Le Citoyen/Chapitre XVII

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 405-472).

CHAPITRE XVII

Du règne de Dieu par la nouvelle alliance.



SOMMAIRE

I. Prophéties touchant la dignité de Christ. II. Prophéties touchant l’humilité et la passion de Christ. III. Que Jésus est le Christ. IV. Que le règne de Dieu par la nou­velle alliance n’est pas le règne de Christ en tant que Christ, mais en tant que Dieu. V. Que le règne de Dieu par la nouvelle alliance est céleste et commence au jour du jugement. VI. Que le gouvernement de Christ en ce monde n’a pas été avec empire, mais par forme de conseil, ou une conduite par les enseignements et par la voie de la persuasion. VII. Quelles sont les promesses qui ont été faites d’une part et d’autre en la nouvelle alliance. VIII. Que Christ n’a ajouté aucunes lois outre l’insti­tu­tion des sacrements. IX. Que ces exhortations, repentez-vous, soyez baptisés, gardez Les commandements et semblables façons de parler ne sont pas des lois. X. Que c’est à l’autorité civile de définir ce que c’est que commettre une injustice. XI. Que c’est de l’autorité civile de définir quelles choses servent au maintien de la paix et à la défense de l’État. XII. Que c’est de l’autorité civile de juger (lorsqu’il en est de besoin) quelles définitions et quelles conséquences sont vraies. XIII. Que c’est de l’office de Christ d’enseigner les préceptes de la morale, non comme des simples théorèmes, mais comme des lois ; de remettre les offenses ; et d’enseigner tout ce dont proprement il n’y a pas de science. XIV. Distinction des choses temporelles et des spirituelles. XV. En combien de façons se prend la parole de Dieu. XVI. Que tout ce qui est contenu dans la Sainte Écriture n’est pas du canon de la foi chrétienne. XVII. Que le discours d’un légitime interprète des Saintes Écritures est parole de Dieu. XVIII. Que l’autorité d’interpréter les Écritures est la même que celle de décider les controverses de la foi. XIX. Diverses significations de ce mot d’église. XX. Ce que c’est qu’église, à laquelle on attribue des droits, des actions et autres choses sembla­bles personnelles. XXI. Que la république chrétienne est même chose que l’église chrétienne. XXII. Que plusieurs républiques chrétiennes ne forment pas une seule église. XXIII. Qui sont les ecclé­sias­tiques. XXIV. Que l’élection des ecclésiastiques appartient à l’église et leur consé­cration aux pasteurs. XXV. Que la puissance de pardonner les péchés aux re­pen­tants et de les retenir aux impénitents appartient aux pasteurs ; mais que c’est à l’église de juger de la repentance. XXVI. Ce que c’est que l’excommunication et sur qui c’est qu’elle ne peut point tomber. XXVII. Que l’inter­prétation de l’Écriture dépend de l’autorité de la république. XXVIII. Que la république chrétienne doit interpréter les Écritures par ses pasteurs et par ses ecclésiastiques.


I. Il se trouve dans le vieux Testament quantité de prophéties fort claires, touchant notre Sauveur Jésus-Christ, qui devait rétablir le règne de Dieu par la nouvelle alliance et dans lesquelles, si d’un côté sa dignité royale est hautement publiée, de l’autre, son humilité et sa passion sont ouvertement prédites. Celles-ci, entre autres, parlent de la dignité de sa charge. Dieu bénissant Abraham, lui promet son fils Isaac et ajoute Gen. 17. vers. 16. Que les rois des peuples sortiraient de lui. Jacob aussi bénissant son fils Juda ; le sceptre, dit-il, ne se départira point de 7uda, Gen. 49. vers. 10. Dieu parlant à Moïse, Deut. 18. 18. le leur susciterai un prophète comme toi d’entre Leurs frères, et mettrai mes paroles en sa bouche et il leur dira tout ce que je lui aurai commandé. Et adviendra que quiconque n’écoutera mes paroles qu’il aura dites en mon nom, je lui en demanderai compte. Isaïe, chap. vil. XIV. Pourtant le Sei­gneur lui-même vous donnera un signe. Voici, une vierge sera enceinte et enfantera un fils, et appellera son nom Emmanuel. Le même au chap. IX. VI. L’enfant nous est né, le fils nous a été donné, et l’empire a été posé sur son épaule, et on appellera son nom l’admirable, le conseiller, Le Dieu fort et puissant, le père d’éternité, le prince de paix. Et derechef, chap. xi. vers. 1. 2. 3. Mais il sortira un tronc du jetton d’Isaïe et un surgeon croîtra de ses racines. Et l’Esprit de l’Éternel reposera sur lui, etc. tellement qu’il ne jugera point par la vue des yeux et ne redarguera point par l’ouïe de ses oreilles ; mais jugera en justice les chétifs et redarguera en droiture pour maintenir les débonnaires de la terre ; et frappera la terre de la verge de sa bouche, et fera mourir le méchant par l’esprit de ses lèvres. De plus, aux chap. 51. 52. 53. 54. 56. 60. 61. et 62. du même prophète Isaïe, il n’est contenu presque autre chose qu’une description de l’avènement et des œuvres du Christ à venir. Jérémie au 31. chap. de ses révélations, vers. 31. Voici, les jours viennent, dit l’Éternel, que je traiterai une nouvelle alliance avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda, etc. Baruch, chap. III. XXXVI. XXXVIII. C’est celui-ci qui est notre Dieu. Après cela il a été vu en la terre, et a con­ver­sé avec les hommes. Ezéch. 34. vers. 23. Je susciterai sur mes brebis un pasteur, à savoir mon serviteur David. Il les paîtra, et lui-même sera leur pasteur. Je traiterai avec elles une alliance de paix. Daniel, chap. VII. XIII. Je regardais les visions de nuit, et voici le fils de l’homme qui venait avec les nuées des cieux, et vint jusqu’à l’ancien des jours, et on le fit approcher de lui. Et il lui donna seigneurie, honneur et règne, et tous peuples, langues et nations lui serviront : sa domination est une domination éternelle qui ne passera point et son règne ne sera point dissipé. Agee, chap. Il. VII. VIII. Ainsi a dit l’Éternel des années, encore une fois, qui sera dedans peu de temps, j’émouvrai les cieux et la terre, et la mer et le sec : et émouvrai toutes les nations, afin que le désiré d’entre toutes les nations vienne ; et remplirai cette maison ici de gloire, a dit l’Éternel des armées. Zacharie, chap. III. vers. 8. en la vision de Jehosçuah, grand sacrificateur, voici, je m’en vais faire venir Germe, mon serviteur. Et derechef, chap. VI. vers. 12. Voici un homme duquel le nom est Germe, qui germera de dessous soi, et rebâtira le temple de l’Éternel. Et au chap. IX. vers. 9. Égaie-toi grandement, fille de Sion ; jette cris d’éjouissance, fille de Jérusalem : voici, ton roi viendra à toi étant juste et qui se garantira de par soi-même. Ces prophéties et plusieurs autres que je passe sous silence, portèrent les Juifs, avec raison, à attendre le Christ que Dieu devait envoyer pour être leur roi, pour les racheter, et pour exercer ensuite son empire sur tous les peuples du monde. Même, il s’était répandu dans tout l’empire romain une prédiction, que l’empereur Vespasian interprétait, bien qu’avec peu de fondement, en faveur de l’heureux progrès de ses armes, que le maître de toute la terre sortirait de la Judée.


II. Les prophéties touchant l’humilité et la passion de Christ sont, entre autres, celles-ci, Isaïe, chap. 53. vers. 4. Il a porté nos langueurs et a chargé nos douleurs ; et quant à nous, nous avons estimé que lui étant ainsi frappé, était battu de Dieu et affligé. Vers. 7. Il n’a point ouvert sa bouche, il a été mené à la tuerie comme un agneau et comme une brebis muette devant celui qui la tond. Il a été enlevé de la force, de l’angoisse et de la condamnation, etc. et la plaie lui est advenue pour le forfait de mon peuple. Vers. 12. Pourtant je le partagerai parmi les grands et il parta­gera le butin avec les puissants, pour ce qu’il aura épandu son âme à la mort, qu’il aura été tenu du rang des transgresseurs, et que lui-même aura porté les péchés de plusieurs, et aura intercédé pour les transgresseurs. Et Zacharie au chap. IX. vers. 9. Abject et monté sur un âne, et sur un ânon poulain d’ânesse.


III. Jésus notre Sauveur, Galiléen et fils (comme l’on pensait) de joseph, com­mença de prêcher sous l’empire de Tibère, annonçant au peuple juif que le règne de Dieu, après lequel il avait si longtemps attendu, était approché ; qu’il en était le roi, et le Christ promis dans les Écritures ; exposant la loi ; prenant douze apôtres, suivant le nombre des chefs des tribus et soixante-dix anciens, à l’imitation de Moïse, pour les employer en ce ministère ; enseignant lui-même et par leur bouche, le chemin du salut ; purifiant le temple ; faisant de très grands miracles et accomplissant tout ce que les prophètes avaient prédit du Christ à venir. Les pharisiens (dont il reprenait la fausse doctrine, la feinte dévotion et l’hypocrisie) le prirent en haine et le rendirent bientôt odieux au peuple, ensuite de quoi étant accusé d’aspirer à la royauté, il fut saisi et crucifié ; mais les évangélistes montrent, en dressant sa généalogie, décrivant sa naissance, sa vie, sa doctrine, sa mort et sa résurrection, et en comparant ce qu’il fit avec ce qui en avait été prédit, comme aussi tous les chrétiens avouent, qu’il fut le vrai Christ, le roi que Dieu avait promis à son peuple, et celui que le père devait envoyer au monde, afin de renouveler l’alliance entre Dieu et les hommes.


IV. Il est manifeste de ce que Christ a été envoyé de Dieu le père pour traiter alliance entre lui et son peuple, qu’il lui est inférieur en ce qui regarde le droit du règne, quoiqu’il soit égal à lui en ce qui est de la nature divine. Car cette charge n’est pas, à parier proprement, une dignité royale, mais quelque office au-dessous, tel qu’a été le gouvernement de Moïse. En effet, le règne appartenait à Dieu le père plutôt qu’au fils. Ce que Christ lui-même a donné à entendre, lorsqu’il a été baptisé comme l’un des sujets de ce royaume céleste, et ce qu’il a publié hautement dès le deuxième article de la prière qu’il nous a enseignée : Noire Père qui es cieux, ton règne advienne. Comme aussi lorsqu’il a dit : je ne boirai point de ce fruit de vigne jusqu’à ce jour que je le boive avec vous nouveau au royaume de mon Père, Matth. 26. 29. Le texte de S. Paul est formel là-dessus en la 1. Cor. 15. vers. 22. 23. 24. Car, comme en Adam tous meurent, pareillement aussi en Christ tous sont vivifiés ; mais un chacun en son rang, les prémices c’est Christ, puis après, ceux qui sont de Christ seront vivifiés en son avènement. Et puis la fin quand il aura remis Le royaume à Dieu le Père. Ce règne pourtant est nommé quelquefois le règne de Christ, comme lorsque la mère des fils de Zébédée priait le Seigneur, en lui disant : ordonne que mes deux fils qui sont ici, soient assis l’un à ta main droite, et l’autre à ta gauche en ton royaume, Matth. 20. 2 1. Et lorsque le bon larron s’écrie pendant à la croix, Luc. 23. 42. Sei­gneur, souviens-toi de moi lorsque tu seras venu en ton royaume ! ou que l’apôtre dit, Ephes. 5. 5. Sachez ceci et tenez-le pour certain qu’aucun adultère, etc. n’héritera point le royaume de Christ et de Dieu. Et d’ailleurs, je le témoigne devant Dieu et devant Jésus-Christ, qui doit juger Les vivants et les morts par son avènement et son royaume, 2. Tim. 4. 1. Et au vers. 18. Le Seigneur m’a délivré de toute œuvre mau­vai­se, et me sauvera en son royaume céleste. Et il ne faut pas s’étonner de voir qu’un même royaume soit attribué à l’un et à l’autre, parce que le père et le fils sont tous deux un seul et même Dieu, et que la nouvelle alliance touchant le règne de Dieu, n’est pas traitée au nom du Père tant seulement, mais en celui des trois personnes, du Père, du Fils et du S. Esprit, comme d’un seul Dieu.


