Le Citoyen/Chapitre XIII

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 288-308).

CHAPITRE XII

Des devoirs de ceux qui exercent une puissance souveraine.


SOMMAIRE

1. Que l’on peut avoir le droit de puissance souveraine sans l’exercer. IL Que le salut du peuple est la loi suprême. III. Que les souverains doivent regarder à l’utilité commune de plusieurs et non à celle de quelque particulier. IV. Que par le salut on entend toutes les commodités de la vie. V. Que c’est une question difficile, si les rois sont obligés de travailler au salut de l’âme de leurs sujets, selon que leur propre conscience le leur enseigne. VI. En quoi consiste le salut du peuple. VII. Que les espions sont nécessaires pour le salut du peuple. VIII. Qu’il est nécessaire aussi pour la défense du peuple d’avoir en temps de paix des soldats, des armes, de l’argent et des forteresses. IX. Qu’il est important à la conservation de la paix de faire bien instruire les sujets en la politique. X. Que c’est une chose inutile à la conservation de la paix publique, de faire porter les charges également à tous les sujets. XI. Qu’il dépend de l’équité naturelle, que les taxes soient mises à raison de la dépense que l’on fait, et non pas du bien que l’on possède. XII. Qu’il est important pour entretenir la paix de tenir bas les ambitieux. XIII. Et de dissiper les factions. XIV. Que pour enrichir les sujets il importe de faire des lois qui favorisent le luxe des artisans, et qui modèrent la superfluité des dépenses. XV. Qu’il ne faut pas prescrire plus de lois que n’en demande le bien des sujets et de l’État. XVI. Que les peines ne doivent pas être infligées au-delà de ce que les lois les ont établies. XVII. Qu’il faut rendre justice aux sujets contre les juges corrompus.


I. Les discours précédents font voir quels sont les devoirs des sujets en chaque sorte de gouvernement, et quelle puissance les souverains ont sur eux : mais ils ne disent pas quels sont les devoirs de ceux qui gouvernent, ni comment ces derniers se doivent comporter envers leurs sujets. Sur quoi il faut distinguer entre le droit, et l’exercice de la souveraineté ; car ces deux choses peuvent être séparées, comme, par exemple, lorsque celui qui a le droit de juger des différends et de se trouver aux délibérations, ne veut pourtant pas assister au jugement des procès, ni entrer en toutes les consultes. Ainsi, il arrive souvent que les rois se trouvent incapables du manie­ment des affaires par l’incommodité de l’âge, ou qu’ils en donnent la conduite à d’autres (quoiqu’elle ne soit pas trop pesante pour eux), parce qu’ils estiment qu’elles seront mieux entre leurs mains et que, se contentant du choix de quelques ministres et conseillers fidèles, ils exercent par eux la puissance souveraine. Et en cette conjonc­ture, où le droit et l’exercice sont choses séparées, le gouvernement des États a bien du rapport à celui du monde, où Dieu, le premier moteur, laisse agir ordinairement les causes secondes et ne change point l’ordre des effets de la nature. Mais, lorsque celui qui a le droit de régner, veut assister en personne à tous les jugements, à toutes les consultes et à toutes les actions publiques, l’administration des affaires serait telle que, si Dieu voulait, contre l’ordre de nature, s’occuper lui-même immédiatement de tout. Je traiterai donc sommairement en ce chapitre des devoirs de ceux qui admi­nis­trent d’eux-mêmes le droit qu’ils ont d’une puissance souveraine, ou qui empruntent ce droit du souverain dont ils sont les ministres. Car ceci n’est pas mon dessein, de descendre aux particularités qui se rencontrent dans les gouvernements de divers princes, dont les droits peuvent être différents ; et il faut laisser cela aux politiques pratiques qui enseignent la conduite particulière de chaque sorte de république.


