Le Citoyen/Chapitre XIV

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 308-338).

CHAPITRE XIV

Des lois et des offenses.


SOMMAIRE

1. Quelle différence il y a entre la loi et le conseil. IL Comment elle diffère du pacte. III. Et comment elle diffère du droit. IV. Division des lois en divines et humai­nes, et des divines en naturelles et positives ; et des naturelles en celles de chaque homme particulier et celles des nations. V. Division des lois humaines, c’est-à-dire, civiles, en sacrées et séculières. VI. Autre division des lois civiles en distri­butives et vindicatives. VII. Que la distributive et la vindicative ne sont pas deux espèces de lois différentes ; mais deux diverses parties. VIII. Qu’à toute loi il faut sous-entendre une peine apposée. IX. Que les commandements du Décalogue, tou­chant l’honneur dû aux parents, le meurtre, l’adultère, le larcin et le faux témoignage, sont des lois civiles. X. Qu’il est impossible de rien ordonner par la loi civile de contraire à la loi de nature. XI. Qu’il est essentiel à la loi qu’elle et le législateur soient connus. XII. Comment on connaît le législateur. XIII. Que pour connaître la loi, la promulgation et l’inter­prétation sont nécessaires. XIV. Division de la loi civile, en écrite et non écrite. XV. Que les lois naturelles ne sont pas des lois écrites ; et que, ni les réponses des juriscon­sultes, ni la coutume, ne sont pas d’elles-mêmes des lois, mais par le consentement du souverain. XVI. Qu’est-ce que signifie le mot de péché, en sa plus large signification. XVII. Définition du péché. XVIII. Différence entre le péché d’infirmité et de malice. XIX. Sous quel genre de péché est réduit l’athéisme. XX. Qu’est-ce que crime de lèse-majesté. XXI. Que par crime de lèse-majesté, on enfreint les lois de nature et non pas les lois civiles. XXII. C’est pourquoi il est punis­sable par le droit de la guerre et non pas par le droit de la souveraineté. XXIII. Que la distinction de l’obéissance en active et passive est mauvaise.


I. La loi est confondue quelquefois par ceux qui épluchent moins scrupuleusement la signification des mots avec le conseil, et quelquefois aussi avec le pacte, et avec le droit. Ceux-là confondent la loi avec le conseil, qui estiment que c’est le devoir d’un monarque, non seulement d’écouter ses conseillers, mais de leur obéir ; comme si c’était une chose inutile de prendre conseil, si on ne le suit. Mais la distinction entre le conseil et la loi doit être prise de la différence qu’il y a entre un conseil, et un com­man­dement. Or, le conseil est une espèce d’ordonnance à laquelle toute la raison pourquoi nous obéissons se tire de la chose même qui est ordonnée. Là où le com­man­dement est une ordonnance à laquelle toute la raison d’obéir se tire de la volonté de celui qui commande. Car, à parler proprement, on ne dit point : « je le veux et je l’ordonne ainsi », si on n’ajoute ensuite, « tel est notre plaisir ». Puis donc que l’on n’obéit pas aux lois à cause de la chose même qui y est commandée, mais en considé­ration de la volonté du législateur, la loi n’est pas un conseil, mais un édit ou une ordonnance ; et je la définis de cette sorte. La loi est une ordonnance de cette personne (soit d’un seul homme qui gouverne, ou d’une cour) dont le commandement tient lieu de raison suffisante pour y obéir. Ainsi les commandements de Dieu sont ses lois à l’égard des hommes ; ceux de l’État à l’égard des sujets ; et en général tout ce que les plus forts ordonnent à ceux qui étant les plus faibles ne peuvent point résister, prend à leur égard la forme de loi. D’où je conclus que la loi et le conseil sont différents en diverses façons. Car celle-là appartient à celui qui a puissance sur ceux auxquels elle est donnée ; et ce dernier est d’une personne qui n’a aucune autorité sur celui lequel il conseille. On est obligé de faire par devoir ce que la loi commande ; mais on a son franc arbitre en ce que le conseil ordonne. Celui-ci tend à la fin et se propose d’avan­cer les desseins de ceux auxquels on le donne : mais la loi ne vise qu’au but de celui qui commande. On ne se mêle de conseiller que ceux qui désirent d’en­ten­dre quelques avis ; mais souvent on impose des lois à ceux qui sont bien marris de les recevoir. Enfin, nous pouvons remercier et démettre de leur charge ceux qui nous conseillent, lorsque bon nous semble : mais le droit de faire des lois n’est pas ôté au législateur au gré de ceux qui les reçoivent.