V. Or, le règne de Dieu, pour le rétablissement duquel Christ a été envoyé de Dieu son père, ne commence qu’en son second avènement, à savoir au jour du jugement, lorsqu’il viendra plein de gloire et de majesté accompagné des anges. Car, il fut promis aux apôtres qu’ils jugeraient au royaume de Dieu les douze tribus d’Israël. Matth. 19. 29. Vous qui m’avez suivi en la régénération, lorsque Le fils de l’homme sera assis sur son trône, vous serez assis pareillement et jugerez les douze tribus d’Israël, ce qui ne doit arriver qu’au jour du dernier jugement : de sorte que Christ n’est pas encore assis au trône de sa gloire, selon le langage de la Sainte Écriture. Aussi le temps pendant lequel Christ a conversé en terre n’est pas nommé celui du règne, mais bien celui de la régénération, ou du rétablissement du royaume de Dieu et une vocation de ceux qui y doivent être quelque jour introduits. Certes lorsqu’il est dit en S. Matth. 25. 31. Que quand le fils de l’homme sera venu avec sa gloire, et tous les Saints Anges avec lui, adonc il se soira sur le trône de sa gloire, et seront assemblées devant lui toutes nations, et il les séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis d’avec les boucs. On en peut recueillir évidemment, qu’il ne se fera aucune séparation, quant au lieu, des sujets de Dieu d’avec ses ennemis : mais qu’ils vivront pêle-mêle jusqu’au futur avènement de notre seigneur. Ce qui est confirmé aussi par la comparaison du royaume des cieux avec le froment semé parmi l’ivraie et avec un filet qui prend toute sorte de poissons. De vrai, on ne peut pas dire propre­ment qu’une multitude composée de sujets et d’ennemis qui demeurent les uns parmi les autres soit un royaume. D’ailleurs, lorsque les apôtres interrogèrent notre sauveur, et lui demandèrent sur le point de son ascension, si ce serait en ce temps-là qu’il rétablirait le royaume d’Israël, ils témoignèrent assez ouvertement qu’ils ne pensaient pas que le règne de Dieu fût arrivé avant que Christ montât au ciel. Au reste, ces paroles de Christ, mon règne n’est pas de ce monde ; je ne boirai point, etc. jusqu’à ce que le règne de Dieu soit venu. Dieu n’a pas envoyé son fils au monde afin qu’il y exerce jugement, mais afin que le monde soit sauvé par lui ; si quelqu’un n’écoute mes commandements et ne Les observe, je ne le juge point, car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver. Homme, qui m’a établi juge ou arbitre entre vous ? Et le titre de royaume céleste, témoigne la même chose. Le même se recueille du texte du prophète Jérémie parlant du règne de Dieu par la nouvelle alliance, Jérémie 31. 34. Un chacun n’enseignera plus son prochain, ni un chacun son frère, disant, connaissez l’Éternel, car ils me connaîtront tous, depuis le plus petit d’entre eux jusqu’au plus grand, dit l’Éternel. Ce qui ne peut être entendu du règne temporel. De sorte que le règne de Dieu, pour l’établissement duquel Christ est venu en ce monde, duquel les prophètes ont prophétisé, duquel nous disons dans nos prières, ton règne advienne (si tant est qu’il doive avoir, ainsi qu’il est prédit, ses fidèles sujets en un lieu séparé de ses ennemis, ses jugements réglés, et sa majesté visible, comme nous n’en doutons point) ne commencera qu’en ce bienheureux moment, auquel Dieu séparera ses brebis des boucs ; auquel les apôtres jugeront les douze tribus d’Israël ; auquel Christ apparaîtra en gloire et auquel enfin tous connaîtront Dieu, tellement qu’il ne sera plus besoin d’être enseigné, c’est-à-dire au deuxième avènement de Christ, ou au jour du dernier jugement. Mais si le royaume de Dieu était déjà rétabli, on ne pourrait rendre aucune raison pourquoi c’est que Christ ayant déjà accompli l’œuvre pour laquelle il était descendu du ciel en terre y reviendrait derechef, ni pourquoi c’est que nous prierions en cette manière, ton règne advienne.


VI. Cependant, bien que le règne de Dieu que Christ devait établir par la nouvelle alliance fût céleste, il ne faut pas estimer pourtant que ceux qui entrent dans ce traité par la foi au Seigneur jésus, ne doivent point être régis dès ici-bas, afin qu’ils persévèrent en l’obéissance à laquelle ils se sont obligés. Car ce serait en vain que le royaume céleste nous aurait été promis, si nous n’étions conduits en cette bienheu­reuse patrie ; mais comment y serions-nous conduits, si le chemin ne nous en était montré ? Moïse ayant institué le royaume sacerdotal, pendant tout le temps de sa pérégrination, jusqu’à ce qu’il entrât dans la terre de Canaan, bien qu’il ne fût point sacrificateur, gouverna toutefois et conduisit le peuple d’Israël. Pareillement, il faut que notre Sauveur (que Dieu a voulu en cela faire semblable à Moïse) en tant qu’en­voyé du Père, conduise en cette vie les sujets du royaume céleste qui est à venir, en telle sorte qu’ils y puissent parvenir et y entrer ; bien qu’à prendre les choses à la rigueur ce ne soit pas à lui, mais à son Père, que le royaume appartienne. Or, la régence de laquelle Christ gouverne les fidèles en cette vie, n’est pas proprement un règne, ou un empire ; mais un office de pasteur, ou une charge d’enseigner les hom­mes ; je veux dire que Dieu le Père ne lui a pas donné la puissance de juger du mien et du tien, comme aux rois de la terre, ni celle de contraindre par des punitions cor­po­relles, ni l’autorité de faire des lois ; mais celle de montrer et d’enseigner au monde la voie et la science du salut, c’est-à-dire de prêcher et d’exposer à ceux qui doivent entrer au royaume des cieux ce qu’ils auront à faire. Que Christ n’ait pas du Père la puissance de juger entre les infidèles de la question du mien et du tien, c’est-à-dire, de toutes celles du droit. Ces paroles que j’ai rapportées de lui-même le font assez voir : Homme, qui est-ce qui m’a établi juge et arbitre entre vous ? Et la raison le veut ainsi ; car, Christ ayant été envoyé pour traiter alliance entre Dieu et les hommes, personne n’est obligé d’obéir avant qu’elle soit ratifiée, et personne n’eût été tenu de subir son jugement, s’il eût voulu prononcer sur des questions du droit. Au reste, que la con­nais­sance du droit n’eût pas été commise à Christ en ce monde, ni parmi les fidèles, ni parmi les infidèles, il appert de ce que ce droit appartient sans aucune dispute aux -princes séculiers, tandis que Dieu ne s’oppose point à leur autorité. Or, il n’y a rien qui lui déroge avant le jour du jugement, comme il se voit dans le passage de la 1. aux Corint. chap. XV. vers. 24. où l’apôtre S. Paul parle de cette grande journée, et puis la fin, quand il aura remis le royaume à Dieu le Père, quand il aura aboli tout empire et toute puissance et force. En après, les propres termes de notre Seigneur, qui se fâche contre Jacques et Jean, et répond à ce qu’ils avaient demandé : Veux-tu que nous disions que le feu descende du ciel, et qu’il consume ces Samaritains qui n’ont pas voulu te loger chez eux en ton voyage vers Jérusalem  ? Le Fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes, mais pour les sauver. Et ces autres paroles : Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Secouez la poudre de vos pieds, etc. Dieu n’a pas envoyé son Fils en ce monde pour y exercer jugement, mais afin que le monde fût sauvé par lui. Si quelqu’un entend mes paroles, et ne les garde pas, je ne le juge point ; car je ne suis point venu pour juger le monde ; et diverses autres sem­blables façons de parler témoignent bien qu’il ne lui avait été donné aucune puissance de condamner, ni de punir personne. On lit de vrai en quelque endroit de l’Évangile : Que le Père ne juge personne, et qu’il a donné tout jugement au Fils ; mais comme cela se peut et se doit entendre du jour du jugement à venir, il ne répugne point aussi à ce qui précède. Enfin, que Christ n’ait pas été envoyé pour donner de nouvelles lois, et qu’ainsi sa mission et son office n’aient point été d’un législateur, à parler propre­ment, non plus que la charge de Moïse, mais d’un promulgateur et d’un héraut qui publiait les édits de son Père (car ce n’était pas Moïse, ni Christ, mais Dieu le Père qui était roi en vertu de l’alliance), je le recueille de ce que dit notre Rédempteur : Je ne suis point venu pour anéantir la loi (à savoir celle que Dieu avait faite par le ministère de Moïse et laquelle il explique incontinent après), mais pour l’accomplir. Et ailleurs, celui qui enfreindra l’un des moindres de ces commandements et aura enseigné ainsi les hommes, sera tenu le moindre au royaume des cieux. Christ donc n’a pas reçu du Père une autorité royale en ce monde, mais seulement un office de conseiller, et la possession d’une sagesse exquise pour endoctriner les hommes. Ce qu’il donne lui-même à entendre, lorsqu’il ne nomme pas ses apôtres des chasseurs, mais des pêcheurs d’hommes, et là où il compare le royaume de Dieu à un grain de moutarde, et au levain caché dans la farine