II. Or, tous les devoirs de ceux qui gouvernent, sont compris dans cette seule maxime, que le salut du peuple doit être la loi suprême ; car encore que ceux qui exercent la souveraine puissance parmi les hommes, ne puissent pas être soumis aux lois, qui sont, à parler proprement, la volonté de plusieurs personnes ; parce que c’est une chose contradictoire que d’être souverain, et néanmoins soumis à autrui, c’est pourtant de leur devoir d’écouter la droite raison, et d’obéir toujours le plus qu’ils peuvent à la loi de nature, que je ne sépare point de la morale et de la divine. Et d’autant que les États ont été établis pour le bien de la paix et qu’on recherche la paix pour y trouver la conservation de la vie en tous ses avantages, le prince qui se servirait de son autorité à autre fin que pour le salut de son peuple, contreviendrait aux maximes de la tranquillité publique, c’est-à-dire à la loi de nature fondamentale. Or, comme cette considération du salut du peuple, ou du bien public, leur dicte la loi par laquelle les princes connaissent leur devoir ; aussi elle leur enseigne un art en la pratique duquel ils trouvent les premiers leur compte ; car la puissance des sujets est celle de l’État et par conséquent de celui qui gouverne.

III. Sous ce nom de peuple, en cette maxime dont je viens de traiter, je n’entends point une certaine personne civile, à savoir l’État qui gouverne, mais la multitude qui est régie. Car l’institution de la république n’est pas tant pour elle-même, que pour le bien de ses sujets. Et toutefois, il ne faut pas avoir égard à l’avantage de quelque particulier : car le souverain, en tant que tel, ne pourvoit point autrement au salut du peuple que par les lois qui sont générales ; de sorte qu’il s’acquitte de son devoir, toutes fois et quantes qu’il fait tout son possible par ses utiles et salutaires constitu­tions, à ce que plusieurs jouissent d’une entière et longue prospérité, et qu’il n’arrive du mal à personne, que par sa propre faute, ou par quelque accident imprévu. Au reste, il est quelquefois expédient au salut de plusieurs, qu’il arrive du mal aux méchants.


IV. Mais, par ce terme de salut, il ne faut pas entendre la simple conservation de la vie telle quelle, mais d’une vie autant qu’il se peut heureuse. Car les hommes ne se sont assemblés de leur bon gré en des sociétés civiles d’établissement politique, qu’afin d’y pouvoir vivre le plus agréablement que le permet notre condition humaine. Si bien que ceux qui gouvernent en cette sorte de société, pécheraient contre la loi de nature (car ils trahiraient la confiance qu’ont eue en eux ceux qui leur ont commis l’administration de la souveraine puissance), s’ils ne tâchaient, autant que les lois le leur permettent, de donner ordre à ce que leurs sujets jouissent abondamment de tous les biens que les nécessités de la vie exigent, ou même qui ne servent qu’à la rendre plus agréable. Et quant aux princes qui ont conquis leurs royaumes à la pointe de leurs épées, ils doivent tous désirer que leurs sujets soient capables de les servir, tant des forces de leur corps, que de celles de leur esprit ; de sorte qu’ils seraient contre leur propre dessein et s’éloigneraient de leur but, s’ils ne tâchaient de leur procurer, non seulement ce qui leur est nécessaire pour vivre, mais ce dont ils ont besoin pour se fortifier et redresser leur courage.


V. Or, tous les princes croient qu’il importe grandement, surtout au salut éternel, quelles opinions on a de la divinité, et quel culte on lui rend. Ce qui étant supposé, on peut mettre en question, si les souverains, soit un seul, ou plusieurs qui gouvernent l’État, ne pèchent point contre la loi de nature, s’ils ne font proposer et enseigner à leurs sujets la doctrine et le culte qu’ils estiment nécessaires au salut éternel, et s’ils n’empêchent l’exercice des religions contraires ? Il est certain qu’en cela ils trahissent leur propre conscience et qu’ils veulent en tant qu’en eux est par cette connivence, la mort éternelle de leurs vassaux. Car, si leur volonté n’y condescendait pas, je ne vois point de raison pourquoi ils permettraient (vu qu’étant souverains on ne peut les contraindre) qu’on enseignât et qu’on fit des choses dont ils estiment qu’une damna­tion éternelle se doit ensuivre. Mais, je ne veux pas me mêler de soudre cette difficulté.


