Le Ciel empoisonné/Chapitre III

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Pierre Laffite (p. 91-131).




CHAPITRE III


SUBMERGÉS.


La chambre où allait se dérouler notre inoubliable aventure était un charmant boudoir qui mesurait quinze ou seize pieds carrés. Un rideau de velours rouge le séparait d’une petite pièce servant de cabinet de toilette au professeur. Ce cabinet ouvrait lui-même sur une grande chambre à coucher, dont il suffisait, pour l’y réunir, de relever la portière. On avait calfeutré et comme scellé avec du papier verni une des portes et le cadre de la fenêtre ; au-dessus de l’autre porte, donnant sur le palier, se trouvait une imposte que nous pourrions faire jouer au moyen d’une corde quand un peu de ventilation deviendrait nécessaire. Un grand arbuste dans une caisse occupait chaque coin.

« Comment éliminer notre excès d’acide carbonique sans perdre de notre oxygène ? Question délicate, question vitale, dit Challenger, regardant autour de lui les cinq tubes de fer rangés contre le mur. Avec du temps, j’aurais concentré toutes les forces de mon intelligence sur ce problème ; nous ferons du moins ce que nous pourrons ; ces arbustes ne laisseront pas de nous aider un peu. Deux des tubes d’oxygène sont en état de fonctionner sur-le-champ ; donc, pas de surprise à craindre. Il conviendrait de ne pas trop nous éloigner de cette chambre, car la crise peut être subite et présenter tout de suite une extrême gravité. »

Il y avait une large fenêtre basse ouvrant sur un balcon : elle commandait le même paysage que nous avions admiré du cabinet de travail. Je regardai au dehors sans apercevoir nulle part le moindre signe de perturbation. Une route, sous mes yeux, contournait le flanc de la colline. Un fiacre arrivant de la gare, un de ces survivants des temps préhistoriques qu’on ne trouve plus que dans nos villages, peinait à gravir la côte. Plus bas, une bonne d’enfant promenait un bébé dans une petite voiture et en conduisait un autre par la main. Les fumées bleues exhalées des cottages donnaient à toute cette campagne un aspect d’ordre établi et de bien-être domestique. Ni dans le ciel d’azur, ni sur la terre illuminée de soleil, n’apparaissait une ombre de catastrophe. Les moissonneurs vaquaient à leurs travaux ; les joueurs de golf, par deux, par quatre, coulaient autour des « links ». J’avais un tel brouhaha dans la tête, de tels picotements dans mes nerfs trop tendus, que l’indifférence de ces gens me déconcerta. « Ils n’ont pas l’air de se sentir malades, fis-je, en montrant du doigt les joueurs.

— Avez-vous pratiqué le golf ? me demanda lord John.

— Non, répondis-je.

— Eh bien, jeune homme, quand vous connaîtrez ce jeu, vous saurez que, pour arrêter un vrai golfeur au cours d’une partie, il faudrait un désastre. Mais dites donc, voici encore le téléphone. »