VII. Dieu promit au patriarche Abraham, en premier lieu, que sa semence serait extraordinairement multipliée, qu’il la mettrait en possession de la terre de Canaan, que toutes les nations étrangères seraient bénites en elle, mais à condition que lui et sa postérité le serviraient. Puis il promit aux enfants d’Abraham, selon la chair, le règne sacerdotal, un gouvernement très libre, dans lequel ils ne seraient soumis à aucune puissance humaine, pourvu qu’ils adorassent le Dieu de leurs pères et celui d’Abraham, en la manière que Moïse l’enseignerait. Enfin, Dieu promit et aux Israélites et à tous les peuples de la terre le royaume céleste et éternel, à condition qu’ils révéreraient le Dieu d’Abraham en la forme qui leur serait prescrite par Jésus-Christ notre Sauveur. Car la nouvelle alliance qui est la chrétienne a été traitée de telle sorte, que les hommes d’une part promettent de servir au Dieu d’Abraham selon le culte que le Seigneur Jésus enseignerait, et Dieu de l’autre s’oblige de leur pardon­ner Leurs péchés, et de les introduire dans le royaume céleste. Ci-dessus au cinquiè­me article j’ai montré quel était ce royaume céleste. Quelquefois il est nommé le royaume des cieux, en d’autres endroits il est dit le royaume de gloire, et assez sou­vent, il est entendu par la vie éternelle. Ce qui est requis de la part des hommes, à savoir de servir à Dieu, ainsi que Christ l’aura enseigné, comprend deux choses, l’obéissance que l’on promet de rendre à sa majesté divine (car c’est là ce qu’emporte le terme de service) et la foi au Seigneur Jésus, c’est-à-dire, que nous croyions que Jésus est le Christ qui avait été promis de Dieu ; car c’est là la seule cause pour laquelle il nous faut suivre ses enseignements, plutôt que ceux d’aucun autre. Or, il faut te marquer que dans le style de la Sainte Écriture le terme de repentance est fort souvent employé en la place de celui d’obéissance, pour ce que Christ enseigne en mille divers endroits que Dieu répute la volonté pour l’effet. En effet, la repentance est un signe infaillible d’une âme soumise et obéissante. Cela étant ainsi, il apparaîtra clairement d’une infinité de passages de la bible, que les conditions de l’alliance chrétienne sont telles que nous avons dites ; à savoir de la part de Dieu, d’accorder aux hommes le pardon de leurs fautes et de leur donner la vie éternelle ; et du côté des hommes, de se repentir, et de croire en Jésus-Christ. Voici les propres paroles de notre Seigneur en l’Évangile selon S. Marc, chap. I. verset 15. Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est approché, amendez-vous et croyez à l’Évangile, et qui con­tien­nent en sommaire toute l’alliance : comme sont pareillement celles-ci tirées de S. Luc, chapitre XXIV. verset 46. 47. Il est ainsi écrit, et ainsi fallait que le Christ souf­frît, et ressuscitât des morts au troisième jour. Et qu’on prêchât en son nom repen­tance et rémission des péchés par toutes nations, en commençant depuis 7érusalem. Et ces autres actes, verset 19. Amendez-vous donc, et vous convertissez, afin que vos péchés soient effacés, quand les temps du rafraîchissement seront venus de la pré­sence du Seigneur. Quelquefois l’une des conditions est exprimée et l’autre demeure sous-entendue, comme au lieu suivant, Jean 3. 36. Qui croit au fils a vie éternelle ; mais qui désobéît au fils ne verra point la vie, ainsi l’ire de Dieu demeure sur lui. Où la foi est nommée sans qu’il soit fait mention de la repentance. Ce qui arrive aussi en la prédication de Christ, amendez-vous, car le règne de Dieu est approché, Matth. 4. 17. où au contraire, la repentance est exprimée, et la foi est sous-entendue. Mais toutes les parties de la nouvelle alliance sont très évidemment et très formellement expliquées en cet endroit de l’Évangile selon S. Luc, chap. XVIII. où un homme de qualité marchandant (par manière de dire) le royaume des cieux, demande à notre Sau­veur, maître qui est bon, en quoi faisant posséderai-je la vie éternelle  ? Car Jésus-Christ lui propose premièrement une partie du prix, à savoir l’observation des com­man­dements, ou l’obéissance, laquelle ayant répondu qu’il avait acquittée, il ajoute l’autre, disant, il le manque une seule chose, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel ; après cela viens et suis-moi. Ce qui dépendait de la foi. De sorte que celui-ci ne croyant pas assez aux promesses de Christ, ni aux trésors célestes, il s’en retourna tout triste. Cette même alliance est contenue dans ces paroles, Marc 16. 15. 16. Qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé ; mais qui n’aura point cru sera condamné. Où la foi est exprimée, et la repentance des baptisés de­meure sous-entendue. Et en celles de saint Jean 3. 5. Si quelqu’un n’est né d’eau et d’esprit, il ne peut entrer au royaume de Dieu. Où renaître d’eau signifie la régéné­ra­tion et la conversion à Christ. Quant à ce qu’aux deux passages que je viens d’alléguer et en quelques autres, le baptême est requis, il le faut entendre de la même façon qu’il a été dit de la circoncision, qui était à l’égard de l’ancienne alliance ce qu’est le baptême à l’égard de la nouvelle. Or, comme la circoncision n’était pas de l’essence, mais servait à garder la mémoire de l’ancienne alliance, dont elle était un signe et une cérémonie, que les Juifs mêmes ont interrompue dans le désert ; le baptême non plus n’est pas essentiel à la nouvelle alliance, mais en est un mémorial et y est employé comme un signe. Et pourvu qu’on ne manque pas en la volonté, l’acte en peut être omis en certaines rencontres où l’on est obligé de s’en passer. Mais quant à la foi et à la repentance, qui sont de l’essence de l’alliance nouvelle, elles y sont toujours requises.


VIII. Il n’y aura aucunes lois au royaume de Dieu après cette vie mortelle, tant à cause qu’elles ne sont pas nécessaires là où le péché ne trouve point d’entrée, qu’à cause que celles que Dieu nous a déjà données ne sont pas pour nous servir de règle dans le ciel, mais pour nous y conduire. Recherchons donc maintenant quelles sont les lois que Christ a, je ne dirai pas établies (car il n’a pas voulu, ainsi que je l’ai fait voir ci-dessus, article VI, s’attribuer une autorité de législateur) mais proposées de la part de son Père. Il y a un passage de 1 Écriture sainte, où toutes les lois divines, qui jusqu’alors avaient été promulguées, sont comprises en ces deux commandements : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée : celui-ci est le premier et le grand commandement ; et le second semblable à celui-ci est, tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépen­dent toute la loi et les prophètes (Matth. 22. 37. 38. 39. 40). Le premier fut donné par Moïse en mêmes termes, Deutéron. 6. 5. Le deuxième est même plus ancien que Moïse ; car c’est une loi naturelle, qui est d’origine aussi ancienne que la nature raisonnable. Et toutes deux ensemble enferment un abrégé de tout ce qu’il y a de lois. En effet, toutes celles qui regardent le culte naturel de Dieu sont comprises en ces paroles : Tu aimeras Dieu ; et toutes celles qui touchent particulièrement le service divin, dû par l’ancienne alliance, sont désignées en ce qu’il est dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, c’est-à-dire, Dieu en tant que roi, nommément d’Abraham et de sa semence. Et toutes les lois naturelles et politiques sont rassemblées dans ce seul précepte : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Car celui qui aime Dieu et son prochain a l’âme toute portée aux lois divines et humaines. Or, Dieu n’exige de nous que cette intérieure disposition à l’obéissance. Nous avons un autre endroit où Jésus-Christ fait une assez longue interprétation des lois, c’est à savoir, dans les chapitres cinquième, sixième et septième de saint Matthieu : et toutes ces lois-là sont contenues, ou dans le Décalogue, ou dans la loi morale, ou dans la foi d’Abraham ; par exemple, dans cette dernière est comprise la défense de faire divorce avec sa femme légitime ; vu que cette sentence prononcée en faveur de deux personnes unies par le lien du mariage, ils seront deux en une chair, n’a pas été alléguée par Christ, ni par Moïse, les premiers, mais révélée par Abraham, qui a le premier enseigné et prêché la création du monde. Les lois donc que Christ nous donne par abrégé en l’un de ces passages, et qu’il explique en l’autre avec plus d’étendue, ne sont point autres que celles aux­quelles sont obligés d’obéir tous ceux qui reconnaissent le Dieu d’Abraham. Et nous ne lisons point qu’outre ces lois-là, il en ait établi aucunes autres, si ce n’est les sacrements du Baptême et de l’Eucharistie.


IX. Mais, que dira-t-on de ces commandements : Repentez-vous ; soyez baptisés ; gardez les commandements ; croyez en l’Évangile ; venez à moi ; vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis-moi ; et semblables ? Il faut répondre que ce ne sont point des lois, mais une vocation à la foi, comme en ce passage du prophète Isaïe, chapitre 55. Venez, achetez sans argent, et sans aucun prix du vin et du lait. Et si ceux qui sont appelés ne viennent, ils ne pèchent pourtant pas contre aucune loi, mais seulement contre la prudence ; aussi ce ne sera pas leur incrédulité qui sera punie, mais les péchés qu’ils avaient commis auparavant. C’est pourquoi saint Jean dit, parlant d’un incrédule : Que la colère de Dieu demeure sur lui, et non pas, que la colère de Dieu tombera sur sa tête. Et ailleurs, celui qui ne croit point est déjà jugé, parce qu’il n’a point cru. Il ne dit pas, qu’il sera jugé, mais qu’il l’est déjà. Voire, il est malaisé de concevoir que la rémission des péchés soit un bénéfice qui dépend de la foi, si l’on ne recueille aussi qu’au contraire la punition des offenses est un dommage que l’infidélité nous attire.


X. De ce que notre Sauveur n’a prescrit aux sujets des princes, ni aux citoyens des républiques aucunes lois distributives, c’est-à-dire qu’il ne leur a donné aucunes règles, par lesquelles chaque particulier peut discerner ce qui lui appartient et qui lui est propre, d’avec ce qui est à autrui, ni en quels termes, en quelle forme, et avec quelles circonstances il faut qu’une chose soit livrée, saisie, donnée, ou possédée, afin qu’elle soit estimée légitimement appartenir à celui qui la reçoit, qui s’en saisit, et qui la possède ; il faut nécessairement conclure que, non seulement parmi les infidèles, desquels Christ a dit qu’il n’était point leur juge ni leur arbitre, mais aussi parmi les chrétiens, chaque particulier doit recevoir cette sorte de règlement de l’État dans lequel il vit, c’est-à-dire du prince ou de la cour qui exerce la souveraine puissance dans sa république. D’où il s’ensuit que Jésus-Christ n’a commandé autre chose par ces lois : Tu ne tueras point, tu ne paillarderas point, tu ne déroberas point, honore ton père et ta mère, si ce n’est que les sujets, et généralement tous les particuliers, obéis­sent absolument à leurs princes et à leurs souverains, en toutes les questions qui regar­dent le mien et le tien, le propre et ce qui est à autrui. En effet, par ce comman­dement : Tu ne tueras point, tout meurtre n’est pas défendu ; car celui-là même qui a dit : Tu ne tueras point, a prononcé : Tu feras mourir celui qui aura travaillé Le jour du Sabbath (Exod. 35. verset 2). Ni tout meurtre sans connaissance de cause : car il a dit (Exod. 32. verset 27) que chacun tue son frère, son ami, et son prochain, suivant lequel commandement vingt-trois mille hommes furent mis à mort ; ni tout meurtre de personnes innocentes, puisque Jephté voua que le premier qui sortirait il l’offrirait en l’holo­causte à l’Éternel (Jug. Il. 31) et que son vœu fut accepté de Dieu. Qu’est-ce donc qui est défendu ? Ceci seulement, que personne n’entreprenne de tuer quel­qu’autre à qui il n’a pas droit d’ôter la vie, c’est-à-dire, que personne ne tue sans que la charge de cette exécution ne lui appartienne. De sorte que la loi de Christ ordonne touchant le meurtre, et par conséquent touchant toutes les offenses qu’on peut faire à un homme, et touchant l’imposition des peines, de n’obéir qu’à l’État. Pareillement par ce précepte : Tu ne paillarderas point, toute sorte d’accouplement n’est pas défendu, mais celui qui se fait avec une femme qui n’est pas à nous : or, c’est à l’État de juger quelle elle est, et la question doit être décidée suivant les règles que le public établira sur cette matière. Il est donc commandé à l’homme et à la femme, dans ce précepte, de se garder la foi réciproque qu’ils se sont promise par l’ordonnance de l’État. Aussi, par ce commandement, Tu ne déroberas point, toute sorte d’invasion n’est pas défen­due, ni ce n’est pas toujours un larcin que d’emporter quelque chose clandestine­ment, mais seulement d’emporter celle qui appartient à autrui. Si bien qu’il n’est commandé au citoyen, que de ne pas prendre ou envahir ce qui est défendu par la république, et en général de ne nommer homicide, adultère, ou larcin, si ce n’est ce qui est fait contre les lois civiles. Enfin, Christ ayant commandé à chacun d’honorer son père et sa mère, sans avoir prescrit en quelle manière, avec quels titres, par quel­les cérémo­nies, et dans quelle sorte d’obéissance : il faut entendre qu’il a voulu qu’on les honorât intérieurement de l’acte de la volonté, comme rois et seigneurs de leurs enfants, et qu’en l’extérieur de la révérence on ne passât point les bornes que le public a mises, auquel seul il appartient d’assigner à chacun l’honneur qu’il doit rece­voir, de même que les autres choses qu’il doit posséder. Puis donc que la nature de la justice consiste en ce qu’elle rende à chacun ce qui lui appartient, il est manifeste que c’est aussi à la république chrétienne à déterminer ce que c’est que justice et qu’injus­tice, et ce qui pêche contre le droit. Or, quand on dit qu’une chose appartient à l’État, il faut enten­dre que l’on veut dire à celui, ou à ceux qui en ont en main la souveraine puissance.

XI. Au reste, parce que notre Sauveur n’a indiqué aucunes lois aux sujets touchant le gouvernement de l’État, outre celles de la nature, c’est-à-dire, outre le commande­ment d’une obéissance civile, ce n’est pas à aucun particulier de déterminer nommé­ment quels sont les amis, et quels sont les ennemis de la république, quand c’est qu’il faut déclarer la guerre, traiter une alliance, et faire la paix ou la trêve ; ni à définir quelles sont les personnes pernicieuses à l’État, quels sont ceux dont l’autorité doit être suspecte, quelles sont les doctrines et les mœurs, quels sont les discours, et quels sont les mariages desquels le publie peut recevoir du dommage ou de l’utilité. Mais l’on doit apprendre toutes ces choses, et autres semblables de la voix publique, je veux dire, de la bouche des souverains, lorsqu’il faut s’en éclaircir.