VI. Les commodités des sujets qui ne regardent que la vie présente, peuvent être réduites sous quatre genres. 1. Qu’ils soient protégés contre les ennemis de dehors. 2. Que la paix soit entretenue au-dedans. 3. Qu’ils s’enrichissent autant que le permet la sûreté publique. 4. Qu’ils jouissent d’une innocente liberté. Car ceux qui gouvernent l’État, ne peuvent point contribuer davantage à la félicité publique, que d’éloigner les troubles des guerres civiles ou étrangères, afin que chacun puisse jouir en repos des biens qu’il s’est acquis par son industrie.


VII. Deux choses sont nécessaires à la défense du peuple : d’être averti et de se prémunir. Car l’état des républiques entre elles est celui de nature, c’est-à-dire un état de guerre et d’hostilités ; et si elles cessent quelquefois de combattre, ce n’est que pour reprendre haleine et cet intervalle n’est pas une véritable paix : car cependant les ennemis se regardent l’un l’autre avec fierté, observent leurs visages et leurs actions et ne mettent pas tant leur assurance sur les traités, que sur la faiblesse et sur les desseins de leur partie. Ce qui se pratique fort justement par le droit de nature, com­me je l’ai fait voir au deuxième chapitre, art. X, d’autant que les pactes sont invalides en l’état de nature, toutes fois et quantes qu’il y a sujet à une juste crainte. Il est donc nécessaire à la défense de la république, en premier lieu, qu’il y ait des personnes qui tâchent de découvrir tous les conseils et toutes les entreprises qui peuvent nuire à l’État ; car, les espions ne sont pas moins importants aux souverains, que les rayons de lumière à l’âme humaine pour le discernement des objets visibles ; de sorte que nous pouvons dire de cette vue politique, bien mieux que de la naturelle, que les espèces intentionnelles des objets extérieurs sont portées à l’âme (c’est-à-dire, aux premiers ministres de la puissance souveraine) par l’air, d’une façon imperceptible ; et qu’ainsi les espions ne sont pas moins nécessaires au bien public, que les rayons de la lumière à la conservation des hommes. je pourrais les comparer aussi aux toiles d’araignées, dont les filets déliés, tendus çà et là, avertissent ce petit animal des mouvements du dehors, pendant qu’il demeure couché dans sa petite caverne : car, je dirais, que ceux qui gouvernent les affaires publiques, ne seraient pas moins ignorants de ce qu’il faudrait faire pour la défense de leurs sujets, sans le secours des espions, que ces mêmes araignées ignoreraient le temps auquel elles doivent accourir, si leurs filets ne les avertissaient de se mettre en campagne.


VIII. Il est requis en suite à la défense du peuple, qu’il se prémunisse. Or c’est se prémunir que de faire provision de soldats, d’armes, de vaisseaux, de forteresses et d’argent, avant que le temps presse et que le péril soit imminent. Car, il est trop tard, si même il n’est impossible, de lever des soldats et d’apprêter de% armes, après que l’on a reçu quelque défaite. Pareillement de ne tracer des fortifications et de ne mettre des garnisons aux places frontières, qu’après une invasion de l’ennemi ; c’est faire comme ces paysans, dont parle Démosthène, qui, ignorants de l’escrime, ne portent le bouclier qu’aux endroits où quelque blessure les avertit qu’il eût fallu le mettre. Et ceux qui estiment qu’on est assez à temps d’imposer des deniers pour l’entretien des soldats et pour les autres dépenses de la guerre, lorsque le danger commence de paraître, ne considèrent pas bien la difficulté qu’il y a de tirer tout à coup de si grandes sommes d’argent de la bourse des avares : car ce qu’on a mis une fois en ligne de compte, et ce dont on a fait état comme de son bien propre, est une chose à laquel­le on n’ose plus toucher ; et la plupart croient qu’on leur fait une injuste violence, quand on les oblige d’en contribuer une petite partie pour l’usage du public. Ce qui vient des foraines et des autres fermes dans les coffres de l’épargne, ne peut pas fournir en une nécessité pressante tout le fonds qu’il faut pour une prompte défense de l’État : de sorte qu’il faut avoir en temps de paix fait une bonne provision de finances. Puis donc qu’il importe si fort au bien des peuples de découvrir les desseins des ennemis, de tenir des armes et des places en bon état, d’avoir de l’argent tout prêt ; et que les princes sont obligés, par la loi de nature, de faire tous leurs efforts à procurer le bien de leurs sujets, il s’ensuit que non seulement il leur est permis d’envoyer des espions, d’entretenir des soldats, de réparer des places et d’exiger les hommes nécessaires à toutes ces dépenses, mais qu’il ne leur est pas licite de négliger ces choses. A quoi on peut ajouter, qu’il leur est aussi permis d’employer tous les moyens d’adresse ou de force pour diminuer la puissance des étrangers qui leur est suspecte. Car ceux qui gouvernent sont obligés d’empêcher, de tout leur possible, que les maux qu’ils craignent n’arrivent à l’État.