À diverses reprises, pendant et après le déjeuner, une sonnerie insistante avait appelé le professeur. En quelques mots brefs, il nous communiquait les nouvelles à mesure qu’elles lui parvenaient. L’histoire du monde n’en avait jamais enregistré d’aussi terrifiantes. Comme une marée de mort, le flot montait du midi. L’Égypte avait traversé la période du délire pour entrer dans la période du coma. L’Espagne et le Portugal, après un accès de frénésie qui avait jeté férocement les uns contre les autres cléricaux et anarchistes, étaient tombés dans le silence. Il n’arrivait plus aucun câblogramme du Sud-Amérique. Dans l’Amérique du Nord, les États du Sud, après une terrible bataille de races, avaient succombé au poison. Cependant, au nord du Maryland, on n’en ressentait pas encore les effets ; au Canada, ils restaient à peine perceptibles. Le mal avait gagné successivement la Belgique, la Hollande, le Danemark. Des messages désespérés affluaient de tous les points du monde vers les grands centres du savoir, vers les médecins et les chimistes célèbres dont ils imploraient l’avis. Un déluge de questions fondait également sur les astronomes. Mais que faire ? C’était le cataclysme universel, débordant les lois de la connaissance, bravant le génie humain. C’était la mort, la mort sans douleur, mais fatale, et contre laquelle ni les jeunes ni les vieux, ni les faibles ni les forts, ni les riches ni les pauvres, n’avaient ni l’espoir ni le moyen de résister. Voilà ce que, dans une série de communications affolées, nous avait appris le téléphone. Déjà, autant que nous pouvions le comprendre, les grandes cités, conscientes de leur sort, s’apprêtaient à y faire face avec résignation et dignité. Aussi, de voir là ces joueurs de golf, ces moissonneurs, pareils à des moutons folâtrant sous le couteau, quel confondant spectacle ! Mais comment auraient-ils pu savoir ? Tout avait marché si vite ! La presse du matin ne donnait pas d’information alarmante. Et il n’était encore que trois heures de l’après-midi. Cependant, comme nous regardions, il sembla qu’une rumeur se propageait. Les moissonneurs s’enfuyaient des champs ; un certain nombre de joueurs continuaient leur partie, mais d’autres revenaient en courant vers le dépôt des clubs comme pour s’y abriter d’une averse, et leurs caddies les suivaient. La bonne d’enfant avait rebroussé chemin et remontait la colline en toute hâte, poussant devant elle sa petite voiture ; j’observai qu’elle portait la main à son front. Le fiacre avait fait halte, son cheval fatigué se reposait, la tête sur les genoux. Un magnifique ciel d’été déployait son immense voûte bleue, que tachaient seules quelques blancheurs floconneuses par-dessus les dunes lointaines. Si l’humanité devait mourir en ce jour, elle mourrait sur un lit de gloire. Mais la douceur, mais la beauté de la nature ne rendaient que plus pitoyable et plus affreuse cette destruction en masse. Quelle cruauté d’avoir à quitter si tôt un si aimable séjour !

J’ai dit que la sonnerie du téléphone venait de se faire entendre. Soudain, la formidable voix de Challenger m’appela du hall.

« Malone ! » criait-il, on vous demande. »

Je m’élançai vers l’appareil. Mc Ardle me parlait de Londres.

« C’est vous, monsieur Malone ? me disait sa voix familière. Monsieur Malone, il se passe à Londres des choses terribles. Pour l’amour de Dieu, voyez si le professeur Challenger n’aurait pas un conseil à nous donner.

— Aucun, monsieur, répondis-je. Il regarde la crise comme universelle et inévitable. Nous avons ici un peu d’oxygène, mais qui ne nous servira qu’à retarder de quelques heures le dénouement.

— De l’oxygène ? gémit la voix, dans une agonie. Mais il n’est plus temps de nous en procurer. Depuis votre départ, il règne ici une confusion inexprimable. La moitié de nos rédacteurs a perdu connaissance. Je sens moi-même un poids qui m’accable. De ma fenêtre, je vois les gens couchés par tas dans Fleet Street. On ne circule plus. À en juger par les derniers télégrammes, le monde entier… »

La voix, qui peu à peu avait faibli, s’arrêta net ; puis j’entendis dans le téléphone le bruit sourd d’un choc, comme si la tête de Mc Ardle, en retombant, avait heurté le bureau.

« Mc Ardle ! appelai-je, Mc Ardle ! »

Mais il ne répondit pas ; et je compris, en raccrochant les récepteurs, que je ne devais plus l’entendre.

À ce moment, comme je quittais le téléphone, ce que nous attendions arriva : ainsi une vague surprend des baigneurs qui n’ont que la tête hors de l’eau, et les submerge. Une main tranquille, invisible, nouée autour de ma gorge, exprimait de moi, tout doucement, la vie. J’éprouvais une immense oppression à la poitrine ; mes tempes se seraient, mes oreilles bourdonnaient, mes prunelles papillotaient. Chancelant, je cherchai la rampe de l’escalier ; et dans cet instant même, Challenger, fonçant et soufflant comme un buffle blessé, passa devant moi, terrible, cramoisi, les yeux congestionnés, les cheveux en désordre. Sur sa large épaule pendait le corps, apparemment inanimé, de sa femme ; et il montait, l’escalier, butant avec un bruit de tonnerre contre les marches, titubant, s’aidant des pieds et des mains, trouvant dans sa volonté assez de force pour se porter, en la portant, jusqu’au havre du salut temporaire. Encouragé par son effort, je m’élançai moi aussi dans l’escalier, et, grimpant avec mille peines, tombant, me raccrochant à la rampe, j’atteignis enfin le palier du haut, où, presque pâmé, je m’abattis, la face contre terre. Mais aussitôt, les doigts d’acier de lord John m’agrippèrent par le col de ma veste ; et la minute d’après je me trouvais allongé, incapable de parler ou de faire un geste, sur le tapis du boudoir. Près de moi gisait Mrs. Challenger. Summerlee était en deux plis sur une chaise, près de la fenêtre, et peu s’en fallait que sa tête ne touchât ses jambes. Comme dans un rêve, je vis Challenger, tel un monstrueux scarabée, ramper lentement sur le parquet : bientôt j’entendis le petit sifflement de l’oxygène en fuite ; il en aspira deux ou trois énormes bouffées ; et ses poumons, dilatés par le gaz vital, ronflèrent.