XII. De plus, toutes ces choses, dresser des fortifications, bâtir des maisons, édifier des temples, remuer ou transporter quelques grands fardeaux, traverser des mers sans péril, fabriquer des machines à toutes sortes d’usages de la vie, tailler des cartes géographiques par lesquelles on connaisse toute la face de la terre, considérer le mouvement des astres et le cours des saisons, éclaircir les difficultés de la chrono­logie, et tâcher de pénétrer dans les secrets de la nature ; s’instruire pleinement du droit naturel et du civil ; et en un mot, se remplir l’âme de toutes les sciences qui sont comprises sous le nom de philosophie, dont les unes sont nécessaires à la vie, et les autres nous font vivre plus commodément ; de toutes ces choses, dis-je, parce que Christ ne nous en a pas donné des instructions, il faut que nous en recherchions la méthode, et que nous en acquérions la science par notre raisonnement, c’est-à-dire en faisant un tissu de bonnes conséquences fondées sur des expériences certaines. Mais, d’autant que les raisonnements des hommes sont quelquefois bons et quelquefois mauvais, de sorte que les conclusions que l’on tient pour véritables ne le sont pas toujours, et qu’une grossière erreur passe bien souvent pour une belle vérité, et que d’ailleurs, quelquefois, ces erreurs, en des matières philosophiques, nuisent au public, et sont cause de grandes séditions où il se fait bien du tort à diverses personnes. Il est très important, toutes les fois qu’il naît des disputes sur ces matières-là, dont la consé­quence serait nuisible au repos et à la tranquillité publique, qu’il y ait une personne qui juge de la valeur des conséquences, si elles sont bien, ou mal tirées ; afin que la dissension des esprits cesse, qu’on étouffe les semences de la discorde, et que la controverse demeure décidée. Or, Jésus-Christ n’a donné aucunes règles sur ce sujet, car de vrai, il n’était pas venu au monde pour nous enseigner la logique. De sorte que les juges de ces controverses sont encore les mêmes que Dieu avait auparavant institués par l’ordre de la nature, c’est à savoir ceux que le souverain a établis en chaque république. Au reste, s’il s’élève quelque dispute touchant la signification pro­pre et exacte de quelques noms ou de quelques autres termes qui sont communé­ment en usage, c’est-à-dire, si l’on n’est pas bien d’accord touchant quelques défini­tions, dont il est nécessaire qu’on s’éclaircisse pour entretenir la paix publique ou la distribution de la justice, ce sera à l’État de décider ce différend : car on peut trouver ces définitions en raisonnant sur la remarque que l’on fera de diverses pensées que ces termes expriment en divers temps et en diverses occasions que l’on les emploie. Quant à la question, si quelqu’un a bien raisonné, la décision en doit être laissée à la république. Par exemple, si une femme est accouchée d’un enfant de forme extra­ordinaire, et que la loi défende de tuer un homme, il est question de savoir si l’enfant qui est né mérite ce nom. On demande donc ce que c’est qu’un homme ? Personne ne doute que le public en jugera, sans avoir égard à la définition d’Aristote, qui dit, que l’homme est un animal raisonnable. Et ce sont ces matières de droit, de police et de science naturelle, touchant lesquelles Christ a refusé de donner des enseignements, et desquelles il a avoué que ce n’était point de sa charge d’ordonner autre chose si ce n’est, qu’en toutes les controverses de cette nature, chaque particulier obéisse aux lois et aux ordonnances de sa république. Et toutefois, il ne faut pas oublier que ce même Jésus-Christ, en tant que Dieu, a pu avec raison, non seulement enseigner, mais aussi commander tout ce qu’il lui a plu.


XIII. Le sommaire de l’office de notre Sauveur était d’enseigner aux hommes le chemin et tous les moyens de parvenir au salut et à la vie éternelle. Or, c’est un des moyens du salut que la justice et l’obéissance civile, avec une exacte observation de toutes les lois de nature. Ce qui peut être enseigné en deux manières : l’une, en laquel­le ces maximes sont considérées comme des théorèmes par les lumières du sens commun et la raison naturelle, déduisant le droit et les lois de nature des contrats que les hommes font entre eux, comme de leurs principes ; et cette doctrine proposée d’une telle sorte est soumise à l’examen des puissances séculières : l’autre manière est en forme de lois par autorité divine, faisant voir que telle est la volonté de Dieu ; et cette façon d’instruire ne pouvait appartenir qu’à celui qui connaissait surnaturelle­ment la volonté de Dieu, c’est-à-dire à Christ notre rédempteur. En deuxième lieu, c’était une prérogative de l’office du Seigneur jésus que de pardonner aux pécheurs repentants : car cette grâce était nécessaire aux hommes qui avaient péché, afin qu’ils pussent parvenir au salut éternel, et il n’y a eu aucun autre à qui cette puissance ait été accordée. En effet, naturellement, la rémission des péchés n’est pas une suite infail­lible de la repentance, comme si elle lui était due ; mais elle dépend, comme une chose purement gratuite, de la volonté de Dieu, qui se révèle à nous d’une façon surnaturelle. En troisième lieu, Christ, selon le dû de sa charge, avait à nous enseigner tous les commandements de Dieu qui concernaient le culte dont il voulait être servi, ou qui regardaient les dogmes de sa foi, de tous lesquels nous ne pouvions rien apprendre par la seule clarté de la raison naturelle, et pour l’intelligence desquels nous avions besoin du secours de la révélation : tels que sont ceux-ci, que Jésus est le Christ - que son règne n’est pas de ce monde, mais qu’il est céleste ; qu’il y a des pei­nes et des récompenses préparées après cette vie ; que Pâme est immortelle ; qu’il y a des sacrements ; que ces symboles sacrés sont tels et en tel nombre ; et autres semblables.


XIV. De ce que je viens de dire dans les articles immédiatement précédents, il n’est pas malaisé de distinguer entre les choses spirituelles et les temporelles : car, puisqu’on entend par les spirituelles, celles qui sont fondées sur l’autorité ou sur l’office de Christ, et qui n’eussent jamais pu être sues, si le Seigneur ne nous les eût enseignées, et que toutes les autres sont du rang des choses temporelles, il s’ensuit que c’est du droit temporel de définir et de prononcer touchant ce qui est juste, ou ce qui est injuste, de connaître de tous les différends qui concernent les moyens de la paix et de la défense publique, et d’examiner les doctrines et les livres qui traitent des sciences humaines ; mais que c’est du droit spirituel de juger des choses qui dépendent de la seule parole et autorité de Christ, et qui sont des mystères de la foi. Cependant à cause que notre Sauveur ne nous a pas donné cette distinction des choses, ni défini quelles étaient les spirituelles, et quelles sont les temporelles, c’est à la raison d’en faire la recherche, et c’est au droit temporel de nous en éclaircir. Car, encore que l’apôtre saint Paul distingue en plusieurs endroits entre les choses spirituelles celles qui sont de l’esprit, à savoir la parole de sapience, la parole de connaissance, la foi, le don de guérison, l’opération des vertus, la prophétie, le discernement des esprits, la diversité des langues, Le don d’interpréter divers langages, Rom. 8. 5. 1. Cor. 12. 8. 9, qui sont toutes choses que le Saint-Esprit inspire surnaturellement, et que l’homme animal ne peut comprendre, mais celui seulement qui connaît l’esprit de Christ, comme il est dit 2. Cor. 2. 14. 16. Et encore que le même apôtre nomme charnels les biens de la fortune, Rom. 15. 27, et qu’il donne le même titre aux Corinthiens, des­quels il reprend les partialités, les blâmant d’être charnels à la façon des autres hommes, 1. Cor. 3. 1. 2. 3. Si est-ce qu’il n’a pas défini, ni donné des règles par le moyen desquelles nous sachions discerner ce qui part de la raison naturelle, et ce qui procède de l’inspiration divine.


XV. Puis donc qu’il nous conte que notre Sauveur a donné, ou pour mieux dire, n’a pas ôté aux princes, et aux puissances souveraines dans chaque sorte d’État, l’auto­rité suprême de juger et de décider toutes les controverses touchant les choses temporelles. Il reste que nous voyions, dorénavant, à qui c’est qu’il a commis une pa­reille autorité en ce qui concerne les Spirituelles. Mais, d’autant que cela ne peut être appris que de la parole de Dieu et de la tradition de l’église, il nous faut premièrement rechercher ce que c’est que la parole de Dieu, ce que c’est que l’interpréter, ce que c’est qu’église et, enfin, ce que c’est que volonté et commandement de l’église. Laissant à part que le terme de parole de Dieu est employé quelquefois dans la Sainte Écriture pour signifier le Fils de Dieu, qui est la parole éternelle du Père, la deuxième personne de la bienheureuse Trinité ; je trouve que ce nom se prend en trois façons. Premièrement, en un sens très propre, il signifie ce que Dieu a proféré de sa bouche, comme tout ce qu’il a dit à Abraham et aux patriarches, à Moïse et aux prophètes, ou ce que le Seigneur jésus a dit à ses disciples et à diverses autres personnes. Seconde­ment, tout ce que les hommes ont dit par l’ordre et par l’impulsion du Saint-Esprit ; auquel sens nous reconnaissons que les Saintes Écritures sont la parole de Dieu. En troisième lieu, ce mot de parole de Dieu signifie fort souvent dans le Nouveau Testament, la doctrine de l’Évangile, ou la parole qui traite de matières divines, ou des discours touchant le règne de Dieu par Christ. Comme là où il est dit que Christ a prêché l’Évangile du règne, Matth. 4. vers. 23, là où les apôtres sont dits prêcher la parole de Dieu, Act. 13. vers. 46, là où la parole de Dieu est nommée la parole de vie, Act. 5. vers. 20, la parole de l’Évangile, Act. 15. 7, la parole de la foi, Rom. 10, 8, la parole de vérité, y ajoutant l’interprétation, c’est-à-dire l’Évangile du Salut, Eph. 1. 13. Et là où elle est dite la parole des apôtres. Car saint Paul dit, 2. Thess. 3. 14, Si quelqu’un n’obéit à notre parole, etc. Tous lesquels passages ne peuvent être entendus que de la doctrine évangélique. Pareillement là où il est dit que la parole de Dieu est semée, qu’elle croît et qu’elle multiplie, Act. 12. vers. 24. et ch. XIII. vers. 49, il est malaisé de concevoir cela de la parole même de Dieu ou des apôtres, mais on l’entend aisément de la doctrine. Et en ce dernier sens, la parole de Dieu est toute la doctrine de la foi chrétienne, qui est aujourd’hui prêchée sur les chaires et contenue dans les livres des théologiens.


XVI. Cela étant, la sainte Écriture, que nous reconnaissons inspirée divinement, est tout entière parole de Dieu en la deuxième acception de ce terme ; et une infinité de ses passages le sont en la première. Et puisque sa plus considérable partie s’occupe à prédire et à préfigurer le royaume céleste avant l’incarnation de Jésus-Christ, ou à l’expliquer et à évangéliser après sa venue, la troisième acception ne lui convient pas mal, en laquelle ce mot de parole de Dieu se prend pour un discours qui traite de matières divines, c’est-à-dire, pour l’Évangile. De sorte qu’en tout sens l’Écriture sainte est la parole de Dieu, et par conséquent aussi la règle et le canon de toute la doctrine évangélique. Mais, parce qu’on lit dans cette même Écriture quantité de choses qui sont de matière politique, historique, morale, physique, et de tels autres sujets qui ne touchent point du tout aux mystères de la foi, bien que ces passages-là contiennent une vraie doctrine et servent de canon en ce dont ils traitent, ils ne peu­vent pourtant pas être pris pour règle, ni être nommés canon des mystères de la religion chrétienne.