IX. Or pour l’entretien de la paix au-dedans de l’État, plusieurs choses sont requises, comme il y en a plusieurs qui concourent (ainsi que je l’ai fait voir au chapitre précédent) à la troubler. J’ai montré en cet endroit-là, qu’il y a des choses qui disposent les esprits à la sédition et qu’il y en a d’autres qui les émeuvent et les exci­tent, c’est-à-dire, qui mettent ces dispositions en œuvre. Et entre celles qui disposent les esprits, j’ai donné le premier rang à certaines mauvaises doctrines. C’est donc du devoir des souverains de les arracher des esprits et d’y jeter de meilleures semences. Or doutant que les opinions ne s’insinuent pas dans l’âme par l’autorité de celui qui commande, mais par l’adresse de celui qui les enseigne ; et qu’elles n’ont pas besoin de menaces pour être persuadées, mais de raisons, claires et fortes ; il faut établir des lois qui aillent au-devant de ce mal et qui attaquent les erreurs mêmes, plutôt que ceux qui les embrassent. Mais ces erreurs que j’ai dites au chapitre précédent, incompatibles avec le repos de l’État, se glissent dans les esprits du vul­gaire, en partie par l’éloquen­ce des prédicateurs qui les sèment du haut de leurs chaires, en partie par les entretiens ordinaires des personnes qui ont eu le moyen de s’adonner aux études et qui en ont été abreuvées dès leur jeunesse, par leurs maîtres dans les académies publiques. C’est pourquoi si quelqu’un voulait à son tour introduire de plus saines doctrines dans l’État, il devrait commencer par la réformation des Académies. Ce serait là qu’il faudrait jeter les vrais fondements de la politique sur des démonstrations infaillibles et dont la jeunesse étant une fois imbue, elle pourrait ensuite instruire le vulgaire en public et en particulier. Ce qu’aussi elle ferait d’autant plus volontiers et avec plus de vigueur, qu’elle serait plus assurée de la vérité de ce qu’elle dit et de la solidité de ce qu’elle enseigne. Car, puisque la coutume fait recevoir certaines propositions, dont on nous a battu les oreilles dès notre enfance, quoiqu’elles soient fausses, et aussi peu intelligibles que si l’on en avait tiré les paroles au hasard, les rangeant en l’ordre qu’elles sortiraient de l’urne ; combien plus de force aurait cette même coutume de persuader aux hommes des doctrines véritables, conformes à la raison et à la nature des choses ? J’estime donc que c’est du devoir des souverains de faire dresser de vrais éléments de la doctrine civile, et de commander qu’on les enseigne en toutes les Académies de l’État.