II. Ceux-là confondent la loi avec le pacte, qui estiment que les lois ne sont autre chose, que des conclusions reçues, ou des façons de vivre déterminées par le commun consentement des hommes. Aristote est de ceux-là quand il définit la loi de cette sorte : La loi est une conclusion prise et arrêtée du commun consentement de tout le public, enseignant de quelle façon il se faut comporter en chaque occurrence. Mais cette définition ne regarde pas tant la loi en général, comme la loi civile en parti­culier. Car, il est bien manifeste que les lois divines, ni les naturelles ne sont pas venues du consentement des hommes, vu que si cela était, elles pourraient être abro­gées par ce même consentement ; et toutefois elles sont immuables. je passe plus avant et je dis que cette définition d’Aristote n’est pas une bonne définition de la loi civile, car en cet endroit-là, par le public ou l’État, on entend une personne civile, qui n’a qu’une seule volonté, ou une multitude de personnes dont chacune a l’usage de sa volonté particulière. Si c’est au premier sens qu’on le prenne, ces termes, du commun consentement, sont hors de saison ; car une personne seule n’a pas un consentement commun et il ne fallait pas ajouter enseignant, mais plutôt commandant de quelle façon il se faut comporter en chaque rencontre ; car l’État commande à ses sujets ce qu’elle leur enseigne. Il a donc entendu par le public, une multitude de personnes qui d’un commun consentement désignent par écrit, et confirment par leurs suffrages, la manière en laquelle ils auront à vivre dorénavant. Or, que sont autre chose ces formules qu’ils se prescrivent, que des pactes mutuels qu’ils se font, et qui n’obligent personne, ni ne sont des lois, qu’après l’établissement d’une puissance souveraine, qui contraigne ceux qui viendraient à les enfreindre et qui en mépriseraient la promul­gation ? De sorte que, selon la définition d’Aristote, les lois ne seraient autre chose que des nues et invalides conventions, dont la force ne sortirait à effet que lorsque l’État recouvrerait l’usage de son autorité suprême, et qui ne seraient érigées en vraies lois que quand il plairait au souverain. Il a donc confondu les pactes avec les lois ; ce qu’il ne devait pas faire, car le pacte est une promesse et la loi est un commandement ; en un pacte l’on dit, je ferai et en une loi l’on ordonne de faire : par les contrats * nous sommes obligés ; et par les lois nous sommes attachés à notre obligation. Le contrat oblige de soi-même ; mais la loi n’oblige qu’en vertu du pacte général de rendre obéissance. C’est pourquoi en une convention, avant que de s’obliger, on détermine ce qu’il faut faire ; mais en une loi l’obligation précède, c’est-à-dire, l’on promet d’obéir avant que l’on sache ce qu’il faudra faire. Ce qui me persuade qu’Aristote eût mieux fait de définir la loi civile de cette sorte : la loi civile est une conclusion définie par la volonté de l’État, commandant ce qu’il faut faire ; ce qui tombe dans la définition que j’ai apportée ci-dessus chapitre VI, article IX, à savoir, que les lois civiles sont des ordonnances ou des édits que le souverain a publiés pour servir dorénavant de règle aux actions des particuliers.


Remarque :

  • [Par les contrats nous, etc.] Il a semblé à quelques-uns que ces deux diverses façons de parler : Nous sommes obligés, etc. Nous sommes attachés à notre obligation, recevaient un même sens et qu’ainsi, je ne faisais que me servir de deux expressions pour signifier une seule chose. Il faut donc que je tâche de m’expliquer plus clairement. Quand un homme est obligé par contrat, il doit faire ce qui y est contenu à cause de sa promesse, mais quand la loi nous attache à notre obligation, c’est qu’elle use de menace et nous force par la crainte de la peine à faire notre devoir.


III. Ceux-là confondent la loi avec le droit, qui continuent à faire ce que le droit divin permet, quoique la loi civile le défende. A la vérité, celle-ci ne peut pas per­mettre ce que l’autre défend, ni interdire ce dont elle accorde la permission. Mais rien n’empêche que la loi civile ne défende ce qui est permis par le droit divin ; car les lois subalternes et inférieures peuvent restreindre la liberté que les plus hautes ont laissée, quoiqu’elles ne puissent pas l’élargir. Or, est-il que la liberté naturelle que les lois ont laissée, plutôt qu’établie, est un droit : car, sans elles, cette liberté demeurerait tout entière ; mais la loi naturelle et la divine lui ont donné la première restriction ; les lois civiles la restreignent encore davantage ; et ce que celles-ci omettent, peut derechef être limité par les constitutions particulières des villes et des républiques. Il y a donc une grande différence entre la loi et le droit ; la loi est un lien, le droit est une liberté, et ce sont choses diamétralement opposées.


IV. Toute loi peut être divisée, premièrement, à raison de ses divers auteurs, en divine et en humaine. La divine est de deux sortes, comme c’est en deux manières qu’il a plu à Dieu de faire connaître aux hommes sa volonté ; la naturelle ou morale et la positive. La loi naturelle est celle que Dieu a déclarée à tous les hommes par sa parole éternelle créée dans eux-mêmes, c’est-à-dire, par leur raison naturelle. Et c’est celle que j’ai tâché de découvrir par mes méditations en ce petit ouvrage. La loi positive est celle que Dieu nous a fait annoncer par la bouche des prophètes, en laquelle dispensation, il s’est accommodé aux hommes et a traité avec nous en hom­me. Je mets sous ce genre toutes les lois que Dieu donna autrefois aux Juifs, touchant leur gouvernement politique et le service divin ; et on les peut nommer des lois divines civiles, parce qu’elles étaient particulières au peuple d’Israël, de l’État duquel il lui plaisait de prendre la conduite. Derechef, la loi naturelle se peut diviser en naturelle à tous les hommes du monde, qui étant seule en l’usage, se nomme propre­ment la loi de nature ; et en naturelle aux États, que l’on peut nommer la loi des gens, mais d’ordinaire on lui donne le titre de droit des gens. Les préceptes de l’un et de l’autre sont les mêmes ; toutefois, parce que les républiques étant une fois établies, prennent la forme de personnes particulières, la loi que nous appelons naturelle, en parlant des hommes en particulier, appliquée aux États, aux peuples, et aux nations, reçoit la qualité de droit des gens. De sorte que tous ces éléments que je viens de donner de la loi et du droit de nature, étant rapportés à l’usage des États et des nations entières, peuvent servir d’éléments aux lois ou aux droits des gens, dont parlent les jurisconsultes et les politiques.


