

Théodore.

Ce jour va décider de ma vie.

Tristan.

Vous autres amoureux vous dites toujours cela, même alors que votre existence n’est pas du tout en jeu.

Théodore.

Eh ! mon cher Tristan, que veux-tu que je fasse dans une pareille situation ?

Tristan.

Cesser d’aimer Marcelle. Car si la comtesse venait à savoir ce qui se passe dans sa maison, elle ne le souffrirait jamais, et alors, malgré tout votre esprit, adieu votre place !

Théodore.

Cela est aisé à dire : l’oublier !

Tristan.

Je vais vous enseigner le moyen de guérir de cet amour.

Théodore.

Tu vas me dire des folies.

Tristan.

Il faut de l’art en tout, et je vous prie de m’écouter. — D’abord il vous faut prendre la ferme résolution d’oublier, en vous promettant de ne jamais plus retourner vers votre belle ; car pour peu qu’il reste au fond du cœur le plus léger espoir, il n’y a pas moyen de perdre le souvenir : là où reste l’espoir, le changement n’est pas possible. — Pourquoi pensez-vous qu’il soit quelquefois si malaisé à un homme d’oublier une femme ? c’est que l’idée d’un retour prochain entretient à son insu son amour. Prenez une résolution vigoureuse, et aussitôt l’imagination perd son empire. N’avez-vous pas vu, pour une horloge, quand la corde est à bout, que les roues et les aiguilles aussitôt s’arrêtent ? Eh bien, il en est de même en amour quand on est à bout d’espérance.

Théodore.

Est-ce que ma mémoire ne viendra pas renouveler sans cesse ma douleur, en me rappelant les biens dont je me serai privé ?

Tristan.

La mémoire, il est vrai, est un ennemi qui ne nous lâche pas aisément, comme a dit je ne sais plus quel poète ; mais, pour le vaincre, c’est un grand point de s’être débarrassé de l’imagination.

Théodore.

Et comment ?

Tristan.

En pensant aux défauts et en laissant de côté les grâces de votre maîtresse ; au rebours des amoureux, qui ne voient pas les défauts et ne sont occupés que des beautés de leur dame. Ne vous la représentez pas paraissant au balcon, ornée de tous ses atours, la taille bien serrée à la ceinture, et montée sur d’élégants patins[1]. Tout cela c’est une beauté artificielle. Rappelez-vous ce mot d’un sage : l’art des marchands est la moitié de la beauté. Savez-vous comme il faut vous figurer votre maîtresse ? comme un pauvre flagellant que l’on mène chez le chirurgien pour panser ses plaies, et non bien attifée et galante. Je vous le répète, ne pensez qu’aux défauts, c’est le grand remède. À table vous n’avez qu’à vous souvenir d’un objet qui a excité votre dégoût, et aussitôt votre appétit s’en va pour quinze jours ; eh bien ! que votre mémoire vous tienne toujours présentes les imperfections de Marcelle, et votre amour s’en ira de même.

Théodore.

Voilà, Tristan, un bien grossier remède, et bien digne d’un charlatan comme toi. Comment pourrais je me faire jamais une pareille idée des femmes ? Une femme ! mais c’est tout ce qu’il y a de plus charmant sur la terre ; c’est l’éclat, la pureté du cristal.

Tristan.

Et aussi, monseigneur, — sa fragilité. Vous ne pouviez pas trouver de meilleure comparaison. Quoiqu’il en soit je ne saurais vous indiquer un moyen de guérison qui fût plus sûr à mes yeux, car je l’ai employé et il m’a réussi. Tel que vous me voyez, j’ai aimé jadis la plus horrible des traîtresses, elle frisait la cinquantaine, et parmi tous ses charmes, elle avait une telle corpulence que tous les dossiers du greffe du tribunal auraient tenu à l’aise dans sa vaste personne. Mieux que cela ! les Grecs s’y seraient trouvés plus au large que dans le cheval de Troie. Vous avez sans doute entendu parler de ce noyer qui contenait dans la cavité de son tronc un tisserand, sa femme et leur famille, enfants, neveux, petits-enfants, etc., etc. eh bien ! c’est là l’image de ma dame… N’étant pas content d’elle, et voulant l’oublier, je n’en pus venir à bout : ma perfide mémoire me rappelait toujours la fleur de l’oranger, le lys, le jasmin, que sais-je ! Mais je lui jouai un bon tour ; en homme d’esprit, je m’appliquai à me figurer constamment les objets qui lui ressemblaient davantage : les paniers de fruitières, les vieilles malles, les porte-manteaux des messagers ; si bien que mon amour et mes espérances se changèrent en dédain, et que bientôt il ne me resta rien de ma maîtresse dans l’esprit, toute volumineuse qu’elle était.