X. J’ai fait voir qu’en second lieu la fâcherie qu’on a de se voir pauvre dispose merveilleusement les esprits à la sédition ; or, bien que la pauvreté vienne souventes fois du luxe et de la paresse des particuliers, on l’impute pourtant à ceux qui gouvernent l’État, comme si l’on était épuisé par leurs impositions. A la vérité, il peut arriver quelquefois que cette plainte n’est pas tout à fait injuste, à savoir quand les charges publiques ne sont pas portées également par le peuple : car le fardeau qui serait léger, si tous ensemble le soutenaient, devient pesant et insupportable à ceux qui le supportent, lorsque plusieurs s’en soustraient. Et d’ordinaire ce n’est pas tant de sa pesanteur dont on se fâche, que de l’inégalité de la peine. Car on dispute fort ambitieusement de cette dispense et ceux qui en jouissent sont enviés des autres, qui se tiennent beaucoup moins heureux. Afin donc d’ôter ce sujet de plainte, il impor­terait à la tranquillité publique, et par conséquent, il serait du devoir des magistrats, de faire supporter également les charges publiques. D’ailleurs, vu que ce que les sujets contribuent pour le public n’est autre chose que le prix dont ils achètent la paix, il serait raisonnable, que ceux qui participent également au bien de la paix contri­buassent également de leurs moyens ou de leur travail pour le bien de la république. C’est une loi de nature (suivant l’art. XV du chapitre III) que chacun se montre équitable à tous en distribuant la justice aux autres ; de sorte que cette même loi oblige les souverains, de départir également sur leurs sujets les taxes et les impositions qu’il faut accorder aux nécessités publiques.


XI. Or, j’entends ici par cette égalité, non qu’une égale somme d’argent soit exigée de chacun, mais que le fardeau soit supporté également, je veux dire, qu’il y ait de la proportion entre les charges que l’on paie, et les bénéfices que l’on retire. Car, encore que tous jouissent également de la paix, ils n’en ont pas tous un égal avantage ; vu l’inégalité des biens et des revenus que chacun possède ; outre que les uns dépensent plus que les autres. Sur quoi il se peut former cette question, si les particuliers doivent contribuer au public à raison de leur gain, ou à raison de leur dépense, c’est-à-dire, si les taxes doivent être faites en sorte que chacun paie selon ses facultés, ou si chacun doit être taxé à proportion de sa dépense. Mais, si nous considérons que là où les taxes sont faites à proportion des facultés, ceux qui ont gagné également ne jouissent pas d’un égal revenu ; parce que l’un peut conserver avec épargne, ce que l’autre dissipe bientôt par ses débauches ; et qu’ainsi, quoiqu’ils jouissent en commun du bénéfice de la paix, ils ne supportent point toutefois également les charges publiques. D’autre côté, si nous regardons que là où les moyens sont taxés, chacun en dépensant son bien paie imperceptiblement en cette prodigalité ce qu’il doit à l’État, même pour ce qu’il n’a pas et dont il était redevable au public ; il n’y aura plus de doute que la première façon de mettre des impositions est contre l’équité et par conséquent contre le devoir des souverains ; mais que la dernière est fort raisonnable et s’accorde fort bien avec leur devoir.