« J’avais raison, ça opère ! » cria-t-il.

Un transport de joie l’avait remis sur pied, alerte, énergique. Prenant un tube dans sa main, il courut à sa femme et le lui approcha du visage. Au bout de quelques instants, elle gémit, bougea, se redressa. Alors, il se tourna vers moi, et je sentis la chaleur de la vie refluer dans mes artères. En vain la raison me représentait que je n’y gagnais qu’un faible répit ; chaque heure de l’existence, si négligemment qu’il nous plût d’en parler à l’ordinaire, prenait maintenant à nos yeux une valeur inestimable. Je n’ai jamais eu un frisson de joie sensuelle comme celui que me donna cette résurrection. Mes poumons s’allégèrent ; le bandeau qui m’étreignait le front se relâcha ; en moi s’insinua une paix douce, une langueur bienfaisante. Couché, je regardai Summerlee revivre de même, et finalement lord John, qui, debout comme par un ressort, m’aida tout de suite à me relever, tandis que Challenger relevait sa femme et la déposait sur le canapé.

« Ah ! George, combien je regrette que vous m’ayez rappelée à moi ! fit-elle, lui tendant la main. Vous le disiez bien, la porte de la mort a des rideaux brillants et magnifiques ; l’impression d’étouffement surmontée, tout prenait une apaisante douceur, une beauté ineffable. Pourquoi m’avoir ramenée, en arrière ?

— Parce que je veux que nous accomplissions à deux le passage. Voilà tant d’années que nous vivons ensemble ! Il serait triste de nous séparer à l’heure décisive. »

La tendresse de sa voix me permit d’entrevoir quelques secondes un nouveau Challenger, très éloigné du fier-à-bras, de l’arrogant et déclamatoire personnage qui tour à tour émerveillait et révoltait sa génération. Sous l’ombre de la mort apparaissait le Challenger secret, l’homme qui avait conquis et gardé l’amour d’une femme. Mais soudain, il changea d’humeur, nous retrouvâmes notre bouillant capitaine.

« Seul entre tous les hommes, j’ai deviné et prédit cette catastrophe, lança-t-il d’une voix où exultait l’orgueil de son triomphe scientifique. Quant à vous, mon bon Summerlee, j’espère que voilà résolus vos derniers doutes sur ce que signifiait l’altération des raies du spectre ; ma lettre au Times ne vous paraîtra plus fondée sur une erreur. »

Pour une fois, notre pugnace collègue ne releva pas le défi. Il resta sur sa chaise, s’efforçant de reprendre haleine, étirant ses longs membres étiques, comme pour s’assurer qu’il était toujours de ce monde. Challenger alla vers le tube d’oxygène, et, par degrés, le sifflement aigu descendit à une légère sibilation.

« Il faut que nous ménagions notre gaz, dit-il. L’atmosphère de la chambre est dès à présent très suroxygénée, et je ne constate plus, chez aucun de nous, d’inquiétants symptômes. Nous ne pouvons déterminer que par expérience la quantité d’oxygène qu’il convient d’ajouter à l’air pour neutraliser le poison. Voyons un peu. »

Cinq minutes ou davantage, nous demeurâmes immobiles, silencieux, nerveux, étudiant nos sensations. Je commençais d’imaginer que l’étreinte se renouait à mes tempes, quand Mrs. Challenger, sur son canapé, se plaignit de défaillir. Son mari tourna aussitôt le robinet du tube.

« Aux temps pré-scientifiques, dit-il, on avait coutume d’entretenir à bord des sous-marins une petite souris blanche, dont l’organisme très délicat dénonçait une atmosphère viciée avant qu’elle n’agît sur l’équipage. Vous serez, ma chérie, notre petite souris blanche. J’ai forcé la dose d’oxygène ; cela va mieux, n’est-ce pas ?

— Oui, cela va mieux, dit-elle.