Théodore.

Il n’y a point de défauts en Marcelle, et je ne réussirai jamais à l’oublier.

Tristan.

Eh bien ! poursuivez votre folle entreprise, et n’accusez que vous de tout ce qui arrivera.

Théodore.

Elle a tant de grâces ! que puis-je faire ?

Tristan.

Y penser si bien que vous perdiez les bonnes grâces de la comtesse[2].


Entre LA COMTESSE.
La Comtesse.

Théodore !

Théodore.

C’est elle-même.

La Comtesse.

Écoutez, je vous prie.

Théodore.

Vous n’avez qu’à ordonner, madame.

Tristan, à part.

Si elle vient à savoir la vérité, nous sommes trois qui décampons en même temps.

La Comtesse.

Une de mes amies qui ne s’en rapporte pas à elle-même m’a priée d’écrire pour elle ce billet. Forcée par l’amitié à lui complaire, mais n’entendant rien aux choses d’amour, je vous l’apporte, persuadée que vous vous en tirerez mieux que moi. Prenez et lisez.

Théodore.

Qui ! moi, madame, refaire un billet que vous avez écrit !… ma prétention ne va pas jusque-là. Je n’ai pas besoin de le voir ; envoyezle tel qu’il est.

La Comtesse.

Lisez, lisez.

Théodore.

Je suis étonné de cette défiance de vous-même. Mais je lirai, madame, pour apprendre un style que je ne connais pas, étant tout à fait étranger à l’amour.

La Comtesse.

Vraiment ! vous n’avez jamais aimé ?

Théodore.

Non, madame, la connaissance de mes défauts m’a retenu. Je n’ai aucune confiance en moi.

La Comtesse.

C’est pour cela sans doute que vous évitez de vous laisser voir, enveloppé jusqu’aux yeux dans votre manteau.

Théodore.

Moi, madame, quand donc ? en quel lieu ?

La Comtesse.

C’est quelqu’un qui étant sorti par hasard cette nuit, vous a rencontré, également par hasard, ainsi équipé.

Théodore.

Selon notre habitude, nous plaisantions avec Fabio.

La Comtesse.

Lisez, lisez.

Théodore.

Il y a peut-être, madame, des gens dont j’excite l’envie.

La Comtesse.

Ou la jalousie. Lisez, lisez.

Théodore.

Je vais admirer. (Lisant.) « Aimer parce qu’on voit aimer, c’est de l’envie, et ressentir de la jalousie avant que d’aimer est une ruse merveilleuse de l’amour, à laquelle on n’a pas cru jusqu’à présent. De la jalousie est né mon amour ; je souffre de ce qu’étant la plus belle, je n’ai pas pu obtenir cette tendresse que j’envie à une autre plus heureuse. J’ai de la défiance sans motif et de la jalousie sans amour, bien que ma souffrance me dise que je dois aimer puisque je désire qu’on m’aime. Je ne cède ni ne me défends, je veux me taire et être comprise ; et m’entende qui pourra, car je ne m’entends moi-même que trop bien. »

La Comtesse.

Eh bien ? qu’en dites-vous ?

Théodore.

Puisque telle a été la pensée de l’écrivain, il était impossible qu’elle fût mieux exprimée ; mais je ne conçois pas, je l’avoue, comment l’amour peut naître de la jalousie, car c’est toujours la jalousie qui, au contraire, naît de l’amour.

La Comtesse.

Cette dame, à ce que je soupçonne, voyait ce jeune homme avec plaisir, mais sans attachement ; et le voyant occupé d’une autre personne, la jalousie a réveillé l’amour dans son cœur et excité sa tendresse. Cela ne peut-il pas être ainsi ?

Théodore.