XVII. Et certes, ce n’est pas la lettre ni le son de la parole de Dieu, qui sert de canon de la doctrine chrétienne, mais le vrai et naturel sens qu’elle contient : car, en effet, l’âme n’est instruite par les Écritures saintes qu’en tant qu’elles sont entendues. Si bien qu’elles ont besoin d’interprète afin de devenir canoniques. D’où l’une de ces deux choses s’ensuit, ou que le discours de l’interprète est parole de Dieu, ou que cette parole n’est pas le canon de la doctrine chrétienne. Mais il faut nécessairement que cette dernière proposition soit fausse. Car, une doctrine qui ne peut être comprise par aucune raison humaine, et qui demande la révélation divine, ne peut recevoir de règle qui ne soit de cette même nature. Et il est impossible de tenir l’opinion d’une personne, qui ne peut savoir, à notre avis, si une certaine doctrine est vraie ou fausse, pour règle de cette même doctrine qu’elle ignore. La première donc de ces deux propositions est vraie, que le discours du docteur ou de l’interprète des Écritures saintes est parole de Dieu.


XVIII. Or, l’interprète, à l’opinion duquel on fait cet honneur que de la recevoir comme parole divine, n’est pas celui qui traduit du grec et de l’hébreu l’Écriture à ses auditeurs, la leur faisant entendre en latin, en français, ou en quelque autre langue vulgaire : car, ce n’est pas là proprement interpréter. La nature d’une langue est telle en général, qu’encore qu’il mérite le premier rang entre les signes dont nous nous servons pour découvrir aux autres nos pensées, néanmoins il ne peut pas tout seul s’acquitter de cette charge, et il a besoin du secours de quantité de circonstances. En effet, la vive voix est aidée, lorsqu’on la profère de diverses particularités, qui rendent l’intelli­gence des conceptions qu’elle veut exprimer plus aisée. Le temps, le lieu, le visage, le geste, le dessein de celui qui parle, la liberté qu’il a d’employer sur-le-champ divers termes dont il juge qu’il se fera mieux entendre, donnent un merveilleux avantage à celui qui discourt. Mais nous manquons de toutes ces choses dans les écrits du vieux temps ; et ce n’est pas l’ouvrage d’un esprit médiocre, que d’en réparer adroitement le défaut. Il est nécessaire d’apporter à cela une profonde érudition, une exacte connais­sance de l’Antiquité, et pour le dénouement de mille difficultés qui se rencontrent, il faut avoir une adresse toute particulière. De sorte qu’il ne suffit pas pour interpréter les Écritures d’entendre la langue en laquelle elles sont écrites. Tous ceux aussi qui font des commentaires ne méritent pas dès là d’être mis au rang des interprètes canoniques de l’Écriture sainte : car, tous les hommes du monde sont sujets à faillir et peuvent la tourner vers leur ambition, ou la tordre pour la faire servir à leurs préjugés, quelque répugnance qu’elle y apporte ; d’où il s’ensuivrait qu’il faudrait tenir comme parole de Dieu une opinion erronée. Or, encore bien que cela peut ne pas arriver, tou­te­fois incontinent après la mort de ces commentateurs, leurs commentaires auraient besoin d’explication, et par la suite du temps, qui obscurcit les plus claires matières, ces explications en demanderaient de nouvelles, et celles-ci obligeraient derechef à des commentaires, sans qu’il y eût jamais de fin à ces illustrations. Et ainsi le canon, ou la règle de la doctrine chrétienne, par laquelle on décide toutes les controverses sur le fait de la religion, ne peut point être assignée en aucune interprétation mise par écrit. Reste donc, que l’interprète canonique doive être celui duquel la charge légitime est de terminer les différends, en exposant la parole de Dieu dans ses jugements ; et partant, celui à l’autorité duquel il ne se faut pas moins tenir, qu’à celle des premiers fidèles qui nous ont recommandé l’Écriture comme le canon de notre foi, et l’unique règle de ce que nous devons croire. Si bien que le même qui est interprète de l’Écri­ture sainte, est le souverain juge de toutes les doctrines qui y sont enseignées.


XIX. Quant à ce qui regarde le nom d’église, en son origine il signifie la même cho­se que concio, ou assemblée des citoyens, dans la langue latine ; comme celui aussi d’ecclésiaste, ou de prêcheur, représente une personne publique qui parle dans une assemblée. Auquel sens nous lisons, dans les Actes des apôtres, qu’une église est nommée légitime, ou confuse, Act. 19. vers. 32. 40. Prenant celle-là pour une congré­gation règlement convoquée, et celle-ci pour un concours de peuple fait à la hâte et tumultuairement. Au reste, par ce terme d’église des chrétiens, il est quelquefois en­tendu dans la sainte Écriture le corps d’une assemblée visible et quelquefois aussi les chrétiens mêmes, bien qu’ils ne soient pas effectivement assemblés, à cause qu’il ne leur est pas défendu d’entrer dans la congrégation, et de communiquer avec les fidèles. Par exemple, en ce passage de saint Matthieu, chap. XVIII. vers. 17 : Dis-le à l’église, il faut entendre ce mot de l’église convoquée et recueillie en une assemblée ; car il serait impossible de le dire à celle qui est éparse. Mais en cet autre des Actes, chap. VIII. 3, où il est dit que Saül ravageait l’église, il le faut entendre des fidèles dispersés par les quartiers de Judée et de Samarie. D’ailleurs, le nom d’église se prend quelquefois pour les personnes baptisées, ou qui font profession du christianisme, soit qu’intérieurement elles soient vraiment chrétiennes, ou qu’elles feignent de l’être : comme aux endroits où nous lisons que quelque chose a été dite ou écrite à l’église, ou que l’église a dit, fait et délibéré quelque chose. Et quelquefois il se prend pour les élus tant seulement, comme en ce passage de l’Épître aux Éphésiens, chap. V. vers. 27, où l’église est nommée sainte et immaculée : or, est-il que les élus, pendant qu’ils sont ici dans le champ de combat, ne peuvent pas être nommés proprement l’église ; parce qu’ils ne sauraient s’assembler : mais ils la composeront au jour du jugement, lorsqu’ils seront séparés des réprouvés, et qu’ils seront dans le lieu du triomphe. Derechef, le mot d’église peut être pris quelquefois collectivement pour tous les chrétiens ensemble, comme là où Christ est nommé le chef de l’église, et le chef du corps de l’église, Eph. V. vers. 23, Col. 1. vers. 18. Et quelquefois pour ses membres, comme l’église des Éphésiens, l’église qui est en sa maison, les sept églises, etc. Enfin le terme d’église, signifiant une congrégation actuellement assemblée, est pris, sui­vant la fin pour laquelle la convocation a été faite, tantôt pour ceux qui s’assemblent à dessein de délibérer et de juger de quelques matières, auquel sens on nomme aussi l’église un synode ou un concile ; et tantôt pour ceux qui s’assemblent en une maison pour y vaquer à la prière et y rendre à Dieu le service dont ils l’honorent. En laquelle signification le nom d’église se rencontre, I. Cor. 14. vers. 4. 5. 23. 28. etc.


XX. Or, il faut définir l’église, à laquelle on attribue des qualités personnelles, des droits propres et des actions, et de laquelle il est nécessaire d’expliquer ces passages, dis-le à l’église ; celui qui n’obéira à l’église, et toutes ces autres semblables façons de parler, en telle sorte qu’on entende, par ce mot, une certaine multitude de personnes qui ont traité avec Dieu une nouvelle alliance par notre Seigneur Jésus-Christ (c’est-à-dire la multitude de ceux qui ont reçu le sacrement du baptême) laquelle multitude peut être légitimement convoquée en un certain lieu par quelqu’un, à la convocation duquel tous les fidèles sont obligés de se trouver, ou en propre personne, ou par un autre qu’ils envoient en leur place. Car, si une multitude d’hommes ne peut former une assemblée lorsqu’il en est de besoin, elle ne peut pas constituer ni être nommée une personne. En effet, l’église ne peut point délibérer, ouïr, ni s’exprimer, si ce n’est en tant qu’elle est réunie en un seul corps, et qu’elle compose une assemblée, Ce que chaque particulier dit, formant presque autant d’avis qu’il y a de têtes, ne doit être pris que comme l’opinion de quelque personne privée, et non pas comme une résolution générale de toute l’église. Au reste, s’il se forme une assemblée, mais d’une façon illicite, il la faudra tenir pour nulle. De sorte qu’aucun de ceux qui se trouvent parmi cette foule ne sera tenu de se régler aux délibérations des autres, surtout s’il a été d’un sentiment contraire. Et ainsi une telle église ne peut rien résoudre ; car la multitude n’a le pouvoir de résoudre quelque chose, si ce n’est lorsque chacun de ses membres est obligé d’en demeurer aux résolutions du plus grand nombre. Il faut donc nous tenir précisément à la définition de l’église (à laquelle j’ai attribué des qualités person­nelles) afin qu’elle puisse être non seulement assemblée, mais aussi que sa convo­cation soit légitime. De plus, bien qu’il y ait une personne qui convoque légitimement les autres, s’il peut arriver toutefois que ceux qui sont appelés aient raison de ne pas comparaître (comme cela est possible entre des personnes qui ne sont point sujettes les unes aux autres) cette église ne représentera pas une personne. Car, ceux qui se rendront en même temps à un autre lieu qui leur aura été marqué, dresseront une autre église avec le même droit, que ces premiers qui en forment aussi une de leur côté, en s’assemblant ailleurs par un ordre qu’ils reconnaissent. Comme donc il suffira de quelque nombre que ce soit de personnes de même sentiment pour composer une église ; aussi il y en aura tout autant qu’il se trouvera d’opinions diverses, c’est-à-dire, la même multitude constituera une seule et plusieurs églises, vu la diversité des sentiments qui règne dans les moindres assemblées. Ce qui me fait estimer que l’égli­se n’est pas une en nombre, si ce n’est lorsqu’il y a une puissance certaine et connue, c’est-à-dire légitime, par laquelle chaque particulier est obligé de se trouver à la congrégation en personne, ou par quelqu’un qui y tienne sa place. C’est l’unité de la puissance légitime de convoquer les synodes et les assemblées des chrétiens, et non pas l’uniformité de la doctrine, qui rend l’église une et capable des fonctions person­nelles. Car, sans cela, elle n’est qu’une multitude confuse, et plusieurs personnes plutôt qu’une seule, bien qu’elles s’accordent et soient liées en quelque sorte par la conformité des opinions.


XXI. De ce que je viens de dire il s’ensuit nécessairement qu’un État composé de personnes chrétiennes est même chose que l’Église chrétienne, mais qu’elle a reçu deux divers noms pour deux causes diverses. Car, la matière de la répu­blique et de l’église est la même, à savoir les mêmes chrétiens. La forme aussi, qui consiste en la puissance légitime de les convoquer, est la même, puisqu’il est certain que chaque citoyen est obligé de se rendre là où il est mandé de l’État. Mais ce qui est nommé république, à cause que ce sont des hommes qui la composent, se nomme aussi église en tant qu’elle est une assemblée de chrétiens.


XXII. Ce que je vais ajouter n’a pas moins de liaisons avec mes propositions précédentes : que s’il y a plusieurs États chrétiens, ils ne constituent pas tous ensemble une seule église personnellement, je veux dire qui représente une simple personne. A la vérité, ils peuvent bien s’unir par un mutuel consentement, mais, en cela, il faut qu’ils deviennent comme une seule république. Car, ils ne peuvent point s’assembler qu’à certain temps et en certain lieu dont ils sont demeurés d’accord. Or, est-il que c’est du droit civil, et qu’il appartient à la puissance séculière, de régler le temps, le lieu et les personnes d’une assemblée ; et qu’aucun bourgeois, ni aucun étranger, ne peut avec raison mettre le pied en quelque lieu, si l’État qui en est le seigneur ne le lui permet. Mais il faut que ce qu’on n’a pas droit d’entreprendre sans la permission publique, se fasse par autorité du magistrat, s’il n’y a rien en cela qu’on n’entreprenne légitimement. Certainement l’Église universelle est un corps mystique dont Christ est le chef ; mais, de même que tous les hommes ensemble qui, reconnaissant Dieu com­me le souverain maître du monde, ne composent qu’un seul royaume et une seule forme d’État, sans toutefois qu’ils soient une seule personne, et qu’ils aient une simple action ou une volonté commune. D’ailleurs, il se voit manifestement que, là où Christ est dit le chef du corps de l’église, l’apôtre l’a entendu des élus qui, tandis qu’ils vivent dans ce monde, ne sont une église qu’en puissance (comme on parle) parce qu’elle ne subsistera actuellement qu’après la séparation d’avec les réprouvés, lorsque les fidèles seront rassemblés des quatre bouts de la terre au dernier jour du jugement. L’église romaine a été autrefois fort étendue ; mais elle ne passa point les bornes de l’empire et ne put point aussi être nommée universelle, si ce n’est en Ce sens qu’on a dit autrefois de la république romaine,


Déjà du monde entier le Romain était maître. Orbem jam totum victor Romanus habebat.


bien qu’il n’en possédât qu’environ la vingtième partie. Et lorsque l’empire fut divisé, que la puissance temporelle fut partagée et que ce grand corps fut dissous, États qui se formèrent de son débris furent tout autant d’églises diverses. Aussi l’au­to­rité que celle de Rome prit sur elles, dépendit de leurs gouvernements particu­liers, et la complai­sance qu’elles eurent pour elle fut remarquable, puisque après avoir secoué le joug de l’empire romain, elles se soumirent néanmoins la plupart à la discipline ecclésiastique et voulurent être enseignées par des docteurs de l’église romaine.