— Peut-être avons-nous saisi la proportion exacte. Quand nous la connaîtrons positivement, nous pourrons supputer le temps qui nous reste à vivre. Malheureusement, nous avons déjà, pour nous ressusciter, consommé en très grande partie le contenu de ce premier tube.

— Qu’importe ? dit lord John, qui se tenait, les mains dans les poches, près de la fenêtre. Si nous devons partir, à quoi bon lutter ? Vous ne supposez pas que nous ayons aucune chance ? »

Challenger, souriant, hocha la tête.

« Eh bien, alors, ne jugez-vous pas plus digne de faire le saut tout de suite, sans attendre d’être poussés ? Faisons nos prières, fermons le robinet et ouvrons la fenêtre.

— Pourquoi non ? dit bravement la petite dame. Lord John a raison, George, c’est le meilleur parti. »

Mais Summerlee, lamentable :

« Je m’y oppose fortement ! s’écria-t-il. Quand il faudra mourir, soit, mourons ! Mais aller, de propos délibéré, au-devant de la mort, me paraît un acte injustifiable et stupide.

— L’avis de notre jeune ami ? demanda Challenger.

— Voir venir les choses, répondis-je.

— C’est aussi le mien.

— Alors, George, si c’est le vôtre, je le partage ! déclara la dame.

— Bien, bien ! Il ne s’agit que de causer, dit lord John. Du moment que tous vous préférez voir venir les choses, je suis avec vous. C’est d’ailleurs bigrement intéressant, pas d’erreur. J’ai eu dans ma vie ma part d’aventure et autant d’émotions que la plupart des gens, mais je finirai au sommet de l’échelle.

— En admettant que la vie continue… dit Challenger.

— Hypothèse gratuite ! » coupa Summerlee.

Challenger lui décocha une œillade réprobatrice. Et après une pause :

« En admettant que la vie continue, reprit-il de sa voix la plus doctorale, aucun de nous ne saurait prédire tout ce qu’il peut avoir à observer, du plan que nous appellerons spirituel, sur le plan matériel. Il doit apparaître évident à l’intelligence la plus obtuse… »

Ici, nouveau coup d’œil vers Summerlee.

« …Que nous sommes en meilleure posture pour observer et juger des phénomènes matériels tant que nous demeurons nous-mêmes à l’état de matière. C’est donc seulement en persistant à vivre ces quelques heures supplémentaires que nous pouvons garder l’espoir de transmettre à une existence future la conception nette de l’événement le plus inouï qu’ait vu se produire le monde, ou ce que nous connaissons du monde. Pour moi, je trouverais déplorable d’abréger, fût-ce d’une minute, une si merveilleuse expérience.

— Tout à fait ma manière de voir, opina Summerlee.

— Approuvé à l’unanimité ! conclut lord John. By George ! je crois bien que votre pauvre chauffeur, là, dans la cour, a fait son dernier voyage. Pas la peine de tenter une sortie pour aller le chercher ?

— Mais, hurla Summerlee, ce serait de la démence !

— Je m’en doute un peu, dit lord John. Cela ne lui servirait de rien. Et quand même nous le ramènerions vivant, nous aurions éparpillé dans la maison notre oxygène. Sapristi ! regardez donc les petits oiseaux sous les arbres… »

Nous traînâmes quatre sièges jusqu’à la longue fenêtre basse, Mrs. Challenger continuant de reposer, les yeux clos, sur son canapé. Je me souviens qu’à ce moment l’idée monstrueuse, l’idée saugrenue me traversa l’esprit – et peut-être la lourdeur suffocante de l’atmosphère contribuait-elle à accroître l’illusion – que nous occupions les quatre places de devant dans une loge d’où nous suivions le dernier acte du drame terrestre.

Au premier plan, juste au-dessous de nous, se dessinait la petite cour, avec l’auto à demi nettoyée. Austin, le chauffeur, avait, cette fois, son congé définitif : tombé tout de son long près d’une roue, il portait une grande ecchymose à l’endroit du front qui dans la chute avait cogné le marchepied ou l’aile ; et il tenait encore dans sa main la lance du tuyau avec lequel il arrosait sa machine. Deux platanes s’élevaient dans un coin, autour desquels on voyait, sous les branches, d’émouvants ballonnets de plumes cotonneuses surmontés de minuscules pattes. Petites et grandes choses, la mort avait tout balayé.