XII. En troisième lieu, j’ai dit que l’ambition était une maladie de l’âme très nuisible à la tranquillité publique. Car il y en a qui, s’estimant plus sages que les autres et plus propres au maniement des affaires que ceux qui sont en charge dans l’État, comme ils ne peuvent pas faire voir par de bons services, combien leur vertu serait utile au public, ils tâchent, en nuisant, de se rendre considérables. Or, d’autant que l’ambition et le désir des honneurs ne peuvent pas être arrachés de l’esprit des hommes, ceux qui gouvernent la république ne doivent pas travailler à cela. Mais, ils peuvent par une invariable application des peines et des récompenses, faire en sorte que les hommes sachent que le blâme du gouvernement n’est pas le chemin aux honneurs et qu’on n’y monte pas par des factions, ou par quelque petite réputation qu’on sème parmi le peuple, mais par des moyens tout contraires. Ceux-là sont vraiment gens de bien qui gardent les ordonnances de leurs ancêtres, qui obéissent aux lois et à l’équité. Si donc nous voyions ceux-ci avancés aux honneurs par les souverains et que par une judicieuse et constante pratique les factieux demeurassent dans le mépris, ou chargés de quelque punition exemplaire, il y aurait plus de presse et on trouverait plus de gloire à obéir qu’à nuire. Il est vrai que quelquefois il arrive qu’il faut flatter un sujet insolent à cause de sa puissance, de même qu’un cheval indompté : mais comme un bon écuyer ne le caresse que pour le monter et en sait bien chenir dès qu’il est dans la selle ; aussi le souverain n’use de soumission envers un sujet, que lorsqu’il appréhende qu’il ne le désarçonne. Mais, je parle ici de ceux dont la puissance est entière et absolue et je dis que leur devoir est de bien entretenir leurs sujets qui se tiennent dans l’obéissance et de mettre les séditieux sous le joug le plus qu’il leur est possible ; car, sans cela, il n’y a pas moyen de maintenir l’autorité publique, ni de conserver le repos des citoyens.


XIII. Mais, si c’est du devoir des souverains de tenir en bride les factieux, ce l’est encore davantage de dissiper les factions. Je nomme faction une troupe de mutins qui s’est liguée par certaines conventions, ou unie sous la puissance de quelque parti­culier, sans l’aveu et l’autorité de celui, ou de ceux qui gouvernent la république. De sorte que la faction est comme un nouvel État qui se forme dans le premier : car tout de même que la première union des hommes les a tirés de l’état de nature pour les ranger sous le gouvernement d’une police, la faction les soustrait à celle-ci par une nouvelle union des sujets entièrement irrégulière. Selon cette définition, une multi­tude de sujets, qui se sont obligés d’obéir absolument à quelque prince étranger, ou à quelque particulier, ou qui ont fait ligue défensive contre tous autres, sans en excepter leurs souverains, mérite d’être nommée une faction. Même un trop grand crédit parmi le peuple, si la réputation d’une personne est telle qu’on en peut au besoin dresser une armée, et qu’il faille que le public prenne de ce particulier des otages, ou quelque autre assurance, enferme une espèce de faction dans l’État. Il faut dire le sem­blable des richesses si elles sont immodérées, parce que toutes choses leur obéissent. S’il est donc vrai (comme il n’en faut pas douter) que l’état naturel des diverses sociétés civiles entre elles est un état de guerre, les princes qui laissent naître ou croître une faction dans leurs royaumes, font le même que s’ils y recevaient les ennemis. Ce qui est contre le bien des sujets et par conséquent contre les lois de nature.