Sans doute, madame ; mais cette jalousie a eu elle-même un motif, et ce motif ç’a été probablement l’amour.

La Comtesse.

Je l’ignore. Tout ce que m’a dit cette dame, c’est qu’elle n’avait jamais éprouvé pour ce cavalier d’autre sentiment qu’une pure bienveillance, et qu’aussitôt qu’elle l’a vu épris d’une autre, mille désirs indiscrets ont assailli son cœur, et l’ont forcée de renoncer à l’indifférence dans laquelle elle voulait vivre.

Théodore.

Le billet que vous avez écrit est parfait, et je ne ferais jamais aussi bien.

La Comtesse.

Essayez d’y répondre sur le même ton.

Théodore.

Je n’ose le tenter.

La Comtesse.

Je vous en prie.

Théodore.

Vous voulez absolument mettre mon ignorance à l’épreuve ?

La Comtesse.

Je vous attends ; revenez au plus tôt.

La Comtesse.

Puisque vous l’exigez, je vais vous obéir.

Il salue et sort.
La Comtesse.

Approche, Tristan.

Tristan.

Je me rends à vos ordres, non sans quelque honte pour mon habit qui s’en va un peu à la déroute, ce qui tient à l’état de gêne dans lequel se trouve mon maître depuis quelque temps. Je lui ai vainement représenté que la livrée du laquais doit être son plus bel ornement, qu’il doit y déployer sa magnificence, que c’est là que doit éclater sa grandeur, parce que c’est d’après cela qu’on le jugera. Il ne peut pas faire, sans doute, davantage.

La Comtesse.

Est-ce qu’il joue ?

Tristan.

Plût au ciel ! car un joueur a toujours quelque moyen de se procurer de l’argent. Autrefois les rois apprenaient un métier afin que si par hasard, soit à la guerre, soit autrement, ils venaient à perdre leur couronne, ils eussent de quoi vivre. À présent, heureux ceux qui dans leur enfance ont appris à jouer ! voilà un art noble qui vous sustente son homme sans lui donner beaucoup de peine ! Un grand peintre a mis tout son génie à un tableau, un sot arrive et ne l’estime pas dix écus ; tandis qu’un joueur n’a qu’à dire je tiens, pour gagner cent pour cent.

La Comtesse.

Ainsi Théodore ne joue pas ?

Tristan.

Il est trop timide pour cela.

La Comtesse.

Alors il a donc quelque amour ?

Tristan.

Lui, madame, de l’amour ? C’est un glaçon.

La Comtesse.

Cependant un jeune homme de sa tournure, aimable, spirituel et maître de sa personne, doit avoir quelque honnête inclination ?

Tristan.

Que vous dirai-je ? il m’a chargé de son cheval, je ne me mêle pas de ses galanteries ni de ses billets doux. Tout le jour il est employé à votre service ; voilà, je crois, sa seule occupation.

La Comtesse.

Ne sort-il jamais la nuit ?

Tristan.

Je n’en sais rien, je ne l’accompagne pas, ma santé s’y oppose.

La Comtesse.

Qu’as tu-donc ?

Tristan.

Je vous répondrai comme les mal mariées lorsqu’on leur demande d’où leur viennent les meurtrissures qu’elles ont au visage, et qu’elles ont reçues d’un jaloux brutal : je suis tombé dans un escalier.

La Comtesse.

Tu as roulé ?

Tristan.

J’ai dégringolé du haut en bas ; mes côtes ont compté toutes les marches.

La Comtesse.

C’est ta faute, Tristan ; pourquoi éteignais-tu la lampe avec ton chapeau ?

Tristan, à part.

Vive Dieu ! je suis perdu, elle sait tout.

La Comtesse.

Tu ne me réponds pas ?

Tristan.

Je cherchais à me rappeler l’époque. — Eh ! tenez, c’était hier au soir… Il y avait des chauves-souris qui voltigeaient, moi je leur donnai la chasse avec mon chapeau, et l’une d’elles s’étant approchée de la lampe, moi, avec mon chapeau, j’ai donné en plein ; et les deux pieds me manquant à la fois, j’ai descendu en roulant toutes les marches.

La Comtesse.