Par delà le mur de la cour, nous cherchâmes des yeux la route en colimaçon descendant vers la gare. Au bas de cette route, un certain nombre des moissonneurs que nous avions vus s’enfuir des champs gisaient pêle-mêle, en travers les uns des autres. Plus haut, la bonne d’enfant était couchée, la tête et les épaules appuyées contre le gazon du talus ; le bébé, retiré de la voiture, n’était plus qu’un paquet inerte dans ses mains ; tout près, derrière elle, un autre paquet, sur le bord de la route, représentait le corps du petit garçon. Encore plus haut, le cheval de fiacre, arrêté par la mort, reposait sur les genoux, entre les brancards ; le vieux cocher, déjeté sur le garde-crotte, laissait, comme un épouvantail grotesque, pendre absurdement ses bras devant lui ; la portière de la voiture était ouverte, et nous distinguions obscurément à l’intérieur un jeune homme, les doigts posés sur la poignée, comme s’il avait voulu sauter à la dernière minute. Le long des terrains du golf s’égaillaient, comme le matin, les formes sombres des joueurs, immobiles parmi l’herbe ou dans les bordures de bruyères. Un groupe de huit corps marquait le terme d’une partie à quatre menée jusqu’au bout par les joueurs et leurs caddies. Aucun oiseau ne volait sous le bleu de la voûte céleste ; ni un homme ni un animal ne bougeait dans la vaste campagne. Le soleil rayonnait d’un éclat paisible ; mais au-dessus de tout planaient la torpeur et le silence de l’éternelle mort, où nous allions entrer si vite.

Seul, pour l’instant, un frêle carreau de vitre, en retenant l’excès d’oxygène qui contrecarrait l’action de l’éther empoisonné, s’interposait entre nous et le destin de notre espèce. Pendant quelques heures encore, le savoir et la prévoyance d’un homme pouvaient, au milieu de l’immense désolation, préserver notre infime oasis de vie et nous disputer à la commune catastrophe. Puis notre provision de gaz baisserait, nous halèterions sur le tapis cerise du boudoir, avec nous s’achèverait toute existence humaine et terrestre. Saisis par la solennité de la circonstance, nous restâmes un instant à considérer sans un mot ce monde tragique.

« Il y a une maison qui brûle, dit enfin Challenger, nous montrant du doigt une colonne de fumée au-dessus des arbres. Sans doute y en a-t-il beaucoup d’autres ; peut-être même des villes entières sont-elles en flammes ; car, songez-y, que de personnes ont dû tomber en portant une lumière ! Le fait de ces combustions suffit à démontrer que l’atmosphère contient toujours sa proportion normale d’oxygène ; nous ne pouvons accuser que l’éther. Ah ! tenez, voici une autre lueur sur Crowborough Hill : c’est à l’endroit où se trouve le dépôt d’accessoires du golf, si je ne me trompe. L’horloge de l’église sonne l’heure. Cela intéresserait nos philosophes de savoir qu’un mécanisme créé par l’homme survit à l’humanité qui le créa.

By George ! s’écria lord John très excité, qu’est-ce que c’est que cette fumée ? Un train ! »

En effet, un grondement se faisait entendre, et presque aussitôt un train apparut, filant à une vitesse qui nous sembla vertigineuse. Quelle gare avait-il quittée en dernier lieu, et quelle distance parcourue d’une traite ? Mystère. C’était déjà une chose miraculeuse qu’il ne se fût pas arrêté plus tôt. Mais nous allions le voir achever terriblement sa carrière. Un train de charbon stationnait sur la même voie. Nous retenions notre souffle. L’horrible collision se produisit. La machine et les wagons s’empilèrent en un tas de bois fracassés et de ferrailles tordues. Des jets de flammes voltigèrent par-dessus les décombres, puis tout flamba. Nous restâmes une demi-heure sans bouger, échangeant à peine deux paroles, et comme hébétés par le spectacle.

« Pauvres, pauvres gens ! finit par s’écrier Mrs. Challenger, en s’accrochant, plaintive, au bras de son mari.

— Ma chère, dit Challenger, lui caressant la main, les voyageurs que vous plaignez n’avaient pas plus de vie que le chargement de charbon sur lequel ils sont allés s’écraser, ou que leur cendre actuelle. Des vivants emplissaient ce train au départ de Victoria, des morts seuls le conduisaient et l’occupaient bien avant qu’il touchât à son terme.