XIV. Deux choses sont nécessaires à enrichir les particuliers, le travail et l’épar­gne ; à quoi contribue aussi ce qui provient naturellement de l’eau et de la terre. Il se peut ajouter un quatrième revenu, à savoir de la guerre, ou quelques-uns font leurs affaires parmi une infinité d’autres qui s’y ruinent : mais, on ne doit faire fonds que des deux premiers moyens. Car, une ville bâtie au milieu de la mer, dans une île qui n’est pas plus grande que l’enceinte des maisons, où il n’y a ni pêche ni labourage, ne peut s’enrichir que du seul trafic et de la manufacture. Il est vrai que si elle avait un grand territoire, les habitants en deviendraient plus riches, ou n’en vaudraient pas moins, quoiqu’ils y fussent en plus grand nombre. Le quatrième moyen, qui est celui des armes, a bien été autrefois rais entre les arts lucratifs, mais sous le titre de brigandage, et de piraterie ; et il n’a été ni injuste ni déshonnête, tandis que le genre humain a demeuré dispersé en familles, avant que la société civile fût établie : car, qu’est autre chose le brigandage, que la guerre d’une petite troupe ? Aussi dans les armées, quand des parties sortent pour aller au pillage, on dit en termes de milice, qu’elles vont à la petite guerre. Et de grandes villes, comme celles de Rome et d’Athènes, ont tellement accru le domaine de leur république par le butin de leurs armées, par les contribu­tions, et par les conquêtes, que non seulement, elles n’ont pas eu besoin d’exiger aucune taille des citoyens, mais qu’elles leur ont distribué de grosses sommes d’argent par tête, et assigné des terres en partage. Toutefois, il ne faut point mettre cette sorte d’accroissement de richesses en ligne de compte. Car, l’art militaire, en ce qui concer­ne le gain qu’on y fait, est comme un jeu de hasard, où quantité de personnes se ruinent et fort peu en profitent. N’y ayant donc proprement que ces trois moyens, le revenu de la terre et de l’eau, le travail et l’épargne, qui servent à enrichir les particu­liers, les souverains ne doivent s’amuser qu’au règlement de ceux-ci. Au premier seront utiles les lois, qui favorisent les arts par lesquels on améliore le revenu des terres, des étangs, des mers et des rivières, tels que sont la pêche et l’agriculture. Au deuxième, servent toutes les lois qui empêchent la fainéantise et qui excitent l’indus­trie des hommes, ou qui relèvent et mettent en honneur l’art de naviguer (par lequel les commodités de tout le monde sont apportées en une ville, sans qu’elles coûtent presque que la peine de les aller quérir), les mécaniques (sous lesquelles je com­prends toutes les diverses industries des artisans) et les sciences mathématiques, qui sont la source et des arts mécaniques et de la navigation. Au troisième moyen, servi­ront les lois qui restreignent les dépenses excessives de la bouche et des vête­ments, et en général de toutes les choses qui se consument par l’usage. Or, comme de telles lois mènent aux fins susdites, c’est aussi du devoir des souverains de les établir.


XV. La liberté des sujets ne consiste pas en ce qu’ils soient exempts des lois de l’État, ou que les souverains ne puissent pas établir telles lois que bon leur semble. Mais, parce que tous les mouvements et toutes les actions des particuliers, ne peuvent jamais être tellement réglées, ni leur variété si limitée, qu’il n’en demeure presque une infinité qui ne sont ni commandées, ni défendues et que les lois laissent au franc arbitre des hommes, chacun est libre à leur égard, et la liberté de laquelle on jouit de ce côté-là, est cette partie du droit de nature, à laquelle les lois n’ont pas encore touché, et dont il nous reste l’usage. Sur quoi il m’est venu souvent en la pensée, que comme l’eau qui croupit dans les bords d’un étang se corrompt, ou si d’autre côté elle n’est retenue, elle se répand et coule par tout autant d’ouvertures qu’elle rencontre. Ainsi les sujets d’un État, s’ils ne se mancipaient jamais à des choses contraires aux lois, ils s’engourdiraient ; et s’ils les choquaient en toutes leurs actions, ils passeraient à une trop grande licence : mais tant plus de choses il y a que les lois laissent indé­terminées, d’autant plus étendue est la liberté dont ils jouissent. L’une et l’autre de ces extrémités est vicieuse : car les lois n’ont pas été inventées pour empêcher toutes les actions des hommes ; mais afin de les conduire, de même que la nature n’a pas donné des bords aux rivières pour en arrêter, mais pour en diriger la course. La mesure de cette liberté doit être prise sur le bien des sujets et sur l’intérêt de l’État. C’est pourquoi j’estime que c’est une chose particulièrement contraire au devoir des souve­rains et de tous ceux qui ont droit de donner des lois, d’en établir plus qu’il n’en est absolument de besoin pour l’intérêt des particuliers, et pour celui de la république. Car les hommes ayant accoutumé de délibérer de ce qu’ils doivent faire, ou ne pas faire, plutôt en consultant leur raison naturelle, que par la science des lois ; lorsque celles-ci sont en trop grand nombre pour se bien souvenir de toutes et que quelques-unes défendent ce à quoi la raison ne touche point directement ; il faut de nécessité qu’ils tombent insciemment et sans aucune mauvaise intention, dans les lois, comme dans des pièges qui ont été dressés à cette innocente liberté, que les souverains doivent conserver à leurs sujets suivant les règles de la nature.