Tout cela est fort bien imaginé. Mais à ce propos je t’apprendrai que j’ai vu dans un livre de secrets qu’on recommandait le sang de chauve-souris pour toute sorte de remèdes, et tu aurais dû faire saigner celle-là[3].

Tristan, à part.

Nous voilà dans de beaux draps ! Heureux si j’en suis quitte pour les galères !

La Comtesse, à part.

Quel ennui ! quel dépit !


Entre FABIO.
Fabio.

Le marquis Ricardo vient d’arriver.

La Comtesse.

Préparez vite des sièges.


Entrent LE MARQUIS RICARDO et CÉLIO.
Ricardo.

Amené près de vous, belle Diane, par une inquiétude continuelle et par un vif désir qui m’a fait surmonter tous les obstacles, je viens vous offrir mes hommages et solliciter moi-même en ma faveur ; bien que je puisse être accusé d’une excessive ambition par quelqu’un de mes rivaux qui, lui-même, aura plus de vanité que d’amour. — Je ne vous demande pas comment vous vous portez ; je vous vois belle et charmante, et chez vous, mesdames, le mot beauté est synonyme de santé ; je n’aurai donc pas la maladresse de vous adresser aucune question à cet égard. Au contraire, c’est sur mon propre compte que je veux vous interroger, et je vous prierai de me dire en quel état je suis.

La Comtesse.

Pour ce qui me concerne, je vous remercie de vos compliments, qui sont beaucoup trop flatteurs. Quant à ce que vous me demandez de vous, marquis, nous ne sommes pas dans des termes tels que je puisse vous répondre.

Ricardo.

L’honnêteté de ma passion devrait cependant vous engager à m’accorder cette faveur. — Vos parents approuvent mes prétentions, et votre consentement, après lequel je soupire, manque seul à notre union. Si au lieu des domaines dont je viens d’hériter, j’avais en mon pouvoir toute la terre du couchant à l’aurore, si j’étais maître de tout l’or qu’elle renferme dans ses entrailles, et que je possédasse en outre toutes les perles et tous les diamants, je regarderais comme un bonheur de mettre tout cela à vos pieds avec mon hommage. Il y a plus encore : pour vous plaire, sur un signe de vous, j’irais sans hésiter jusqu’aux extrémités de ce globe, jusqu’aux dernières limites qu’ait atteintes l’audace humaine.

La Comtesse.

Je vous le répète, marquis, je suis flattée de vos sentiments, et je penserai à votre projet. Seulement, vous le savez, je ne voudrais pas fâcher mon cousin, le comte Frédéric.

Ricardo.

Je sais quelle est son adresse, et de ce côté-là je reconnais sa supériorité. Mais j’espère en vous et en votre justice pour imposer silence à ses prétentions.


Entre THÉODORE.
Théodore.

Vos ordres sont exécutés, madame.

Ricardo.

Si vous êtes occupée, je ne veux point vous dérober votre temps.

La Comtesse.

Ce n’est rien d’essentiel ; j’avais à écrire… à Rome.

Ricardo.

Rien n’est plus indiscret ni plus odieux qu’une longue visite un jour de courrier.

La Comtesse.

Vous êtes d’une discrétion admirable.

Ricardo.

Je désire vous plaire. (Bas, à Célio.) Eh bien ! que t’en semble ?

Célio.

Je voudrais qu’un amour tel que le vôtre fût déjà récompensé comme il le mérite.

Ils sortent.
La Comtesse.

Eh bien ! avez-vous fait cela ?

Théodore.

Tant bien que mal. Mais j’ai voulu vous montrer mon obéissance.

La Comtesse.

Voyons.

Théodore.

Lisez.

La Comtesse, lisant.

« Aimer parce qu’on voit aimer ne serait qu’envie, si déjà l’on n’aimait avant d’avoir vu aimer ; car celle qui avant d’aimer ne serait pas disposée à l’amour, n’aimerait pas par cela seul qu’elle verrait aimer. — L’amour qui voit au pouvoir d’autrui ce qu’il désire, se trahit aisément, car de même que dans une vive émotion les couleurs montent au visage, de même un sentiment violent se place malgré nous sur nos lèvres. Je n’en dis pas davantage et me défends d’être heureux ; car si je me trompais, ce serait offenser la grandeur du sein de la bassesse. Je ne parle que de ce que je comprends, et je ne veux point entendre ce que je ne mérite pas, de peur de donner à entendre que je crois le mériter. »

La Comtesse.