V. Toute loi humaine est civile : car, hors de la société, l’état des hommes est celui d’une hostilité perpétuelle ; à cause qu’on n’y est point sujet à autrui, et qu’il n’y a point d’autre loi que ce que la raison naturelle dicte, dont on se sert comme de loi divine. Mais dans une république, il n’y a que l’État, c’est-à-dire, le prince, ou la cour souve­raine, qui tienne rang de législateur. Au reste, ces lois civiles peuvent être divisées suivant la diverse matière dont elles traitent, en sacrées et séculières, ou profanes, et qui regardent le temporel.

Les sacrées sont celles qui. concernent la religion, c’est-à-dire les cérémonies et le culte divin (à savoir en quelle manière et quelles personnes, quelles choses, ou quels lieux il faut consacrer ; quelles doctrines il faut enseigner publiquement touchant la divinité ; en quels termes et avec quelles cérémonies il faut concevoir et faire les prières et choses semblables) ; et elles ne se trouvent définies par aucune loi divine positive ; car les lois civiles sacrées qui règlent les choses saintes, sont lois humaines et se nomment aussi ecclésiastiques. Mais les séculières ont accoutumé de retenir le nom général de lois civiles ; d’où vient la différence du droit civil, et du droit canon.


VI. Derechef, la loi civile a deux parties, à raison de deux offices du législateur, dont l’un est de juger, et l’autre de contraindre à acquiescer au jugement, à savoir la distributive et la vindicative ou peinaire. La distributive est celle par laquelle on rend à chacun ce qui lui appartient, c’est-à-dire, qui établit des règles sur toutes choses par le moyen desquelles nous sachions ce qui est à nous et ce qui est à autrui ; afin qu’on ne nous empêche pas de jouir du nôtre et que nous laissions réciproquement aux autres ce qu’ils doivent posséder ; comme aussi afin que personne ne puisse prétendre ignorer ce qu’il lui est licite ou illicite de faire ou d’omettre. La partie vindicative touche le criminel, et définit les peines dues à ceux qui transgressent les lois.


VII. Au reste, la distributive et la vindicative ne sont pas deux espèces de lois, mais deux parties d’une seule loi. En effet, si une loi ne dit autre chose que ceci, par exemple, que ce que vous aurez pris en mer dans vos filets soit à vous, elle parle inutilement. Car bien qu’un autre vous ôte ce que vous aviez pris, il ne laisse pas d’être encore à vous ; à cause qu’en l’état de nature, où toutes choses sont communes à tous, ce qui est vôtre, est aussi à autrui ; de sorte que la loi n’a que faire de vous dire que quelque chose vous appartient, parce qu’elle vous appartenait avant qu’elle le dît et qu’après la promulgation de la loi, la chose ne laisse pas de continuer à vous appartenir, quoiqu’un autre la possède. La loi donc ne sert à rien, si elle n’entend et ne fait en sorte que vous puissiez posséder et jouir du vôtre comme et quand il vous plaira, à l’exclusion de tous les autres qui y auraient des prétentions ou qui voudraient vous empêcher. Car c’est ce qui est requis à la propriété des biens ; non que quelqu’un s’en puisse servir, mais qu’il s’en puisse servir seul ; à savoir, en donnant l’ordre que personne n’y apporte de l’empêchement. Or, ce serait en vain que l’on voudrait établir ce bon ordre, si l’on ne faisait appréhender des peines à la désobéissance ; et par conséquent, la loi aurait peu d’effet, si elle ne comprenait l’une et l’autre parties, celle qui défend de commettre des offenses, et celle qui punit ceux qui les commettent. La première, que je nomme distributive, enferme une défense, d’où, en termes du palais, elle se peut dire prohibitoire et parle à tous en général. La seconde qu’on nomme vindicative, et qui ordonne des peines, porte un commandement particulier aux officiers et ministres de la justice.


VIII. D’où l’on peut aussi comprendre qu’à toute loi civile il y a une peine expli­citement, ou implicitement annexée. Car là où la peine n’est définie, ni par écrit, ni par aucun exemple de la punition de quelque coupable, on sous-entend que la peine doit être arbitraire, à savoir dépendante de la volonté du législateur, c’est-à-dire, du souverain. En effet, la loi serait nulle, si elle pouvait être impunément violée.


IX. Or, d’autant que l’on doit aux civiles, ce que chacun a son droit propre et séparé de celui des autres, et que ce sont elles qui défendent d’envahir le bien d’autrui, il s’ensuit que ces commandements, tu ne refuseras point à ton père et à ta mère l’honneur que les lois te prescrivent de lui rendre, tu ne tueras point celui que les lois défendent de tuer, tu éviteras les embrassements illicites ; tu ne prendras point le bien d’autrui contre la volonté du légitime possesseur ; tu ne frustreras point les lois et les jugements par un faux témoignage, sont des lois civiles. Les lois naturelles ordonnent les mêmes choses, mais implicitement, car elles commandent (comme il a été dit chapitre III, article 11) de garder des pactes, et ainsi d’obéir quand on a promis obéissance et de s’abstenir du bien d’autrui quand les lois civiles ont défini ce qui appartient à chacun. Or est-il que tous les sujets promettent (selon l’article XIII du chapitre VI) par l’établissement de la république d’obéir aux ordonnances du souve­rain, c’est-à-dire aux lois civiles, même avant qu’on peut les enfreindre ; car la loi naturelle obligeait en l’état de nature, auquel premièrement rien n’était à autrui (pour ce que la nature a donné toutes choses à tous) et dans lequel par conséquent il était impossible d’envahir le bien d’un autre ; d’ailleurs, où toutes choses étaient communes, c’est pourquoi il n’y avait point d’embrassement qui ne fût permis ; en troisième lieu, où il y avait un état de guerre perpétuelle, ce qui autorisait le meurtre ; en quatrième, où chacun pouvait régler toutes choses à sa fantaisie et ainsi déterminer l’honneur qu’il devait à ses parents ; enfin, où il ne se rendait point de jugements publics et où par conséquent les témoins ni faux ni véritables n’étaient point en usage.


