Le Combat spirituel (Brignon)/23

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 119-129).


CHAPITRE XXIII.
De quelques autres moyens de faire dans les rencontres un bon usage des sens extérieurs.

APrès vous avoir montré comment on doit élever son esprit des choses sensibles aux choses de Dieu & aux Mystéres de la Vie de Jesus-Christ, je veux encore vous enseigner d’autres moyens d’en tirer divers sujets de méditations, afin que comme les goûts sont différens, chacun trouve ici de quoi satisfaire la dévotion : ce qui sera d’une grande utilité, non-seulement aux personnes simples, mais mêmes aux plus spirituelles, qui ne vont pas toutes par la même voye à la perfection, qui ne suivent pas la même conduite, & qui ne sont pas également nées pour les plus hautes spéculations. Au reste, ne craignez point que cette grande diversité de pratique vous cause de l’embarras & du trouble : tâchez seulement d’un user avec discrétion : consultez quelque sage Directeur : abandonnez vous entre ses mains avec beaucoup d’humilité & de confiance, non-seulement pour ce qui regarde ce que je vais dire, mais pour tout ce que je dirai dans la suite.

Lors donc que vous jetterez les yeux sur des choses qui vous plaisent, & dont on fait cas dans le monde, persuadez-vous que de soi elles sont viles comme de la bouë, qu’elles ne sont rien en comparaison des biens du Ciel, où vous devez aspirer sans cesse en foulant aux pieds tout le reste.

Quand vous regardez le Soleil, songez que votre ame ornée de la grace est beaucoup plus belle & plus lumineuse que tous les Astres ensemble, & que sans la grace elle est plus noire & plus affreuse que les ténebres de l’enfer. En considérant le Ciel, qui est au-dessus de vous, montez en esprit jusqu’à l’Empirée, & demeurez-y comme dans le lieu où vous regnerez à jamais, si vous vivez innocemment & saintement sur la terre.

Quand vous entendez chanter les oiseaux, souvenez-vous du Paradis, où l’on ne cesse de chanter à Dieu des Cantiques de louanges : priez en même-tems le Seigneur qu’il vous rende digne de le louer éternellement en la compagnie des Esprits célestes.

Lorsque la beauté des créatures vous charme, figurez-vous le Serpent infernal, qui caché sous ces dehors éclatans, tache de vous mordre & de vous ôter la vie de la grace. Dites-lui avec une sainte indignation : Va, maudit Serpent, c’est envain que tu te cache pour me nuire. Puis en vous tournant vers Dieu : Soyez béni, lui direz-vous, de ce qu’il vous a plû me découvrir mon ennemi, & me sauver de ses embûches. Après cela, retirez-vous dans les playes de votre Sauveur, comme en un asile assuré : occupez-y votre esprit des douleurs inconcevables qu’il a souffertes dans sa chair sacrée, pour vous garantir du peché, & pour vous donner de l’horreur des plaisirs sensuels.

Voici encore un moyen de fuir les attraits des beautés créées ; c’est de penser quels seront après la mort ces objets, qui vous paroissent maintenant si beaux. Quand vous marchez, prenez garde qu’à chaque pas, que vous faites, vous vous approchez de la mort. Le vol d’un oiseau, le cours d’un fleuve impétueux vous avertit que vos jours s’écoulent encore plus vîte : un tourbillon qui renverse tout, un tonnerre qui fait tout trembler, vous représente le jour effroïable du Jugement, & semble vous dire qu’il faut fléchir le genouil devant votre Juge, qu’il faut l’adorer & le prier humblement qu’il vous aide à vous préparer de bonne heure pour paroître devant lui avec assûrance.

Mais si vous voulez profiter d’une infinité d’accidens, à quoi cette vie est sujette, voici ce que je vous conseille de faire. S’il arrive, par exemple, que vous souffriez du chaud, ou du froid, ou quelque semblable incommodité ; que vous vous trouviez accablé de douleur ou de tristesse, envisagez l’ordre immuable de la Providence divine, qui a voulu pour votre bien que vous enduriez présentement cette peine, & qui sçait la proportionner à vos forces. Par ce moïen, vous reconnoîtrez avec joye l’amour tendre & paternel que le Seigneur a pour vous, & vous en avez une preuve bien sensible dans l’occasion qu’il vous donne de le servir de la maniere qui lui est la plus agréable.

Vous voyant donc en état de lui plaire plus que jamais, vous direz : C’est maintenant que s’accomplit en moi la volonté de celui, qui par la miséricorde a ordonné avant tous les siecles, que je souffrisse aujourd’hui cette mortification. Qu’il en soit éternellement béni. Quand il vous vient quelque bonne pensée, croyez fermément que c’est de Dieu qu’elle vient, & rendez-en de très-humbles actions de graces à ce Pere des lumieres. Quand vous lisez quelque livre de pieté, imaginez-vous que c’est l’Esprit saint qui vous parle, & que c’est lui-même qui l’a composé.