Vous avez fort bien gardé les convenances.

Théodore.

Vous vous moquez.

La Comtesse.

Plût au ciel !

Théodore.

Que dites-vous ?

La Comtesse.

Que votre billet, Théodore, est le meilleur.

Théodore.

Je devrais m’en affliger, car plus d’un grand s’est offensé de ce qu’un de ses serviteurs en savait plus que lui. On raconte d’un certain roi qu’il dit un jour à un de ses favoris : « J’ai à faire une dépêche assez difficile, et je ne suis pas content de mon projet ; écrivez-en un autre, et je choisirai. » Le seigneur fit donc un autre projet, et ce fut le meilleur. Voyant que le roi le préférait, il rentra chez lui et dit à l’aîné de ses trois fils : « Quittons sans retard le royaume, car je cours les plus grands dangers. » Le jeune homme lui en demanda la cause. « C’est que, répondit le père, le roi s’est aperçu que j’en sais plus que lui. » Je ne voudrais pas, madame, qu’un pareil malheur me fût arrivé.

La Comtesse.

Rassurez-vous, Théodore ; si je préfère votre écrit, c’est qu’il rend exactement mon idée. Autrement ne croyez pas, malgré cette approbation de vos talents, que je me défie pour cela des miens. Non pas, j’y ai confiance, quoique femme sujette à l’erreur, et parfois assez peu raisonnable, comme on ne le voit que trop. Au reste, vous craignez, dites-vous, que votre bassesse n’offense la grandeur. Vous avez tort ; il n’en est pas ainsi en amour ; et l’on n’est jamais blessé de ce qu’un inférieur vous aime. Une seule chose peut offenser, c’est l’indifférence.

Théodore.

C’est, en effet, ce que nous dit la nature. Mais on nous enseigne pourtant que Phaéthon et Icare furent précipités, le premier sur une montagne escarpée, le second dans les profondeurs des mers, pour avoir eu la prétention de trop s’approcher du soleil.

La Comtesse.

Le soleil n’eût pas agi de la sorte, si le soleil eût été femme. Si jamais vous rendez des soins à une personne d’un rang élevé, ne désespérez de rien, car pour se faire aimer il ne faut que de la constance, et nos cœurs ne sont pas de pierre. J’emporte ce billet ; je veux le relire à loisir.

Théodore.

Il est plein de fautes.

La Comtesse.

Je n’y en trouve point.

Théodore.

Vous voulez récompenser ma bonne volonté. J’ai là le vôtre.

La Comtesse.

Eh bien, gardez-le. Mais non, il vaudrait mieux le déchirer.

Théodore.

Le déchirer ?

La Comtesse.

Mon Dieu ! oui. La perte ne serait pas grande, et l’on perd quelquefois des choses de plus de valeur.

Elle sort.
Théodore.

Elle est partie !… Qui eût jamais cru qu’une femme si noble et si sage osât donner aussi brusquement à connaître son amour ? Mais il peut se faire aussi que je m’abuse… Cependant je ne me rappelle pas qu’elle m’ait jamais dit : « La perte ne serait pas grande, et l’on perd quelquefois des choses de plus de valeur. » Mais à quoi m’arrêté-je ? tout cela, ce sont discours et badinages de femme… Eh non !… la comtesse est si raisonnable, si sage, que rien ne serait plus contraire à son caractère sérieux que des plaisanteries de ce genre… Les plus grands seigneurs de Naples lui font la cour : et moi, qui suis engagé ailleurs, me voilà dans la position la plus délicate. — Peut-être a-t-elle su que j’aimais Marcelle, et sachant mon secret, elle aura voulu se moquer de moi. — Mais non, ce n’est pas cela, et le visage ne rougit pas ainsi quand on s’amuse ; et puis, j’en reviens toujours à ce point, elle n’aurait pas dit que l’on perd quelquefois des choses de plus de valeur. Comme la rose se colore et s’entr’ouvre aux pleurs de l’aurore, ainsi animée des plus brillantes couleurs et du plus vif incarnat, elle fixait sur moi ses regards… Ce que je vois, ce que j’entends, ou je suis le jouet d’une vaine illusion, ou bien cela n’est pas assez s’il y a là un sentiment sérieux, et cela est trop si ce n’est qu’un badinage. — Mais, ô ma pensée, ne va pas t’égarer en courant après la grandeur… Je pourrais dire, après la beauté. Car Diane est charmante, et son esprit égale sa beauté.