X. Vu donc que l’obligation à observer ces lois est plus ancienne que leur promul­gation, comme étant comprise dans la constitution de l’État, en vertu de la particulière loi de nature qui défend de fausser sa foi, il est vrai que la loi de nature commande l’observation de toutes les lois civiles. Car, lorsqu’on est obligé d’obéir, même avant qu’on sache ce qui sera enjoint, on est tenu de rendre une obéissance générale en toute sorte de choses. D’où il s’ensuit, qu’aucune loi civile, qui ne choque point l’honneur et le respect dû à la divinité (car les États ne sont point libres ni souverains, ni ne sont point dits faire des lois à l’égard de Dieu) ne peut être contre la loi de nature. Pour ce qu’encore que cette dernière défende le larcin, l’adultère, etc., toutefois, si la loi civile commande de se saisir de quelque chose, cette invasion ne doit point être estimée un larcin ou un adultère, etc. En effet, lorsque les Lacédémo­niens permirent autrefois à leurs enfants, sous certaines conditions, de prendre le bien d’autrui, ils ordonnèrent que ce qui aurait été pris ne serait plus à autrui, mais à celui qui s’en serait accom­modé ; de sorte que la pratique d’une telle adresse n’était pas comptée parmi les lar­cins : ainsi la conjonction de divers sexes, permise suivant les lois de quelques infidèles, était parmi eux un mariage légitime.


XI. Il est nécessaire à l’essence de la loi, que les sujets sachent deux choses. Pre­miè­rement, quelle est cette personne, ou cette cour souveraine, à qui le droit de faire des lois appartient. Secondement, qu’est-ce que la loi dit. Car, celui qui n’a jamais su à qui, ni à quoi il est obligé, ne peut obéir et par conséquent demeure comme s’il n’était pas tenu à obéir. Je ne dis pas qu’il soit nécessaire à l’essence de la loi, que telle ou telle chose soit perpétuellement connue et présente à la pensée, mais seulement qu’elle l’ait une fois été et si, après cela, un sujet vient à oublier le droit du législateur, ou le sens de la loi, cet oubli n’empêche point qu’il ne soit tenu à obéir ; parce que la mémoire ne lui eût pas manqué, si sa volonté eût été bonne, et s’il eût été disposé intérieurement à l’obéissance que la loi naturelle lui ordonne et laquelle personne ne peut prétendre ignorer.


XII. La connaissance du législateur dépend du sujet ou du citoyen même ; car le droit de faire des lois ne peut être conféré à personne sans son consentement et sans une convention expresse ou sous-entendue. Elle est expresse lorsque les citoyens dès le commencement établissent entre eux une forme de gouvernement de la république, ou quand ils promettent de se soumettre au commandement d’un certain homme ; elle est au moins sous-entendue, quand ils se servent du bénéfice de l’empire ou des lois de quelque autre État pour leur protection et leur conservation contre les violences étrangères. En effet, lorsque nous demandons pour notre intérêt que nos concitoyens obéissent au commandement de quelque autre puissance que celle de notre État pro­pre, par cette demande, nous avouons que sa puissance est légitime. C’est pourquoi l’on ne peut jamais prétendre cause d’ignorance du pouvoir de faire des lois ; vu que chacun doit savoir ce qu’il a fait lui-même.