— Et dans le monde entier il se passe des choses pareilles ! dis-je, cependant que d’étranges visions se levaient dans mon esprit. Songez aux steamers sur l’océan qui continuent d’obéir à la vapeur jusqu’à ce que leurs chaudières s’éteignent ou qu’ils aillent s’échouer sur quelque rivage ! Songez aux voiliers voguant à l’aventure avec leurs équipages de cadavres, et dont les bois pourriront, dont les joints feront eau, jusqu’à ce qu’enfin ils coulent ! Peut-être que dans un siècle d’ici l’Atlantique charriera encore des épaves.

— Et les gens dans les mines ! fit Summerlee avec un ricanement lugubre. Si jamais, par hasard, des géologues reviennent sur cette terre, ils émettront de singulières théories sur l’existence de l’homme dans les couches carbonifères !

— Je ne me flatte pas d’être grand clerc en ces matières, intervint lord John, mais il me semble qu’après ceci la terre pourra porter l’écriteau : « À louer, vide. » Une fois la multitude humaine balayée de sa surface, comment y reviendrait-elle ?

— Le monde a commencé par être vide, répondit Challenger, gravement. En vertu de lois dont le principe nous dépasse, il se peupla. Pourquoi ce qui s’est fait ne pourrait-il se refaire ?

— Mon cher Challenger, vous ne croyez pas ce que vous dites ?

— Je n’ai pas l’habitude, professeur Summerlee, de dire ce que je ne crois pas. Votre observation est bouffonne. »

Et la barbe de Challenger pointa, ses paupières se rabattirent.

« Vous avez vécu dans un dogmatisme opiniâtre, vous y mourrez, fit Summerlee aigrement.

— Et vous, monsieur, vous avez vécu dans un obstructionnisme sans imagination, n’espérez pas d’en sortir.

— Le manque d’imagination, rétorqua Summerlee, n’est pas ce dont vous accuseront jamais les pires critiques.

— Ma parole ! s’indigna lord John, cela vous ressemble bien de dépenser à vous injurier notre dernier atome d’oxygène ! Qu’importe que des gens reviennent ou non sur la terre ? Nous ne serons plus là pour les voir.

— Votre réflexion trahit un esprit borné, prononça Challenger, d’un ton sévère. Le véritable esprit scientifique ne se laisse pas ligoter par les conditions mêmes de temps et d’espace. Il se bâtit un observatoire sur cette ligne frontière du présent qui trace la démarcation entre l’infini passé et l’infini futur. De ce poste sûr, il dirige ses sorties jusqu’au principe et jusqu’à la fin de toutes choses. S’agit-il de mourir, il meurt à son poste, sans avoir une minute cessé d’accomplir, normalement et méthodiquement, son œuvre. Il a, pour un aussi mince détail que sa dissolution propre, le même dédain que pour toutes ses autres limitations sur le plan de la matière. Ai-je raison, professeur Summerlee ? »

Summerlee marmonna un assentiment sans grâce.

« Sous certaines réserves, je vous l’accorde, » dit-il.

Et Challenger continua :

« L’esprit scientifique idéal – j’en parle à la troisième personne, crainte qu’on ne me suspecte de complaisance intéressée, – l’esprit scientifique idéal suppose, chez celui qui le possède, une telle capacité d’abstraction que, s’il tombait d’un ballon, elle se manifesterait dans l’intervalle entre la chute et l’arrivée à terre. Il faut des hommes de cette trempe pour être les conquérants de la nature et les gardes du corps de la vérité.

— Cette fois, je crois bien que la nature l’emporte, dit lord John, regardant par la fenêtre. J’ai lu quelques articles considérables sur la domination que vous prétendez, messieurs, lui imposer ; mais elle est en train de se reprendre.

— Reprise temporaire, fit Challenger avec conviction. Que sont quelques milliers d’années dans le cycle du temps ? Le monde végétal a, comme vous le voyez, survécu. Regardez les feuilles de ce platane : les oiseaux sont morts, l’arbre est prospère. De la vie végétale, dans les étangs et les marais, naîtront un jour ces microscopiques limaces, ces animalcules rampants qui forment le premier échelon de la grande armée de la vie, où nous avons en ce moment l’extraordinaire devoir de servir comme arrière-garde. La forme la plus inférieure de la vie n’aura qu’à s’établir pour qu’aussitôt l’avènement final de l’homme devienne aussi certain que la formation du chêne dans le gland. Ce sera le recommencement de l’ancien cycle.

— Mais, demandai-je, le poison ne flétrira-t-il pas la vie dans le germe ?