Entre MARCELLE.
Marcelle.

Puis-je vous parler un moment ?

Théodore.

L’occasion est favorable ; et, d’ailleurs, pour vous, Marcelle, la mort ne m’effrayerait pas.

Marcelle.

Et moi, pour vous voir et vous parler, j’exposerais mille fois ma vie. J’ai attendu le jour avec l’impatience de la tourterelle laissée seule dans son nid, et lorsque j’ai vu l’aurore qui annonçait le lever du soleil, je me suis dit : « Moi aussi je vais voir le soleil de mon cœur. » Il s’est passé depuis hier au soir bien des choses. La comtesse n’a point voulu se retirer qu’elle n’eût éclairci ses soupçons, et mes compagnes, qui enviaient mon bonheur, lui ont perfidement révélé mon secret ; car il n’y a point d’amitié véritable, il n’y a que des semblants d’amitié entre personnes qui servent dans la même maison. Enfin, elle sait tout ; mais j’espère, Théodore, que ce sera pour notre bien. Je lui ai dit combien vos intentions étaient pures, et que vous désiriez ma main ; j’ai fait plus, je lui ai dit mon amour pour vous ; je lui ai peint vos qualités, vos agréments, votre esprit ; et alors je l’ai vue toute émue en ma faveur ; elle m’a assurée qu’elle approuvait mes sentiments, et m’a donné sa parole de nous marier bientôt. Et moi, folle, qui pensais qu’elle allait se fâcher, nous chasser tous deux, et punir mes compagnes ! Son sang aussi généreux qu’illustre l’a mieux inspirée ; et avec son esprit, vraiment parfait, elle a reconnu sans peine que vous méritiez bien un tel amour. Le proverbe a bien raison : Heureux, heureux qui sert bon maître[4] !

Théodore.

Quoi ! elle a promis de nous marier ?

Marcelle.

Il n’y a rien là d’étonnant. Comme vous savez, je suis un peu sa parente.

Théodore, à part.

Allons ! je m’abusais. Ce n’est point d’elle que parlait la comtesse, et je suis honteux d’avoir pu penser qu’elle m’aimât.

Marcelle.

Que dites-vous là tout seul ?

Théodore.

La comtesse m’a parlé à moi aussi. Mais elle ne m’a point donné à connaître qu’elle sût notre secret et mon aventure d’hier au soir.

Marcelle.

Elle a bien fait, pour n’être pas obligée de nous punir autrement que par le mariage. C’est le châtiment le plus doux pour deux cœurs qui s’aiment bien.

Théodore.

Et si la comtesse croyait l’honneur de sa maison compromis, ce serait encore ce qu’elle aurait de mieux à faire.

Marcelle.

Vous y consentiriez ?

Théodore.

Que puis-je souhaiter plus vivement ?

Marcelle.

Vous me le promettez ?

Théodore.

Viens sur mon cœur. Viens vite. Dans les choses d’amour il n’y a pas de signature meilleure qu’un tendre embrassement.


Entre LA COMTESSE.
La Comtesse.

À merveille ! je suis charmée de voir l’heureux effet de mes conseils ! ne vous dérangez pas.

Théodore.

Je disais, madame, à Marcelle combien j’avais eu de chagrin en sortant hier au soir de votre appartement, — dans la crainte que vous ne vissiez avec déplaisir que j’aspirais à sa main, et que vous ne fussiez offensée de ma prétention. J’ai pensé en mourir. Et comme elle m’a répondu qu’avec votre bienveillance habituelle vous consentiez à ce mariage, dans ma joie je l’ai embrassée. Si je voulais tromper votre seigneurie, je ne serais pas embarrassé pour trouver d’autres détours ; mais j’ai toujours pensé qu’avec une personne d’un esprit aussi distingué, ce qu’il y a de mieux, c’est de dire la vérité.

La Comtesse.