XIII. Mais la connaissance des lois dépend du législateur qui en doit faire la promulgation, sans laquelle ce titre ne leur conviendrait pas. Car, la loi est un com­man­dement du législateur ; or, un commandement est la déclaration de la volonté de quelqu’un. Ce n’est donc pas une loi si la volonté du législateur n’est pas déclarée ; ce qui se pratique en la promulgation. Cependant en la promulgation on doit être certain de deux choses, premièrement que celui ou ceux qui la font ont eux-mêmes le droit de dresser des lois, ou qu’ils l’empruntent de ceux ou de celui à qui il appartient ; et en deuxième lieu, on doit entendre le sens de la loi. Or, le premier point, à savoir que les lois promulguées partent du souverain, ne peut être connu exactement et d’une science infaillible, que de ceux-là tant seulement qui les lui ont entendues prononcer ; il faut que tous les autres s’en rapportent à eux et les croient ; il est vrai que les raisons de croire sont si fortes, que l’incrédulité en cette rencontre est presque impossible. Car, en un État populaire, où chacun a droit de se trouver, si bon lui semble, à la constitution des lois, les absents doivent ajouter foi à ceux qui ont été présents. Mais dans les monarchies et dans les États aristocratiques, parce qu’il y en a peu à qui il soit permis d’entendre en présence la volonté du roi, ou des principaux de l’État, il est nécessaire qu’on donne le pouvoir à ce petit nombre de la faire savoir à tous les autres, c’est-à-dire d’en faire la promulgation. Et ainsi nous recevons comme arrêts et édits du prince, ce qui nous est donné pour tel de vive voix, ou par écrit, par ceux dont la charge est de nous les faire savoir. Ayant donc plusieurs occasions de croire aux édits qui courent, comme si l’on a vu que le prince, ou la cour souveraine s’est servie toujours auparavant de tels conseillers, de tels secrétaires, de tels hérauts, de tels sceaux, et de telles autres raisons pour déclarer sa volonté ; si l’on remarque qu’elle n’a jamais révoqué leur autorité ; qu’on a puni comme infracteurs des lois ceux qui n’ont pas voulu ajouter foi à cette sorte de promulgation ; si après tout cela, dis-je, quelqu’un obéit aux édits publiés de cette façon, il est digne d’excuse par tout le monde ; et non seulement cela, mais s’il refusait d’obéir, parce qu’il refuserait de croire que les édits sont véritables, il mériterait d’encourir une punition exemplaire. Mon raisonnement est, que c’est un signe manifeste, et une assez évidente déclaration de la volonté du souverain, que d’avoir permis que toutes ces circonstances se soient toujours observées en la publication de ses édits. J’excepte toutefois s’il se rencontrait quelque chose, dans la loi ou dans l’édit, qui fût contraire ou qui dérogeât à son autorité souveraine : car, il ne serait pas croyable qu’il voulût se porter préjudice ; ni qu’ayant toujours la volonté de régner, il permît que sa puissance fût ravalée par ses ministres. Quant à ce qui regarde le sens de la loi, il faut, lorsqu’on en doute, s’en informer des magistrats auxquels le souverain a commis la connaissance des causes et le droit de juger les procès des particuliers. En effet, prononcer un arrêt et donner une sentence pour terminer un différend, n’est autre chose qu’interpréter et faire l’applica­tion des lois aux particulières occurrences où elles viennent en usage. Au reste, nous savons qui sont ceux à qui cette dernière charge a été commise, de la même façon que nous connaissons ces autres, du ministère desquels le législateur se sert en la promul­gation de ses lois.


XIV. On peut diviser d’une autre sorte la loi civile en deux espèces, suivant deux diverses façons d’en faire la promulgation ; à savoir en loi écrite et en loi non écrite. Par la loi écrite, j’entends celle qui a besoin de la parole, ou de quelque autre signe de la volonté du législateur, pour acquérir force de loi. Car, toute sorte de loi, en sa nature et à raison du commencement de sa durée, est aussi vieille que le genre hu­main, et par conséquent plus ancienne que l’invention des lettres et de l’art de l’écri­ture. Il n’est donc pas nécessaire à la loi écrite qu’elle soit enregistrée, mais seu­le­ment qu’elle soit publiée de vive voix cette dernière condition est seule de son essence et l’autre ne sert qu’à en conserver, ou à en rappeler le souvenir ; vu qu’aupara­vant que les lettres fussent inventées pour le soulagement de la mémoire, on avait coutume de chanter les lois mises en vers pour cet usage. La loi non écrite est celle qui n’a besoin d’autre promulgation que de la voix de la nature, ou de la raison natu­relle ; et de ce rang sont toutes les lois qui de là se nomment les lois de nature. Car, encore que ces dernières soient distinguées de la civile, en tant qu’elles étendent leur juridiction sur la volonté, toutefois eu égard aux actions extérieures, elles touchent à la loi civile. Par exemple celle-ci : tu ne convoiteras point, qui ne règle que l’action intérieure de l’âme, est une loi purement naturelle ; mais celle-ci : tu ne déroberas point, est et naturelle et civile tout ensemble. Et de vrai, étant impossible de prescrire des lois tellement géné­rales, que tous les procès qui, peut-être, sont innombrables, en puissent être décidés, il est à présumer qu’en tous les cas que la loi écrite a oubliés, il faut suivre la loi de l’équité naturelle, qui ordonne de rendre à des égaux choses égales. A quoi la loi civile s’accorde, quand elle commande de punir ceux qui, à leur escient, transgressent par quelque mauvaise action la justice des lois naturelles.


XV. Cela étant expliqué de la façon que je viens de faire ; il appert premièrement, que les lois naturelles, bien qu’elles aient été décrites dans les livres des philosophes, ne doivent pas être pourtant nommées des lois écrites ; et que les raisonnements des jurisconsultes ne sont pas des lois, faute d’autorité souveraine, ni aussi les réponses des prudents, c’est-à-dire des juges, si ce n’est en tant que le consentement du souverain les a faites passer en coutume ; car, alors, il les faut tenir pour des lois, non à cause de la coutume en elle-même (dont la force n’établit pas une loi), mais ensuite de la volonté du souverain, que l’on recueille de ce qu’il a permis à un arrêt juste, ou injuste, de se fortifier par la coutume. XVI. Un péché en sa plus étendue signification comprend toute action, toute parole et tout mouvement de la volonté contraire à la droite raison ; car, chacun cherche, dans son raisonnement, des moyens de parvenir à la fin qu’il s’est proposée. Si donc il raisonne bien (c’est-à-dire si, commençant par des principes fort évidents, il forme son discours d’un tissu de conséquences toujours nécessaires), il ira le droit chemin, ou autrement il s’égarera ; je veux dire, qu’il fera, qu’il dira, ou qu’il tâchera de faire quelque chose de contraire à sa fin propre : ce qui arrivant, on pourra bien dire qu’il a erré en son raisonnement, mais à l’égard de l’action qu’il a faite et de sa volonté, il faudra avouer qu’il a péché, à cause que le péché suit l’erreur, de même que la volonté suit l’entendement. Et voilà la plus géné­rale acception de ce terme, qui comprend toute action imprudente, soit qu’elle choque les lois, comme celle de renverser la maison d’autrui, soit qu’elle ne les attaque point, comme celle de bâtir sa propre maison sur le sable.