XVI. C’est une des grandes parties de la liberté innocente de la société civile et un point nécessaire à chaque citoyen pour bien et heureusement vivre, qu’il n’y ait aucunes peines à craindre, si ce n’est celles que l’on peut prévoir et attendre. Ce qui s’observe lorsque les lois n’en imposent aucunes, ou quand on n’en exige pas de plus grandes que celles qui ont été une fois établies. Lorsqu’elles ne sont pas définies par les lois, celui qui les transgresse le premier doit attendre une peine indéfinie, ou arbitraire, et le prévenu est tourmenté d’une crainte indéterminée de même que son supplice. Or, la loi de nature commande à ceux qui ne sont pas soumis aux lois civiles (suivant ce que j’ai dit au chap. III, art. II), et par conséquent aux souverains, de ne pas regarder en la punition des crimes le mal passé, mais le bien à venir ; de sorte que les peines arbitraires, qui ne se mesurent pas à l’utilité publique, sont injustes. Mais lorsque les peines sont définies, soit par une loi formelle, qui dise en termes exprès, que celui qui agira ainsi sera puni de cette sorte ; ou par la pratique, qui sans loi prescrite, a permis au commencement l’infliction d’une peine arbitraire, mais qui, après le supplice du premier coupable, est devenue déterminée (car l’équité naturelle ordonne que ceux qui faillent également soient également punis) ; en cette rencontre, dis-je, c’est une chose contraire à la loi de nature, que d’exiger un supplice plus rude que la loi ne l’a défini. Car la fin de la punition n’est pas de contraindre la volonté de l’homme, mais de la corriger, et de la rendre telle que la désire celui qui a imposé la peine. Et la délibération n’est autre chose que l’action de mettre, comme dans une balance, les avantages et les inconvénients de ce que nous voulons entreprendre, après quoi celui des bassins l’emporte nécessairement où le poids des raisons le fait incliner. Si donc le législateur ordonne à un certain crime quelque supplice, dont la crainte ne soit pas capable d’empêcher l’envie qu’on a de le commettre, il faut lui imputer et rejeter sur le souverain l’excès du désir qui prévaut par-dessus la crainte de la peine ; et ainsi, s’il prend une plus griève punition de l’offense, qu’il ne l’a ordonnée par ses lois, il punit en autrui sa propre faute.


XVII. C’est aussi une des choses qui regarde l’innocente et nécessaire liberté des sujets de laquelle nous parlons, que chacun puisse jouir, sans aucune appréhension, des droits que les lois lui accordent. Car, ce serait en vain qu’elles distingueraient le mien et le tien, si elles le laissaient derechef confondre par des faux jugements, par des larcins et par des brigandages. Or, tout cela peut arriver là où les juges sont corruptibles. Car, la crainte qui détourne les hommes de mal faire, ne vient pas de ce qu’il y a des peines établies : mais de ce qu’on les exige et qu’on les fait sentir aux coupables. En effet, comme l’on juge de l’avenir par le passé, l’on n’attend guère ce que l’on voit arriver rarement. Si donc les juges, subornés par des présents, gagnés par faveur, ou touchés de pitié, se laissent corrompre et relâchent des peines que les lois ordonnent, donnant par ce moyen espérance aux méchants de demeurer impunis ; les gens de bien seront continuellement exposés aux voleurs, aux assassins et aux imposteurs ; on ne pourra plus avoir de commerce, on n’osera se remuer, la société civile sera dissoute ; et chacun reprendra l’ancien droit de se protéger comme bon lui semble. De sorte que la loi de nature commande aux souverains, non seulement d’administrer eux-mêmes la justice, mais aussi d’y obliger, sous de grièves punitions, les juges subalternes ; et ainsi d’ouvrir les oreilles aux plaintes des particuliers et d’établir des grands jours, lorsqu’il en est de besoin, c’est-à-dire, d’envoyer des com­mis­saires ou des intendants, qui prennent connaissance des déportements des juges ordinaires.