— Le poison peut n’être qu’une couche de l’éther, un Gulf-Stream méphitique à travers cet océan sur lequel nous flottons. Autre hypothèse : un compromis peut se faire et la vie s’accommoder de nouvelles conditions. Le seul fait que nous résistons, rien qu’en suroxygénant notre sang à un degré relativement faible, prouve sans conteste qu’il ne faudrait pas un très grand changement pour assurer la persistance de la vie animale. »

La maison au-dessus de laquelle nous avions, par delà les arbres, aperçu de la fumée, vomissait maintenant des flammes. De grandes langues rouges se tordaient dans l’air.

« C’est affreux ! murmura lord John, plus impressionné que je ne l’avais jamais vu.

— Bah ! qu’importe après tout ? dis-je : le monde est mort et la crémation est la meilleure des fins.

— Elle serait pour nous la fin rapide si cette maison venait à brûler.

— J’ai prévu le danger, répondit Challenger, et j’ai demandé à ma femme de prendre les mesures nécessaires.

— Elles sont prises, mon ami. Mais voilà que les battements dans la tête me reviennent. Quelle effroyable atmosphère !

— Il faut que nous la renouvelions, » dit Challenger.

Et se penchant sur le cylindre d’oxygène :

« Ce tube est presque vide. Nous avons, grâce à lui, tenu environ trois heures et demie. Il est tout près de huit heures. Nous passerons la nuit sans difficulté. Je crois que le dénouement pourrait se produire demain matin vers huit heures. Nous verrons encore une fois se lever le soleil, et pour nous seuls. »

Il tourna le robinet d’un second tube, puis il ouvrit l’imposte au-dessus de la porte ; et comme l’air s’améliorait sensiblement et qu’en même temps nos symptômes devenaient moins aigus, il referma le robinet au bout d’une trentaine de secondes.

« À propos, fit-il, on ne vit pas seulement d’oxygène. C’est l’heure, et plus que l’heure, de dîner. En vous invitant chez moi, messieurs, pour une réunion que j’espérais devoir être intéressante, je me promettais que ma cuisine se montrerait digne d’elle-même. Tâchons de nous arranger pour le mieux. Vous conviendrez avec moi que ce serait folie de consommer trop rapidement notre air en allumant un fourneau à pétrole. J’ai une petite provision de viandes froides, de pain et de pickles, qui, arrosés de deux bouteilles de bordeaux, peuvent faire encore notre affaire. Merci, chère amie. Vous êtes aujourd’hui, comme toujours, la reine des ménagères. »

C’était merveille de voir, en effet, comment, avec cette dignité et ce sentiment des bienséances qui caractérisent la maîtresse de maison anglaise, Mrs. Challenger avait, en quelques minutes, orné la table centrale d’une nappe blanche comme neige, disposé les serviettes, paré notre simple repas de toutes les élégances de la civilisation, jusques et y compris un flambeau électrique. Chose non moins admirable, nous nous découvrions tous un appétit féroce.

« Mesurons notre émotion à notre faim, dit Challenger avec cet air de condescendance qu’il prenait pour appliquer à d’humbles faits son esprit scientifique. Nous traversons une crise grave. De là, chez nous, une perturbation moléculaire. De là également, le besoin de nous restaurer. Le grand chagrin et la grande joie doivent provoquer la faim intense, et non pas le manque d’appétit, comme le prétendent nos romanciers.

— Et c’est pourquoi, les jours d’enterrement, à la campagne, il y a de grandes fêtes.

— Tout juste. Notre jeune ami vient d’illustrer ma proposition d’un excellent exemple. Une autre tranche de langue ? — La même coutume se retrouve chez les sauvages, dit lord John, découpant un morceau de bœuf. J’en ai vu, après les funérailles d’un chef, sur la rivière Aruwismi, manger un hippopotame qui pesait bien, à lui seul, le poids d’une tribu entière. Certains indigènes de la Nouvelle-Guinée mangent le défunt lui-même, histoire de s’en débarrasser proprement. Mais je ne suppose pas qu’il y ait jamais eu au monde un dîner de funérailles plus étrange que le nôtre.

— Particularité curieuse, dit Mrs. Challenger, je trouve impossible d’éprouver aucun chagrin pour ceux qui sont morts. J’ai à Bedford mon père et ma mère ; qu’ils aient péri, c’est hors de doute ; néanmoins, dans l’horreur de cette tragédie universelle, je ne parviens pas à m’émouvoir sur les individus, même quand ils me touchent de si près.