XVII. Mais lorsqu’il est question des lois, le mot de péché a une signification plus étroite et ne regarde pas toute action contraire au bon sens : mais seulement celles que l’on blâme, d’où vient qu’on le nomme mal de coulpe. Et bien qu’une chose soit exposée au blâme, il ne s’ensuit pas tout aussitôt qu’elle soit dès là un péché, ni qu’on la doive nommer une coulpe ; mais si c’est avec raison, qu’elle soit blâmée. Il faut donc rechercher ce que c’est que blâmer raisonnablement, ou au rebours blâmer hors de raison. Les hommes sont de cette nature, que chacun nomme bien ce qu’il dési­rerait qu’on lui fit et mal ce qu’il voudrait éviter ; de sorte que suivant la diversité de leurs affections, il arrive que ce que l’un nomme bien, l’autre le nomme mal ; et qu’une même personne prend des sentiments contraires en fort peu de temps, ou qu’elle approuve en soi et qualifie bonne, une chose qu’elle blâme et veut faire passer pour mauvaise en autrui. Car au fond, nous mesurons tous le bien et le mal de quelque chose, au plaisir ou à la douleur qui nous en reviennent présentement, ou que nous en attendons. Et d’autant que nous voyons de mauvais œil les bons succès de nos ennemis, à cause qu’ils augmentent leurs honneurs, leurs richesses et leur puissance, et ceux de nos égaux, parce que nous leur disputons le rang, ils nous paraissent mau­vais, et le sont en effet à notre égard. d’ailleurs pour ce que les hommes ont de cou­tume de tenir pour méchants, c’est-à-dire d’imputer quelque coulpe à ceux desquels ils reçoivent du dommage, il ne peut être autrement, qu’on ne définisse ce qui est blâmable, ou ce qui ne l’est pas, par le consentement de ceux à qui mêmes choses ne plaisent, ou ne plaisent pas. On peut à la vérité convenir en certaines choses générales et les nommer tous d’une voix des péchés, comme l’adultère, le larcin, et semblables ; de même que si l’on disait, que tous nomment une malice à quoi ils donnent un nom qui d’ordinaire se prend en mauvaise part. Mais nous ne recherchons pas en cet endroit, si le larcin, par exemple, est un péché, nous demandons comment c’est qu’il le faut nommer et ainsi de toutes les autres choses de cette nature. Si donc parmi une telle diversité d’opinions, il ne faut pas juger de ce qui est à blâmer raisonnablement, par la raison de l’un, plutôt que par celle de l’autre, vu l’égalité de la nature humaine ; et s’il n’y a aucune raison en usage dans le monde que celle des particuliers et celle de l’État, il s’ensuit que c’est conformément à cette dernière qu’il faut définir quelles sont les choses qui méritent véritablement d’être blâmées. De sorte qu’un péché, une coulpe, une faute, ou une offense, se peut définir en cette manière, ce que quelqu’un a fait, a omis, a dit, ou a voulu contre la raison de l’État, c’est-à-dire contre les lois.


XVIII. Cependant il n’y a rien de plus certain que l’on peut transgresser les lois par infirmité humaine, quoique au fond on désire de les observer ; mais cela n’empê­che pas qu’on ne blâme avec raison et qu’on ne nomme une offense une telle action comme contrevenante à la justice. Il y a des personnes qui méprisent les lois toutes fois et quantes qu’il y a apparence de gain et d’impunité, et qui ne s’empêchent de les enfreindre par aucun scrupule de conscience, quelque promesse ou quelque parole qui ait été donnée ; ce ne sont pas les actions tant seulement de cette sorte de gens qui contreviennent aux lois, leur esprit est le premier dans le dérèglement : mais ceux qui ne pèchent que par infirmité, même lorsqu’ils faillent, ne méritent pas de perdre le titre de gens de bien ; là où les autres ne laissent pas d’être des méchants, encore qu’ils ne commettent point de crime. Or, quoique l’un et l’autre, l’âme et l’action, répugnent aux lois, on distingue néanmoins par divers noms ces répugnances. Car, l’irrégularité de l’action se nomme injustice, et celle de l’esprit est proprement malice et méchan­ceté. La première est une infirmité qui vient ensuite de quelque perturbation de l’âme, dans laquelle le plus souvent on n’est pas à soi-même ; mais la dernière est une malice concertée, l’âme y agit sans trouble, et sait bien ce qu’elle fait.