XXIII. On peut nommer ecclésiastiques ceux qui exercent quelque charge publi­que dans l’église. Or, les charges étaient au commencement, ou de ministère, ou de doctorat et de magistère (s’il m’est permis d’employer ce terme). L’office des diacres était de servir aux tables, d’avoir soin du revenu temporel de l’église, et de distribuer à chacun sa portion, du temps que la propriété des biens était ôtée et qu’on vivait en commun. Les docteurs * étaient nommés, selon le rang qu’ils tenaient, les uns apôtres, les autres évêques, les autres prêtres, c’est-à-dire anciens ou vieillards ; quoique par ce titre de prêtre on ne voulût pas marquer leur âge, mais désigner leur office. En effet, Timothée était prêtre, bien qu’il fût encore jeune ; mais d’autant que l’on choisissait volontiers des vieillards pour ces graves emplois, on prit le nom de l’âge pour signi­fier celui de la charge. Les mêmes docteurs, à raison des divers offices qu’ils exer­çaient, étaient nommés, les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangé­listes, les autres pasteurs et proprement docteurs. La charge d’apôtre était générale ; celle de prophète était de proposer dans l’église ses particulières révélations ; celle d’évan­géliste était de prêcher et d’annoncer l’Évangile aux infidèles ; celle de pasteur était d’ensei­gner, de confirmer et de gouverner les âmes de ceux qui avaient déjà cru à la prédication de l’Évangile.


XXIV. Il y a deux choses à considérer en l’élection des ecclésiastiques, premiè­re­ment l’élection des personnes, et puis leur consécration ou institution, qu’on para­chève en leur donnant les ordres. Christ choisit lui-même, et donna l’ordre à ses douze premiers apôtres. Après son ascension, Matthias fut mis en la place du traître judas, l’église (qui était alors assemblée au nombre d’environ six-vingt personnes) en ayant choisi deux, (car deux personnages, joseph et Matthias, furent proposés) mais Dieu ayant approuvé Matthias sur qui le sort tomba. S. Paul nomme ces douze, les grands et les premiers apôtres, et les apôtres de la circoncision. Deux autres leur furent ajoutés quelque temps après, à savoir Paul et Barnabas : auxquels l’ordre fut conféré par les docteurs et prophètes de l’église d’Antioche (qui n’était qu’une église parti­culière) qui leur imposèrent les mains ; mais le choix en avait été fait par le comman­de­ment du Saint Esprit. Il conste du quatorzième chapitre des Actes, vers. 13. qu’ils ont été tous deux apôtres. Qu’ils aient reçu l’apostolat en vertu de ce que par le commandement du Saint Esprit, les prophètes et les docteurs de l’église d’Antioche les mirent à part pour l’œuvre du Seigneur, saint Paul lui-même le montre, Rom. 1. vers. I., en se nommant apôtre mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu, pour se distinguer des autres. Mais si l’on demande plus outre, par quelle autorité il est arrivé, qu’on a reçu comme par le commandement du Saint Esprit, ce que les prophètes et les docteurs ont dit en procéder dans cette occurrence ; il faudra nécessairement répondre, que ç’a été par l’autorité de l’église d’Antioche. Car, il faut que l’église examine les prophètes et les docteurs, avant qu’on les reçoive. S. Jean avertissant les fidèles d’en user ainsi : Ne croyez point à tout esprit, mais éprouvez les esprits, s’ils sont de Dieu, parce que plusieurs faux prophètes sont venus au monde. Mais, quelle église est-ce qui a dû pratiquer cela, si ce n’est celle à qui l’Épître est adressée ? Pareillement saint Paul reprend les églises de Galatie, de ce qu’elles judaïsaient, Galates 2. 14. bien qu’il semblât que saint Pierre fût auteur de ce qu’elles faisaient, et qu’il leur dût servir de garant ; car, ayant dit qu’il avait redargué saint Pierre même en ces termes : Si toi qui es juif, vis néanmoins comme les gentils et non comme les 7uifs, comment est-ce que tu contrains les gentils de judaïser ? Peu après il les interroge dans cette sorte : Je voudrais seulement entendre ceci de vous, avez-vous reçu l’esprit par les œuvres de la loi, ou par la prédication de la foi ? Galates, 4. 2. D’où il appert que c’était le judaïsme qu’il reprenait aux Galates, bien que l’apôtre saint Pierre les obligeât à judaïser. Puis donc que ce n’était point à Pierre, ni à aucun homme mortel, mais aux églises à déterminer quels étaient ceux qu’elles devaient suivre comme leurs docteurs, celle d’Antioche avait la puissance de choisir les siens, et d’élire ses prophètes. Or, d’autant que le Saint Esprit sépara pour son service les apôtres Paul et Barnabas, par l’imposition des mains qu’ils reçurent des docteurs choisis en cette manière ; il est évident que la consécration et que l’imposition des mains sur les principaux ou souverains docteurs de chaque église appartient à ceux du même ordre en chacune d’elles. Les évêques qui étaient aussi nommés prêtres (bien que tous les prêtres ou anciens ne fussent pas évêques), reçurent les sacrés ordres de la main des apôtres (car il est dit en l’histoire des Actes, chapitre XIV. vers. 22. que Paul et Barnabas ayant enseigné en Derbe, en Lystre et en Iconie, établirent des anciens par chacune église) et par celle aussi des autres évêques, qui déjà étaient en charge publique. En effet, Tite fut laissé Par saint Paul en Crète, pour établir des anciens par toutes les villes. Tit. 1. vers. 5. Et le même apôtre exhorte son fidèle disciple Timothée, I. Tim. 4. vers. 14. Ne mets point à nonchaloir le don qui est en toi, lequel t’a été donné par prophétie, par l’imposition des mains de la compagnie des anciens ; ensuite de quoi, il lui donne des règles et des prêtres. Mais cela ne peut point être entendu que de l’ordination de ceux qui seraient choisis par l’église : car personne ne peut y établir un docteur que par sa permission. Vu que la charge des bienheureux apôtres était d’en­sei­gner les fidèles et non pas de leur commander. Et encore que ceux qui étaient recommandés par eux ou par les anciens, ne fussent jamais rejetés, à cause de l’estime et de la déférence que l’on avait pour leur approbation, néanmoins, puisqu’ils ne pouvaient point être élus contre la volonté de l’église, leur élection était réputée comme faite par son autorité. De même, les ministres ou diacres, qui étaient installés par les apôtres, étaient auparavant choisis par l’église. Car, y ayant sept diacres à choisir, et à employer au service de l’église de Jérusalem, les apôtres n’en firent pas le choix mais ils dirent à l’assemblée : Regardez donc, frères, de choisir sept hommes d’entre vous, de qui on ait bon témoignage, etc. Et ils choisirent Étienne, etc. lesquels ils présentèrent devant les apôtres, Actes 6. 3. 6. De sorte qu’il est certain, par la prati­que et par la coutume de l’église du siècle des apôtres, que tous les ecclésiastiques recevaient bien les ordres, et étaient consacrés par les apôtres et par les docteurs qui priaient sur eux, et leur imposaient les mains, mais que leur élection aux charges sacrées appartenait à l’église.