Quand vous regardez la Croix considérez-la comme l’étendart de Jesus-Christ, votre Capitaine ; & sçachez que pour peu que vous en éloignez, vous tomberez entre les mains de vos plus cruels ennemis ; au lieu que si vous le suivez, vous vous rendrez digne d’entrer un jour la palme à la main, & en triomphe dans le Ciel.

Quand vous voyez une image de la Sainte Vierge, offrez votre cœur à cette Mere de miséricorde ; témoignez-lui votre joye, de ce qu’elle a toujours accompli avec une diligence & une fidelité extrême, la divine Volonté ; de ce qu’elle a mis au monde votre Sauveur, & l’a nourri de son lait. Enfin remerciez-la du secours qu’elle donne à ceux qui l’invoquent dans les combats contre le démon. Toutes les images des Saints vous feront ressouvenir de ces généreux Soldats de Jesus-Christ, qui en combattant vaillamment jusqu’à la mort, vous ont frayé le chemin, que vous devez suivre pour arriver à la gloire.

En quelque tems que vous entendiez sonner la cloche, pour dire trois fois la Salutation Angelique, vous pouvez faire quelque sorte de méditation ou de réflexion sur les paroles qui se disent avant chaque Ave Maria. Au premier coup, remerciez Dieu de la célebre ambassade qu’il envoya à Marie, & qui fut le commencement de l’ouvrage de notre Rédemption. Au second, réjouissez-vous avec Marie de la haute dignité, où Dieu l’éleva en récompense de sa très-profonde humilité. Au troisiéme, adorez le Verbe nouvellement incarné, & rendez en même tems à sa bienheureuse Mere, & à l’Archange saint Gabriel l’honneur qu’ils méritent. A chaque coup, il est bon de faire une inclination de tête, pour marque de révérence, & particulierement au dernier.

Tous ces Actes se pratiqueront également en tout tems. Mais en voici d’autres plus propres à certaines heures du jour, au soir, au matin, & à midi, & qui regardent le Mystere de la Passion de notre-Seigneur. Car nous sommes obligés de penser souvent au cruel martyre que la Vierge souffrit alors, & ce seroit une étrange ingratitude, si nous y manquions.

Au soir, représentez-vous la douleur qu’elle ressentit de la sueur du sang, & de la prise de Jesus dans le Jardin des Olives, & de ses peines intérieures durant toute cette nuit. Au matin compatissez à son affliction, de voir ce cher Fils que l’on conduisoit ignominieusement à Pilate & à Herode ; que l’on condamnoit à mort & que l’on forçoit de porter lui-même la Croix, en allant au lieu du suplice. A midi, figurez-vous le glaive de douleur qui perça l’ame de cette Mere affligée, lorsqu’à ses yeux on le crucifia, & qu’il mourut ; & que même après sa mort on lui ouvrit le côté avec une lance.

Vous pourrez faire ces pieuses réflexions sur les douleurs de la Sainte Vierge, depuis le Jeudi au soir jusqu’au Samedi suivant à midi ; & les autres vous les ferez en d’autres jours, Suivez pourtant votre dévotion particuliere, selon que vous vous sentirez ému par les objets extérieurs.

Enfin, pour vous dire en peu de mots comment vous devez user de vos sens, tachez de les gouverner, desorte que vous ne donniez jamais entrée dans votre cœur, ni à l’amour, ni à l’aversion naturelle des choses qui se présentent, mais que vous régliez toutes vos inclinations sur la volonté Divine, n’embrassant & ne rejettant que ce que Dieu veut que vous embrassiez, & que vous rejettiez.

Remarquez au reste, qu’à l’égard de ce grand nombre de pratiques différentes que je viens de vous donner, pour le réglement de vos sens, mon dessein n’est pas de vous obliger d’en faire votre principale occupation. Car, vous devez presque toujours être recueilli en vous-même, & demeurer attaché à Dieu ; vous devez vous occuper intérieurement à combattre vos inclinations vicieuses, & à produire beaucoup d’Actes de vertus contraires. Je ne prétends donc autre chose, sinon que vous vous en serviez dans les rencontres où vous en aurez besoin. Car ce n’est pas le moyen d’avancer beaucoup dans la spiritualité, que de s’assujettir à tant d’exercices extérieurs, qui de soi sont bons ; mais qui étant mal ménagés, ne servent qu’à embarrasser l’esprit, à fomenter l’amour propre, à entretenir l’inconstance, & à donner lieu aux tentations du monde.