XIX. Or, s’il n’y a point d’offense qui ne soit contre quelque loi, ni aucune loi qui ne soit un commandement du souverain ; et s’il n’y a point de souverain à qui nous n’ayons donné sa puissance par notre consentement, comment dira-t-on que celui-là pèche qui nie l’existence ou la providence de Dieu, ou qui vomit contre lui quelque autre blasphème ? Car, il alléguera qu’il n’a jamais soumis sa volonté à celle de Dieu, duquel même il n’a pas cru l’existence. Et que quand bien son opinion serait fausse, et du rang des offenses, elle ne saurait pourtant être comprise que par­mi les péchés d’imprudence, ou d’ignorance, qu’on ne peut pas punir légitimement. Il me semble que ce discours ne doit être reçu qu’avec restriction et qu’on n’en peut accorder tout au plus que cette partie, à savoir que ce péché d’athéisme, quoiqu’il soit le pire et le plus pernicieux de tous, doit être rapporté aux péchés d’impru­dence* ; mais c’est une chose absurde de penser que cette imprudence, ou que cette ignorance le rende excusable. Il est vrai qu’un athée n’est point puni, ou de Dieu im­médiatement, ou des rois que Dieu a établis au-dessous de sa majesté, en qualité de sujet, parce qu’il n’a pas observé les lois, mais comme un ennemi qui n’a pas voulu les recevoir ; c’est-à-dire, il est puni par le droit de la guerre, comme les géants le furent autrefois dans la fable, lorsqu’ils voulurent monter au ciel, et s’en prendre aux Dieux. Car, ceux-là sont ennemis, qui ne dépendent pas l’un de l’autre, ou qui ne sont pas soumis à un même souverain.


Remarque :

  • [Rapporté aux péchés d’imprudence.] « Plusieurs ont trouvé à redire ce que j’avais rapporté l’athéisme à l’imprudence, et non pas à l’injustice : même quelques-uns ont pris cela, comme si je ne m’étais pas montré assez âpre adver­saire des athées. Ils m’ont objecté ensuite, qu’ayant dit en quelque endroit que l’on peut savoir par les lumières de la raison naturelle que Dieu est, je devais avouer que les athées pèchent du moins contre la loi de nature et qu’ainsi ils ne sont pas coupables seulement d’imprudence, mais aussi d’injustice. De moi je suis si ennemi des athées, que j’ai recherché fort soigneusement et ai désiré pas­sion­né­ment de trouver quelque loi par laquelle je puisse les condamner d’injus­tice : mais n’en découvrant aucune, je me suis mis ensuite à rechercher de quel nom Dieu nommait des personnes qui lui sont si exécra­bles. Or, voici comment Dieu parle de ces impies, l’insensé a dit en son cœur, que Dieu n’est point ; de sorte que j’ai mis leur péché sous le genre que Dieu même l’a rangé. Après cela, j’ai fait voir que les athées étaient ennemis de Dieu et j’estime que ce terme d’ennemi emporte quelque chose de plus atroce que celui d’injuste. Enfin, je confirme que pour ce sujet, ils sont justement punis de Dieu et des puissances souveraines ; si bien que je n’excuse ni n’exténue point ce crime. Quant à ce que j’ai dit, que l’on peut savoir par raisons naturelles que Dieu existe, il ne le faut pas prendre, comme si je pensais que tous peuvent atteindre à cette connais­­sance ; si ce n’est qu’on estimât qu’il s’ensuit, à cause qu’Archimède a trouvé par raison naturelle la proportion que la sphère a au cylindre, que qui que ce soit du vulgaire peut découvrir la même démonstration. Je dis donc, qu’encore que quelques-uns puissent connaître par la lumière naturelle que Dieu est, toute­fois ceux-là ne le peuvent point comprendre, qui sont plongés dans les délices, qui s’occupent continuellement à la recherche des honneurs, ou des richesses, qui n’ont pas accoutumé de bien conduire leur raison, qui n’en savent pas l’usage, ou qui ne se soucient pas de s’en servir, et enfin, qui sont entachés de quelque folie, du nombre desquels sont les athées et les impies. »


XX. Pour ce qu’en vertu du contrat, par lequel les citoyens se sont obligés l’un à l’autre d’obéir à l’État, c’est-à-dire à la souveraine puissance (soit qu’elle soit recueillie en une seule personne, ou qu’elle soit communiquée à un conseil) et de lui rendre une obéissance absolue et générale, telle que je l’ai ci-dessus représentée, naît une obliga­tion particulière de garder toutes et chacune des lois civiles, que ce pacte comprend toutes ensemble ; il est manifeste que le sujet qui renonce à cette générale convention de l’obéissance, renonce en même temps à toutes les lois de la société civile. Ce qui est un crime d’autant plus énorme que quelque autre offense particulière, que l’habi­tude de faillir perpétuellement est bien moins pardonnable qu’une simple com­mission de quelque faute. Et c’est là proprement le péché qu’on nomme crime de lèse-majesté, que je définis une action ou un discours par lequel un citoyen ou un sujet déclare, qu’il n’a plus la volonté d’obéir au prince ou à la cour que l’État a élevée à la souve­raineté, ou dont il lui a commis l’administration. Cette mau­vaise volonté se mani­feste par les actions, lorsqu’un sujet fait violence, ou tâche de la faire à la personne du souverain ou de ses ministres, comme il arrive aux traîtres et aux assassins, et à ceux qui prennent les armes contre l’État, ou qui pendant la guerre se jettent dans le parti des ennemis. Elle paraît dans les paroles, lorsqu’on nie directe­ment qu’on soit tenu en son particulier à cette obéissance, ou que les autres y soient obligés, soit que l’on ôte tout à fait cette obéissance, comme font ceux qui diraient simplement, absolument et universellement, qu’il ne faut obéir à personne, ne réservant que l’obéissance que nous devons à Dieu, soit qu’on en retranche une partie, comme si l’on disait, que le souve­rain n’a pas droit de dénoncer la guerre quand bon lui semble, de faire la paix, de lever des soldats, d’établir des impôts, d’élire des magistrats, de donner des lois, de terminer les différends, d’exercer la justice, et de faire les autres fonctions sans l’exercice desquelles il ne peut y avoir de société civile. Ces actions et ces discours, ou de semblables, sont des crimes de lèse-majesté, non en vertu de la loi civile, mais à cause de la naturelle. Il peut bien être qu’une chose qui n’était pas crime de lèse-majesté, avant que la loi civile fût publiée, le devienne après sa promulgation. Par exemple, si la loi déclare qu’on tiendra pour un signe de renonciation à l’obéissance publique (c’est-à-dire en autres termes, pour un crime de lèse-majesté) si quelqu’un entreprend de battre de la monnaie, ou de contrefaire le sceau de l’État ; celui qui après cette déclaration s’émancipe de faire l’une ou l’autre de ces choses défendues, devient criminel de lèse-majesté tout de même qu’aux autres chefs de désobéissance. Toutefois il pèche un peu moins, parce qu’il ne transgresse pas d’un seul coup toutes les lois et qu’il n’en attaque que quelqu’une en particulier. Car encore que la loi nomme crime de lèse-majesté ce qui ne l’est pas en effet, et qu’elle veuille le rendre par là odieux, ou attirer sur lui un plus rigoureux supplice ; si est-ce qu’elle ne peut pas faire que le péché en soit plus grand et plus énorme.