XXV. Il n’y a point de doute que la puissance de lier et de délier, c’est-à-dire, celle de remettre et de retenir les péchés, n’ait été donnée de notre Seigneur Jésus-Christ, à ceux qui seraient ses pasteurs et ses ministres, comme elle était dès lors conférée aux apôtres qu’il voyait auprès de sa personne. Or, ceux-ci ne l’ont pas reçue en moindre mesure que Christ ne la possédait lui-même ; puisqu’il leur dit en l’Évangile, comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie aussi. Jean 23. vers. 21. ajoutant, ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus, vers. 23. Mais la difficulté est de ce qu’il faut entendre par les termes de lier et de délier, ou de remettre et de retenir les offenses. Car, premièrement il semble que c’est une chose contraire au pacte du nouveau Testament, que de retenir les péchés de celui qui ayant été baptisé en la rémission de ses fautes est vraiment repentant. Et que par conséquent Christ ne le fait point, ri que les pasteurs ne peuvent pas l’entreprendre. Mais de les remettre à celui qui ne se repent point, il semble que cela est à la volonté de Dieu le Père, duquel Christ a été envoyé pour convertir le monde et ranger les hommes sous son obéissance. D’ailleurs, si une telle autorité de remettre et de retenir les péchés, avait été donnée à chaque pasteur, toute la crainte due au magistrat et aux princes séculiers serait ôtée, et par même moyen, tout le gouvernement politique serait renversé. En effet, Jésus-Christ dit, et la nature même enseigne ce que nous lisons en l’Évangile, selon saint Matthieu, chapitre X. 28. Ne craignez point ceux qui tuent les corps et ne peuvent tuer l’âme, mais plutôt craignez celui qui peut détruire l’âme et le corps en la géhenne. Et il n’y a personne si stupide ou de qui la raison soit si dépravée, qu’il n’aimât mieux obéir à ceux qui peuvent pardonner ou retenir les péchés, qu’aux plus puissants rois de la terre. Cependant, il ne faut pas tomber dans une autre extrémité qui ne serait pas moins vicieuse, ni penser que la rémission des péchés ne soit autre chose qu’une simple exemption des peines ecclésiastiques ; car quel mal a, je vous prie, l’excommunication, si vous en ôtez la conséquence d’une punition éternelle ; ou quel bien y a-t-il d’être reçu dans l’union de l’église, si l’on pouvait trouver hors d’elle le salut éternel  ? Il faut donc croire fermement que les pasteurs et ministres de l’Évangile ont la puissance de vraiment et absolument remettre, ou retenir les péchés, mais à ceux qui se repentent, ou aux impénitents. Au reste, la plupart des hommes s’imaginant que se repentir n’est autre chose que condamner ses propres actions, prendre de nouveaux desseins et quitter ceux dans la poursuite desquels il leur semble que le péché consiste ; cette opinion vulgaire s’est introduite dans les esprits, que la repentance peut précéder la confession des fautes, en présence des hommes, et qu’elle n’est pas un effet, mais la cause de cette confession ; à quoi s’est ajoutée la difficulté de ceux qui disent que les péchés de ceux qui se repentent, ont été déjà remis au baptême, et que ceux des obstinés et impénitents, ne peuvent du tout point être remis. Ce qui est contraire au texte de l’Écriture et aux paroles de Christ, qui portent en termes formels : A ceux à qui vous aurez remis, etc. Donc, pour la solution de ce doute, il faut savoir en premier lieu, qu’une vraie reconnaissance de son péché est ce qui fait la repentance. Car celui qui sait bien qu’il a péché, n’ignore pas qu’il a failli ; or il est impossible de vouloir faillir. De sorte que celui qui sait qu’il a péché, voudrait que la faute fût à commettre ; ce qui est se repentir. Après il faut considérer, que lorsqu’on peut n’être pas certaine­ment assuré s’il y a du péché en une action, ou s’il n’y en a point, la repentance ne précède pas, mais elle suit la confession des péchés. Et cela d’autant que la repentance n’est que d’un crime que l’on avoue. Il faut donc que celui qui se repent ne dénie pas l’action qu’il a commise, et qu’il reconnaisse qu’elle est vicieuse, c’est-à-dire, qu’elle est contre la loi. De sorte que si quelqu’un pense que ce qu’il a fait n’est pas contre la loi, il est impossible qu’il s’en repente. Donc il est nécessaire qu’on fasse une application des crimes à la loi, avant qu’on en puisse être touché de repentance. Mais comment faire cette application à la loi, s’il n’y a quelqu’un qui l’interprète ; car, ce ne sont pas les paroles ni le texte de la loi, mais le sens et la volonté du législateur qui doivent servir de règle à nos actions. Or, les interprètes de la loi sont ou un certain homme, ou plusieurs ; parce que nous ne pouvons pas être juges nous-mêmes en notre cause, ni définir s’il y a du péché ou non en ce que nous avons fait. Si bien qu’il faut s’en rapporter à une tierce personne, ou à plusieurs, qui connaissant de notre procédé, nous tirent du doute dans lequel nous sommes s’il est bon ou mauvais. Mais en user de cette sorte, c’est pratiquer, à mon avis, ce qu’on doit nommer proprement la confession. Après quoi, si l’interprète de la loi juge que l’action ne vaut rien et qu’elle est un péché, et si le coupable acquiesce à ce jugement, délibérant en soi-même de ne plus tomber dans la même faute, c’est là vraiment que gît la repentance. D’où je con­clus, que jamais la vraie repentance ne précède, mais qu’elle suit toujours la confes­sion. Ces choses étant ainsi déduites, il n’est pas mal aisé de concevoir quelle est cette puissance de lier et de délier. Car y ayant deux points à remarquer au pardon et en la rétention des offenses ; ; l’un qui est le jugement ou la condamnation par laquelle on juge l’action criminelle ; l’autre (quand le prévenu acquiesce à la sentence et y obéit, c’est-à-dire, se repent) qui est la rémission de l’offense, ou (si le pécheur ne se repent point) la rétention de la coulpe : le premier de ces chefs, à savoir de juger s’il y a du péché en l’action, appartient à celui qui est interprète de la loi, c’est-à-dire, au juge souverain. L’autre, à savoir le pardon ou la rétention de l’offense, est une prérogative du pasteur, et en elle consiste cette puissance de lier et de délier, dont nous parlons. Et que telle ait été la véritable intention de notre Sauveur en l’établissement de cette puissance, il appert de la considération du passage de l’Évangile, Matth. 18. verset. 15. 16. 17. où Jésus-Christ s’adressant à ses disciples : Si ton frère, dit-il, a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui seul ; (remarquez en passant que ces mots, s’il a péché contre toi, signifient le même que, s’il t’a offensé, et qu’ainsi le Seigneur parle des choses qui relèvent de la justice civile) puis il ajoute, s’il ne t’écoute (c’est-à-dire, s’il nie l’action, ou si l’avouant, il nie qu’il soit injuste) prends avec toi encore un ou deux témoins. Que s’il ne les écoute, dis-le à l’église. Mais pourquoi à l’église, si ce n’est afin qu’elle juge si l’action est bonne ou mauvaise ? Que s’il n’écoute l’église, c’est-à-dire s’il n’acquiesce à la sentence de l’église et s’il s’obstine à soutenir qu’il n’a point péché, quoi qu’elle dise à l’encontre, c’est-à-dire encore, s’il ne se repent point (car il est certain que personne ne se repent d’une chose laquelle il n’estime point un péché), il ne dit pas, dis-le aux apôtres (afin que nous sachions que l’arrêt définitif en la question de la bonté ou de la malice d’une action, est laissé à l’église plutôt qu’à eux), mais bien, qu’il te soit comme les païens et les publicains, c’est-à-dire, comme s’il était hors de l’église, comme s’il n’était point baptisé, c’est-à-dire derechef, comme celui duquel les fautes ne sont point pardonnées ; car tous les chrétiens étaient baptisés en rémission de leurs péchés. Or, d’autant que l’on pouvait demander, qui c’était qui avait une si grande puissance qu’est celle d’ôter aux pécheurs impénitents le bénéfice ou la grâce du baptême ; Christ fait voir que ceux-là mêmes à qui il avait donné le pouvoir de baptiser les repentants en rémission de leurs offenses et de transformer des gentils en chrétiens, avaient aussi la puissance de retenir les péchés de ceux que l’église jugerait impénitents, de les dépouiller des marques du christianisme, d’en effacer le sacré caractère et de les rendre comme des païens, puisqu’ils vivaient en infidèles. Voilà pourquoi il ajoute incontinent après : Amen, en vérité, je vous dis, que quoi que vous aurez lié sur la terre, il sera lié au ciel ; et quoi que vous aurez délié sur la terre, il sera délié au ciel. D’où l’on peut comprendre que cette puissance de lier et de délier, ou de remettre et de retenir les péchés, qui est nom­mée aussi la puissance des clefs, est la même que celle qui a été donnée ailleurs en ces termes : Allez donc et endoctrinez toutes nations, les baptisant au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit, Matth. 28. 19. Et comme les pasteurs ne peuvent point refuser le baptême à celui que l’église juge capable de le recevoir, aussi ils ne peuvent retenir les péchés de celui qu’elle estime digne d’absolution, ni au contraire absoudre celui qu’elle accuse de contumace. C’est à l’église à juger de la qualité de l’offense ; et aux ministres de recevoir, ou de rejeter du rang des fidèles, ceux qu’elle a jugés indignes d’y entrer, ou dignes d’être en cette sainte communion. Ainsi l’apôtre saint Paul écrivant à l’église de Corinthe : Ne jugez-vous pas, dit-il, de ceux qui sont parmi vous ? sur quoi il prononce sentence contre un adultère qu’il fallait excommunier : Moi, dit-il, quoique absent de corps, toutefois présent en esprit, etc.


XXVI. L’acte de retenir les péchés est ce que l’église nomme excommunication et saint Paul, livrer à Satan. Ce premier terme d’excommunication, ayant la même étymologie et la même signification que cette façon de parler [en grec dans le texte], jeter hors de la synagogue, semble avoir été emprunté de la loi de Moïse, par la quelle ceux que le souverain sacrificateur jugeait entachés de lèpre, recevaient commande­ment de sortir hors du camp, et de se tenir à l’écart, jusqu’à ce que le même sacrifica­teur les jugeant nets, ils étaient purifiés par la pratique de certaines cérémonies, dont le lavement du corps en était l’une, comme cela est amplement déclaré au treizième chapitre du Lévitique. Par la suite du temps, cette coutume fut introduite parmi les juifs, que ceux aussi qui entraient du paganisme dans leur religion, n’étaient point reçus qu’ils ne fussent auparavant lavés comme personnes immondes et souillées ; et que ceux qui avaient des opinions dissentantes de la doctrine enseignée dans leur synagogue, étaient rejetés de leurs assemblées. A l’imitation de cette ancienne cérémonie, ceux qui passaient d’entre les juifs ou d’entre les gentils dans le christi­a­nis­me, n’étaient reçus dans l’église que par le baptême ; et ceux qui avaient des sentiments particuliers étaient privés de la communion de l’église. Or, on disait qu’ils étaient livrés à Satan, parce que tout ce qui était hors de l’église était compris sous le règne du diable. Le but et l’usage de cette discipline était, que telles personnes des­tituées pour un temps de la grâce et des privilèges spirituels de l’église, fussent humi­liées pour leur salut. Et l’effet, quant au temporel, en était, que l’excommunié non seulement était exclu des assemblées, et de la participation aux sacrés mystères, mais que chacun des autres chrétiens le fuyait, comme si la conversation eût été conta­gieuse, et en faisait moins d’estime que d’un infidèle. Ce qui paraît bien en la défense que l’apôtre fait de manger avec eux, là où il permet de se mêler avec les païens, 1. Corinthiens 5. 10. 11. Puis donc que tel est l’effet de l’excommunication, il est mani­feste, premièrement, que la république chrétienne ne peut point être excom­muniée : car elle n’est point distinguée de l’église, et elle a la même étendue, comme je l’ai fait voir ci-dessus en l’article 21. Or, est-il que l’église ne peut point être excommuniée en effet, ou elle s’excommunierait soi-même, ce qui est impossible ; ou elle serait excommuniée par une autre église, et celle-ci devrait être universelle ou particulière. Mais la catholique n’étant pas une personne (ainsi que je l’ai démontré article 22) et par conséquent n’ayant aucune action, ne peut pas pratiquer contre quelque autre l’excommunication. Et une église particulière n’avance rien quand elle en excommu­nie une autre, vu que n’ayant aucune communion avec elle, c’est en vain qu’elle lui interdit son assemblée. De vrai, si quelque église particulière, comme par exemple celle de Jérusalem, en eût excommunié une autre, par exemple celle de Rome, elle n’eût pas tant excommunié celle-ci qu’elle se fût excommuniée elle-même ; car, celle qui en prive une autre de sa communion, se prive réciproquement elle-même de la communion de l’autre. Secondement, il est manifeste, que personne ne peut excom­mu­nier en même temps, ou ôter l’usage des temples et interdire le service de Dieu à tous les sujets d’un État souverain. Car ils ne peuvent pas être excommu­niés de l’église qu’ils composent, d’autant que s’ils le faisaient, non seulement ce ne serait plus une église, mais non pas même une république, et le corps de la société civile se dissoudrait lui-même ; ce qui est bien autre chose qu’être interdit et excom­munié. Que si c’était une autre église qui les excommuniât, cette église devrait les tenir comme des païens. Mais selon la doctrine du Christ, il n’y a aucune église chrétienne qui puisse défendre aux païens de s’assembler, et de communiquer entre eux, ainsi que leur État le trouvera bon, surtout, si l’assemblée se forme à dessein d’adorer le Seigneur jésus, bien que ce soit d’une façon qui leur est particulière. De sorte que je puis conclure, que devant être traités en païens, ils ne seraient point excommuniés. En troisième lieu, cette conséquence me paraît évidente, qu’un prince souverain dans l’État ne peut point être excommunié, pour ce que suivant la doctrine chrétienne, ni un seul sujet, ni plusieurs joints ensemble, ne peuvent point interdire les lieux publics ou privés à leur prince, encore qu’il soit infidèle, ni lui refuser l’entrée d’aucune assemblée, ni l’empêcher de faire tout ce que bon lui semblera dans les terres de son domaine. Ma raison est, qu’en toute république bien policée, c’est un crime de lèse-majesté à un homme privé, ou à quelque nombre qu’il y ait de sujets, de vouloir usurper aucune autorité sur le corps de l’État. Or, est-il que ceux qui entreprennent sur celui qui a la souveraine puissance, font le même que s’ils atten­taient à l’État. De plus, un prince souverain, s’il est chrétien, a ceci par-dessus les autres, que l’État, dont la volonté est contenue dans la sienne, est même chose que ce que nous nommons l’église ; si bien que celle-ci n’excommunie personne que par son autorité. Or, le prince n’a garde de s’excommunier soi-même et par conséquent, il ne peut pas être excommunié par ses sujets. A la vérité, il peut bien arriver qu’une troupe de sujets rebelles et traîtres prononcent avec félonie que leur prince souverain est excommunié ; mais cela sera contre tout ordre et toute raison. Encore moins peut-il être qu’un prince en excommunie un autre qui n’est pas son vassal et qui ne relève point de lui ; car ce ne serait pas là une excommunication, mais plutôt une déclaration de la guerre qu’il lui dénoncerait par cet outrage. En effet, puisqu’il ne se forme pas une seule église des sujets de deux États souverains, faute (comme je l’ai dit ci-dessus article XXII) de cette puissance de convenir dûment en une seule assemblée ; ceux qui sont d’une église ne sont pas tenus d’obéir aux autres qui sont d’une communion diverse et leur désobéissance ne peut pas mériter l’excommunication. Que si l’on me met en avant, que les princes étant membres de l’église universelle, ils peuvent être excommuniés par l’autorité de cette même église catholique : je répondrai, que cela ne touche point à notre question ; parce que l’église universelle (comme il a été dit art. XXII) n’est pas une personne, de laquelle on puisse dire qu’elle a fait, délibéré, ou ordonné quelque chose qu’elle a excommunié, qu’elle a absous, et enfin, à laquelle on puisse attribuer de semblables actions personnelles. Aussi, elle n’a point de modéra­teur, ni de chef en ce monde, au commandement duquel elle puisse s’assembler toute et entrer en délibération. Car, être le directeur général de l’église universelle et avoir la puissance de la convoquer, c’est, dans mon sens, le même que d’être le recteur et le maître de tous les chrétiens de la terre, ce qui n’appartient qu’à Dieu seul.