Théodore, vous méritez d’être puni pour avoir manqué au respect que vous devez à ma maison, et la générosité dont j’ai usé à votre égard ne vous commandait que plus de ménagements. Lorsque l’amour passe certaines bornes, rien ne le justifie. Jusques à votre mariage avec Marcelle, il sera plus convenable qu’elle soit enfermée ; car je craindrais que mes autres femmes ne vinssent à vous voir ensemble, et qu’elles ne suivissent un tel exemple. {Appelant.) Dorothée ! Dorothée !

Dorothée.

Madame ?

La Comtesse.

Prenez cette clef… c’est celle de ma chambre… et enfermez-y Marcelle. J’ai à l’y faire travailler. N’allez pas croire que je sois fâchée contre elle.

Dorothée.

Qu’est-ce donc, Marcelle ?

Marcelle.

La puissance de l’amour et d’une étoile ennemie. Elle m’enferme à cause de Théodore.

Dorothée.

Ce palais n’est pas une prison, et l’amour sait ouvrir toutes les portes.

Elles sortent.
La Comtesse.

Ainsi, Théodore, vous voulez vous marier 7

Théodore.

Moi, madame, je n’ai d’autres désirs que les vôtres ; et croyez-moi, mon offense n’est pas aussi grande qu’on vous l’a dit. Vous savez ce que c’est que l’envie ; et si le poète Ovide y eût mieux songé, il ne l’eût pas représentée habitant les montagnes désertes, mais les palais des grands.

La Comtesse.

Vous n’aimez donc pas Marcelle ?

Théodore.

Pardon. Mais elle n’est pas nécessaire à mon bonheur.

La Comtesse.

Cependant elle m’a dit que vous perdiez l’esprit pour elle.

Théodore.

C’est peu de chose, et la perte ne serait pas grande. — Veuillez me croire, madame ; Marcelle mérite sans doute un absolu dévouement, mais ce dévouement je ne l’éprouve pas pour elle.

La Comtesse.

Cependant ne lui avez-vous pas adressé des déclarations, des galanteries qui auraient pu tromper un cœur plus difficile encore ?

Théodore.

Les paroles coûtent si peu !

La Comtesse.

Voyons, que lui avez-vous dit ? — Je suis curieuse de savoir comment vous parlez d’amour, messieurs ?

Théodore.

Mon Dieu ! on flatte, on supplie, on reproduit sous mille formes une seule vérité… et encore cette seule vérité n’y est-elle pas toujours.

La Comtesse.

Fort bien, mais quelles sont ces paroles ?

Théodore.

Votre seigneurie est pressante. Je disais : Ces yeux, ces yeux charmants sont la lumière qui m’éclaire… Quand je contemple le corail et les perles de cette bouche céleste…

La Comtesse.

Céleste, dites-vous ?

Théodore.

Oui, madame, ces expressions et quelques autres du même genre sont l’ABC des amoureux.

La Comtesse.

Vous avez mauvais goût, Théodore. N’en soyez pas fâché ! mais je perds beaucoup de la bonne opinion que j’avais de vous. Je vois Marcelle de plus près que vous, et par conséquent je connais mieux ses défauts. Je suis souvent obligée de la gronder, et je pourrais vous apprendre des choses qui feraient tomber bien des illusions. — Mais laissons cela, ne parlons plus de ses qualités ni de ses défauts ; je suis bien aise que vous l’aimiez, et je serai charmée de votre mariage ; mais en ce moment, vous qui êtes amoureux, donnez-moi un conseil pour cette amie dont je vous ai parlé, et qui depuis long-temps est tourmentée de l’amour qu’elle ressent pour un homme de condition inférieure. Si elle se déclare, elle se manque à elle-même ; si elle se tait, elle meurt de jalousie ; car ce jeune homme, qui ne se doute pas de cet amour, quoique d’ailleurs fort spirituel, est timide et craintif auprès d’elle.

Théodore.

Moi, madame, je n’entends rien à l’amour, et en vérité je ne saurais quel conseil vous donner.

La Comtesse.

C’est que vous ne le voulez pas. Comment dites-vous à Marcelle ? quelles sont les galanteries que vous lui adressez ? Oh ! si ces murs pouvaient parler…

Théodore.

Ces murs n’auraient rien à dire.

La Comtesse.