XXI. L’offense qui est un crime de lèse-majesté, selon la loi de nature, doit être une transgression de cette même loi, et non pas de la civile. Car, puisqu’on est obligé à une obéissance civile (par le moyen de laquelle la loi civile acquiert toute sa force), avant que les lois civiles soient établies, et que le crime de lèse-majesté, naturelle­ment, n’est autre chose qu’une enfreinte de cette obligation ; il s’ensuit que ce crime doit transgresser une loi préalable ou plus ancienne que la civile, à savoir la naturelle qui nous défend de fausser la foi donnée et de contrevenir aux traités. Que si quelque prince souverain dressait une loi civile en cette forme : tu ne te rebelleras point, il n’avancerait rien, car, si les sujets n’étaient auparavant obligés à l’obéissance, c’est-à-dire à éviter la rébellion, toutes les lois seraient invalides ; or, une obligation qui prétend de nous lier à une chose à laquelle nous étions déjà obligés, est entièrement superflue.


XXII. D’où je tire cette conséquence, que les rebelles, les traîtres et les autres convaincus de crime de lèse-majesté, ne sont pas punis par le droit civil, mais par le droit de nature, c’est-à-dire non en qualité de mauvais citoyens, mais comme ennemis de l’État et que la justice ne s’exerce pas contre eux par le droit de la souveraineté, mais par celui de la guerre.


XXIII. Il y en a qui croient qu’on expie les péchés contre la loi civile, quand la peine est définie par la loi, si on la souffre volontiers ; et que ceux qui y ont satisfait par leur supplice, ne sont plus coupables devant Dieu pour avoir transgressé la loi de nature (bien qu’il soit vrai qu’on enfreint la civile en transgressant cette dernière qui en commande l’observation) ; comme si la loi ne défendait pas l’action, mais propo­sait seulement la peine en forme de récompense et vendait à ce prix-là la permission de mal faire. Par la même raison, ils pourraient inférer aussi, qu’aucune transgression de la loi n’est péché ; mais que chacun doit jouir légitimement de la liberté qu’il a achetée à ses propres dépens. Sur quoi il faut savoir que les termes de la loi peuvent être interprétés en deux sens. En l’un, comme contenant deux parties (ainsi qu’il a été dit en l’article VII), à savoir la prohibitoire qui défend absolument, tu ne feras point une telle chose ; et la vindicative, celui qui fera une telle chose encourra une telle peine. En l’autre, la loi ne contient qu’un sens conditionnel, par exemple : vous ne ferez point une telle chose, si vous ne voulez encourir une telle punition. Et ainsi elle ne défend pas simplement, mais conditionnellement. Si on l’interprète de la première façon, celui qui commet l’action pèche, parce qu’il fait ce que la loi a défendu. Mais en l’autre il ne demeure point coupable, pour ce qu’on n’a pas défendu la chose à celui qui en accomplit la condition : au premier sens, la défense s’adresse à tout le monde ; mais au dernier, elle ne regarde que ceux qui se soustraient à la peine. Au premier sens, la partie vindicative de la loi n’oblige point le coupable, mais bien le magistrat à en prendre vengeance ; au deuxième, le criminel est obligé de procurer lui-même sa punition ; ce qu’il ne lui est pas bien possible d’exécuter, si les peines sont grièves ou capitales. Il dépend du souverain de déterminer en quel de ces deux sens il faut prendre la loi. Lors donc qu’on est en doute de son interprétation, puisque nous sommes assurés qu’on ne pèche point en s’abstenant d’une certaine action, ce sera un péché que de la commettre, quelque explication que l’on puisse ensuite donner à la loi. Car, doutant si une action est mauvaise, et pouvant vous en abstenir, c’est témoi­gner quelque mépris de la loi que de se hasarder de la faire ; et ainsi, par l’article XXVIII du chapitre III, ce sera un péché contre la loi de nature. C’est pourquoi j’estime fort inutile la distinction de l’obéissance en active et passive, comme s’il était possible d’expier par des peines que les hommes ont inventées, ce qui est péché contre la loi de nature, qui est celle de Dieu même ; ou comme si ceux-là ne faillaient point, qu’ils faillent à leur propre dommage.