XXVII. J’ai fait voir ci-dessus art. XVIII, que la puissance d’interpréter les Saintes Écritures ne consistait pas en ce que l’interprète peut impunément proposer aux autres son opinion et leur exposer de vive voix ou leur expliquer par ses écrits le sens des doctrines qu’il en tire ; mais en ce que personne n’a droit d’agir ou d’enseigner autre­ment que son avis ne porte : si bien que l’interprétation dont je parle en cet endroit, est même chose que la puissance de définir et de prononcer sur toutes les controverses qui doivent être décidées par la sainte Écriture. Maintenant, il faut que je montre que cette autorité appartient à chaque particulière église et qu’elle dépend de l’autorité de celui ou de ceux qui gouvernent absolument, pourvu qu’ils soient chrétiens.

Car, si elle ne dépendait pas du civil ou temporel, il faudrait qu’elle dépendît de la fantaisie des particuliers, ou de quelque puissance étrangère. Mais il y a bien des inconvénients, et des absurdités, dont la conséquence serait infaillible, qui empêchent que ce droit ne soit accordé aux personnes privées. L’une des principales est, que non seulement toute l’obéissance civile due au magistrat serait ôtée (ce qui est contre le commandement de Christ), mais que toute la société humaine et la tranquillité que nous y recherchons seraient de fond en comble renversées, au grand préjudice des lois naturelles. En effet, chacun se mêlant d’interpréter la sainte Écriture pour son usage particulier, c’est-à-dire, chacun s’établissant juge de ce qui est agréable à Dieu et de ce qui lui déplaît, personne ne peut obéir aux souverains, qu’il ne considère et ne juge premièrement si les ordonnances sont conformes ou non à la parole de Dieu. Et ainsi ou l’on désobéit, ou si l’on obéit, c’est à cause du jugement particulier qu’on a fait, ce qui n’est pas obéir à l’État, mais à soi-même. De sorte que par là toute l’obéissance civile est anéantie. D’ailleurs chacun suivant son propre sentiment, il faut de toute nécessité qu’il naisse un nombre infini de disputes et de controverses qu’il ne sera pas possible de décider ; d’où il arrivera premièrement que les hommes, qui tiennent naturellement pour injure toute sorte de dissentiment, se rempliront de haine les uns contre les autres, ensuite de quoi il se fera des contestations ; puis enfin on en viendra aux armes, ce qui bouleversera tout le repos de la société civile. Nous avons, outre ces raisons, l’exemple de ce que Dieu voulut qu’on observât sous l’ancienne alliance touchant le livre de la loi, à savoir qu’il fût décrit et qu’on le reçût publique­ment comme la règle et le canon de la doctrine divine ; mais que les particuliers en laissassent décider les controverses aux sacrificateurs, souverains arbitres des différends en ces matières. En un mot, c’est le commandement de notre Sauveur que si les particuliers ont reçu quelque offense, ils écoutent l’église ; dont par conséquent la charge est de vider les différends et de déterminer les controverses. Ce n’est donc pas aux personnes privées, mais à l’église, à interpréter les Saintes Écritures. Or, afin que nous sachions, que l’autorité d’expliquer la parole de Dieu, c’est-à-dire de soudre toutes les questions qui regardent la divinité et la religion, n’appartient à aucun étranger, il faut examiner préalablement de quelle importance elle est dans l’esprit des sujets et quel branle elle donne aux actions politiques. Personne ne peut ignorer, que les actions volontaires des hommes dépendent par une nécessité naturelle de l’opinion qu’ils ont touchant le bien et le mal, les peines et les récompenses. D’où il arrive, qu’ils se disposent nécessairement à toute sorte d’obéissance envers ceux desquels ils croient qu’il dépend de les rendre éternellement bienheureux, ou éternellement misérables. Or, les hommes attendent leur félicité ou leur ruine éternelle de la volonté de ceux au jugement desquels ils se rapportent pour savoir quelles doctrines il faut croire et quelles actions il faut pratiquer nécessairement, si l’on veut être sauvé. De sorte que ce n’est pas de merveille, s’ils sont disposés à leur obéir en toutes choses. Ce qui étant ainsi, il est très évident que les sujets qui s’estiment obligés d’acquiescer à une puissance étrangère en ce qui regarde les doctrines nécessaires au salut, ne forment pas un État qui soit tel de soi-même, et se rendent vassaux de cet étranger auquel ils se soumettent. Et, par conséquent, encore qu’un prince souverain eût cédé à quelque autre par écrit une telle puissance (bien entendu néanmoins qu’il eût voulu retenir toute son autorité politique) ; la transaction demeurerait invalide et il n’aurait transigé d’aucune prérogative nécessaire à une bonne administration de son Empire. Car, par l’art. 4. du chap. II. personne n’est dit transférer un droit s’il ne donne des signes recevables et des marques suffisantes de la volonté qu’il a de transiger. Mais comment aurait donné des preuves assez fortes du transport qu’il fait des moyens nécessaires pour exercer la souveraineté, celui qui a déclaré ouvertement, qu’il n’avait pas intention de s’en départir ? Ainsi l’écrit sera de nulle valeur, et la transaction ne marquera pas tant la volonté, que l’ignorance des contractants. En deuxième lieu, il faut considérer combien il est absurde, qu’un État ou qu’un souverain donne la direction des consciences de ses sujets à un sien ennemi. Or, est-il que tous ceux qui ne sont pas réunis en une seule personne, sont entre eux en un état d’hostilité, comme je l’ai démontré ci-dessus chap. v. art. 6. Et il n’importe qu’ils ne soient pas occupés perpétuellement à combattre (car il se fait quelquefois des trêves entre les ennemis), il suffit pour avoir l’âme disposée à l’inimitié, que la défiance règne dans les esprits, qu’on garde les murailles des villes, qu’on mette des garnisons dans les places frontières, qu’on se tienne sur la défensive, qu’on aille armé, qu’on s’envisage des deux côtés avec arrogance, et bien qu’on ne se porte pas des coups, qu’on se regarde toutefois comme ennemis. Enfin, quelle injustice y a-t-il de demander ce que vous avouez appartenir à autrui par la propre raison de votre demande ? je vous dois servir d’interprète de la sainte Écriture, à vous, dis-je, qui êtes citoyen d’une autre républi­que que moi. Quelle raison avez-vous de l’entreprendre ? Quelle convention y a-t-il entre vous et moi qui vous donne ce titre  ? C’est, me répliquerez-vous, par l’autorité divine. Mais, d’où est-ce que je l’apprendrai ? De l’Écriture sainte. En voici le livre, lisez. C’est en vain que vous me donnez cette permission, si vous ne m’accordez aussi celle d’expliquer ce que je lirai : de sorte qu’il m’appartient, par votre propre confes­sion, et à tous mes autres concitoyens aussi, de me servir à moi-même d’interprète ; ce qui pourtant est une chose que ni vous ni moi ne voulons pas admettre. Que reste-t-il donc, si ce n’est de conclure qu’en chaque église, c’est-à-dire en chaque république chrétienne, l’interprétation des saintes Écritures, c’est-à-dire le droit de décider toutes les controverses, dépend et dérive de l’autorité du souverain, ou de la cour par devers laquelle est la souveraine puissance de l’État ?


XXVIII. Mais, parce qu’il y a deux sortes de controverses, les unes touchant les choses spirituelles, c’està-dire touchant les questions de la foi, dont la vérité ne peut point être découverte par les lumières de la raison naturelle ; comme sont celles où il s’agit de la nature et des offices de Christ, des peines et des récompenses de la vie à venir, de la résurrection des corps, de la nature et du ministère des anges et des sacrements, du culte extérieur, etc.,- et les autres touchant des questions qui concer­nent les sciences humaines, dont la vérité est tirée par le raisonnement naturel, et par l’adresse des syllogismes, que l’on forme ensuite de ce que les hommes ont accordé entre eux, et des définitions (c’est-à-dire, des significations des termes reçus par l’usage et par le commun consentement) qu’ils ont établies ; telles que sont toutes les questions du droit et de la philosophie. Par exemple, quand on demande dans le droit, si une chose a été promise, et si on en est convenu, ou non ? C’est le même que si on demandait, si par telles paroles prononcées d’une façon, sont nommés communément et dans l’usage des hommes un contrat ou une promesse. Que s’il est vrai que ce nom leur soit donné, il n’y a point de difficulté qu’on s’est engagé de promesse ; autrement, on en est quitte : de sorte que cette vérité dépend des pactes et du consentement des hommes. De même, lorsqu’on dispute dans la philosophie, si une chose peut être toute en plusieurs lieux en même temps ; la décision de cette controverse dépend de la connaissance du commun consentement des hommes touchant la signification de ce terme tout ; car s’ils entendent, lorsqu’ils disent qu’une chose est toute en quelque part, qu’il n’y peut avoir rien d’elle ailleurs, il sera faux qu’une même chose puisse être en même temps en plusieurs endroits : de sorte que cette vérité dépend du commun consentement des hommes ; et il en est de même de toutes les autres questions du droit et de la philosophie. Et ceux qui pensent qu’on peut établir quelque proposition par des passages obscurs de la Sainte Écriture, contre ce commun consentement des hommes, en ce qui est des noms que l’on doit donner aux choses, nous veulent priver de l’usage du discours, et bouleversent par même moyen toute la société humaine. En effet, celui qui aurait vendu un champ pourrait dire qu’il est tout dans une seule motte de terre, et là-dessus retenir tout le reste, comme n’ayant pas été vendu. Voire on ôte entièrement la raison, qui n’est autre chose que la recherche de la vérité que l’on ait sur la supposition de ce consentement. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que l’État vide ces questions par l’interprétation de la Sainte Écriture ; car elles n’appartiennent pas à la parole de Dieu, prenant cette dernière en la signification d’une parole qui traite de matières divines, c’est-à-dire de la doctrine évangélique ; et celui qui gouver­ne dans un État chrétien n’est pas obligé d’employer à la décision de ces difficultés des docteurs de l’église, ni des personnes ecclésiastiques. Et pour ce qui est des questions de la foi, c’est-à-dire touchant Dieu et les choses divines, comme elles sur­pas­­sent d’une hauteur inaccessible la portée de notre entendement, nous avons besoin, pour y atteindre, d’une extraordinaire bénédiction de Dieu qui nous en donne l’éclaircissement, et qui nous empêche d’errer du moins dans les doctrines nécessaires au salut ; ce qu’il nous faut obtenir du Seigneur jésus, et à quoi l’on pratique l’imposi­tion des mains : cérémonie qui ne demeure pas sans effet ; car étant obligés, afin de parvenir à la vie bienheureuse, de recevoir une doctrine surnaturelle, laquelle, par conséquent, il nous est impossible de comprendre, ce serait une chose répugnante à l’équité, si nous étions destitués de la grâce du ciel, et si nous étions tellement aban­don­nés dans nos ténèbres et à notre faiblesse, que nous pussions faillir en ce qui est d’une nécessité fort importante. Aussi notre Sauveur a promis à ses apôtres l’infail­libilité (en ce qui est nécessaire au salut) jusqu’au jour du jugement, c’est-à-dire, il ne l’a pas promis à eux seuls, mais par même moyen aux pasteurs, qui seraient successi­vement consacrés par eux, et sur lesquels l’imposition des mains serait pratiquée. Donc le souverain d’un État est tenu, en tant que chrétien, d’interpréter les Saintes Écritures, lorsqu’il est question de quelques mystères de la foi, par le ministère des personnes ecclésiastiques dûment ordonnées. Et ainsi dans les États chrétiens le jugement, tant des choses spirituelles que des temporelles, appartient au bras séculier ou à la puissance politique ; de sorte que l’assemblée souveraine, où le prince souve­rain est le chef de l’église aussi bien que celui de l’État : car l’église et la république chrétienne ne sont au fond qu’une même chose.