Oh ! vous rougissez, et ce que votre bouche nie ces couleurs subites l’avouent.

Théodore.

Si elle vous a conté quelque chose elle a eu tort. Je ne sais de quoi elle pourrait se plaindre. Une seule fois je lui ai pris la main, et encore l’ai-je eu bientôt abandonnée.

La Comtesse.

Oui, mais vous ne l’avez abandonnée sans doute qu’après y avoir déposé un baiser.

Théodore, à part.

Il faut que Marcelle soit folle. (Haut.) Une fois, il est vrai, j’eus la pensée de rafraîchir l’ardeur de mes lèvres sur le lis et la neige.

La Comtesse.

La neige et le lis ! je suis bien aise de connaître un tel remède contre l’inflammation des lèvres. Mais revenons. Que me conseillez-vous ?

Théodore.

Si cette dame aime un homme si fort au-dessous d’elle, et qu’elle doive être nécessairement dégradée par l’amour qu’elle a pour lui, eh bien ! qu’elle se déguise, et que par un artifice qui la préserve d’être reconnue…

La Comtesse.

Et si le jeune homme venait à avoir des soupçons !… Ne vaudrait-il pas mieux le tuer ?

Théodore.

Marc-Aurèle, dit-on, traita de la sorte un gladiateur aimé de l’impératrice Faustine. Mais il faut laisser de tels actes aux païens.

La Comtesse.

Alors il y eut une Faustine, mais il y avait aussi des Lucrèces, et l’on n’en voit plus aujourd’hui. — Vous pourrez m’écrire quelque chose là-dessus. — Ah ! mon Dieu ! je suis tombée !… donnez-moi la main.

Théodore.

Je n’osais vous l’offrir.

La Comtesse.

À quoi bon le coin de ce manteau ?

Théodore.

C’est ainsi qu’Octavio vous la donne lorsqu’il vous accompagne à la messe.

La Comtesse.

Mais aussi quelle main ! C’est une main de soixante-dix ans, ridée, desséchée, et le drap qui la couvre est comme un drap mortuaire. Envelopper sa main pour la donner à quelqu’un qui tombe, c’est faire comme celui qui va revêtir sa cotte de mailles quand un ami réclame son épée ; lorsqu’il arrive l’autre est déjà mort. D’ailleurs c’est un usage qui ne m’a jamais plu, malgré la mode et le bon ton, et je pense que la main, comme le visage, doit se montrer à découvert, — quand c’est la main d’un galant homme.

Théodore.

Agréez mes remerciements de la grâce que vous me faites.

La Comtesse.

Si jamais vous remplissez l’office d’écuyer, alors, Théodore, vous pourrez offrir votre main enveloppée dans les plis d’un large manteau. Aujourd’hui vous êtes secrétaire ; et prenez-y bien garde, soyez discret sur ma chute, si vous-même ne voulez pas tomber.

Elle sort.
Théodore.

Puis-je croire que tout cela soit la vérité ? — Mais sans doute, Diane est femme, et lorsqu’elle m’a demandé la main, l’expression de la crainte s’est cachée sous les roses qui ont couvert son charmant visage. — Sa main a tremblé, je l’ai senti ; et, après mille hésitations, je me décide à suivre mon heureux destin, en rejetant bien loin toute vaine crainte, et en me confiant à mon courage. — Mais ne sera-t-il pas cruel d’abandonner Marcelle ? et une femme doit-elle recevoir un tel affront pour prix de ses bontés ? — Mais si de leur côté elles nous abandonnent quand il leur plaît pour leur intérêt, pour un nouveau caprice, nous pouvons les laisser mourir pour nous comme nous mourons pour elles.

  1. On se rappelle le vers de Boileau :

    « La trop courte beauté monta sur des patins. »

    Comme il y a en Espagne plus qu’ailleurs de courtes beautés, c’est dans ce pays surtout que les patins devaient être d’usage.

  2. Ce jeu de mot se trouve dans l’original.
  3. Littéralement : « J’ai lu dans un livre de secrets que le sang de chauve-souris est bon pour faire tomber les cheveux. Il faudra que je fasse tirer le sang de celle-là, pour enlever les cheveux à l’occasion. »
  4. Le proverbe espagnol dit : Servir á señor discreto.