— Et moi, dis-je, je pense à ma vieille mère dans son cottage d’Irlande ; je me la représente, avec son châle et son bonnet de dentelle, renversée, les yeux clos, dans son fauteuil à grand dossier, devant la fenêtre, ses lunettes et son livre à côté d’elle. Mais pourquoi la pleurerais-je ? Elle a passé comme je passe, et dans une autre vie je puis être plus près d’elle que l’Angleterre ne l’est de l’Irlande. Pourtant, cela me fait de la peine de songer que son pauvre corps n’est plus.

— Si nous parlons du corps, vous remarquerez, interjeta Challenger, que nous ne pleurons ni ce que nous rognons de nos ongles, ni ce que nous coupons de nos cheveux, bien qu’ils fassent partie de nous-mêmes. Pas davantage, un homme qui n’a qu’une jambe ne s’attendrit sur celle qui lui manque. Le corps physique nous vaut surtout des douleurs et des fatigues. Il nous fait continuellement toucher ses limites.

Pourquoi donc envisager avec ennui son détachement de notre moi psychique ?

— En admettant qu’ils puissent se détacher l’un de l’autre, grommela Summerlee. Mais, dans tous les cas, le trépas universel est une épouvantable chose.

— Beaucoup moins épouvantable, j’ai déjà eu l’occasion de vous l’expliquer, dit Challenger, qu’une simple mort individuelle.

— C’est comme dans une bataille, fit observer lord John. La vue d’un homme gisant sur le plancher que voici, la poitrine défoncée, un trou au visage, vous rendrait malades ; au Soudan, j’en ai vu dix mille couchés sur le dos, et l’ai fort bien supporté. Car lorsqu’on fait de l’histoire, la vie d’un homme a trop peu de prix pour qu’on s’en occupe ; et lorsqu’il en meurt un milliard à la fois comme aujourd’hui, on n’arrive pas à se séparer soi-même de la masse.

— Puissions-nous en avoir vite fini ! soupira Mrs. Challenger. J’ai tant de peur, George !

— Le moment venu, vous serez la plus brave de nous tous, ma petite dame. Vous avez eu en moi un mari bien tumultueux, mon amie ; mais vous considériez que George-Édouard Challenger était ce qu’on l’avait fait et ne pouvait s’empêcher de l’être. Vous n’auriez pas voulu d’un autre, en définitive.

— D’aucun autre sur la terre, mon ami, » dit-elle en se suspendant à son cou de taureau.

Avec lord John et Summerlee, je remontai vers la fenêtre, et tous les trois nous nous arrêtâmes, interdits, en présence du tableau qui s’offrait à nous.

La nuit régnait. Une tristesse de mort enveloppait le monde. Mais une longue bande écarlate, montant et descendant tour à tour dans le ciel, comme animée de pulsations violentes, rayait l’horizon du sud, où tantôt elle envahissait et embrasait le zénith, tantôt elle se réduisait à une ligne de feu.

« Lewes brûle ! m’écriai-je.

— Non, c’est Brighton, rectifia Challenger venu pour nous rejoindre. Vous pouvez voir se profiler sur l’incendie la crête inégale des dunes. Le feu est à plusieurs milles au delà. Il doit dévorer la ville entière. »

Il y avait plusieurs autres foyers épars, sans compter celui qu’entretenait encore, sur la voie du chemin de fer, la pile de décombres en train de se consumer. Mais tous ne semblaient que des points lumineux, comparés au monstrueux brasier qui palpitait derrière la colline. Quel article à faire pour la Gazette ! Jamais journaliste avait-il trouvé une pareille occasion sans profit pour lui, un pareil sujet sans bénéfice pour personne ?

Et soudain, le vieil instinct du chroniqueur me revint. Si ces hommes de science persévéraient jusqu’au bout dans l’œuvre de toute leur vie, pourquoi ne montrerais-je pas, à mon humble façon, la même constance ?

Sur les feuilles que j’aurais noircies, nul œil humain ne se poserait jamais ; du moins, j’aurais trouvé un moyen de passer la nuit, car la question de sommeil ne semblait pas se poser pour moi. Mes notes m’aideraient à tromper la lente monotonie des heures, elles m’occuperaient l’esprit…

Ces gribouillages tracés au petit bonheur, le carnet posé sur mon genou, à l’obscure clarté pâlissante de notre unique lampe électrique, voici que je suis en train de les relire. Un peu de talent les eût montés au ton de la circonstance. Tels quels, ils peuvent suffire à livrer quelque chose de nos longues émotions et de nos affres nocturnes.