Le Combat spirituel (Brignon)/29

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 148-153).


CHAPITRE XXIX.
Des inventions dont se sert le malin esprit, pour empêcher l’entiere conversion de ceux, qui convaincus du mauvais état de leur conscience, ont quelque envie de se corriger, & d’où vient que leurs bons desirs sont le plus souvent sans effet.

CEux qui reconnoissent le mauvais état de leur conscience, & qui voudroient en sortir, se laissent tromper d’ordinaire par le démon, qui s’efforce de leur persuader qu’ils ont encore bien du tems à vivre, & qu’ils peuvent sûrement différer leur conversion. Il leur représente qu’avant toutes choses, il faut qu’ils terminent un tel procès, qu’ils se délivrent d’un grand embarras où ils sont ; & que sans cela il est impossible qu’ils s’adonnent tout de bon à la vie spirituelle, qu’ils en exercent paisiblement les fonctions.

C’est ici un piége où beaucoup de gens se sont laissé prendre, & où plusieurs se trouvent pris tous les jours. Mais nul d’eux n’en peut attribuer la cause qu’à son extrême négligence dans une affaire où il s’agit de son salut, & de la gloire de Dieu. Que chacun donc, au lieu de dire : demain, demain, dise : dès aujourd’hui, dès à présent. Et pourquoi demain ? Que sçai-je, si je verrai le jour de demain ? Mais quand j’en aurois une certitude entiere, seroit-ce vouloir me sauver, que de différer ma pénitence. Seroit-ce vouloir gagner la victoire, que de faire de nouvelles playes ?

C’est donc une chose constante, que pour éviter cette illusion, & celle qu’on a marquée au Chapitre précédent, il faut obéir avec promptitude aux inspirations du Ciel. Quand je parle de promptitude, je n’entends pas de simples desirs, des résolutions foibles & stériles, qui trompent une infinité de gens pour plusieurs raisons, dont la premiere est, que ces desirs & ces résolutions ne sont pas fondés sur la défiance de soi-même, & sur la confiance en Dieu. D’où il s’ensuit, que l’ame remplie d’un orgueil secret, s’aveugle de telle sorte, qu’elle prend pour une vertu solide, ce qui n’en a que l’apparence. Le remede pour guérir ce mal, & la lumiere pour le connoître, viennent de la divine Bonté, qui permet que nous tombions ; afin qu’éclairés & instruits par nos propres chûtes, nos passions de la confiance que nous avons en nos forces, à celle que nous devons avoir en la grace, & d’un orgueil presque imperceptible, à une humble connoissance de nous-mêmes. Ainsi les bonnes résolutions ne peuvent être efficaces, si elles ne sont fermes & constantes ; & elles ne peuvent être fermes & constantes, si elles n’ont pour fondement la défiance de soi-même, & la confiance en Dieu.

La seconde raison est, que lorsqu’on forme quelque bon desir, on ne se propose que la beauté & l’excellence de la vertu, qui de soi attire les volontés les plus foibles, & qu’on ne regarde point les travaux qui sont nécessaires pour l’acquérir ; ce qui fait qu’à la moindre difficulté une ame lâche se rebute, & quitte son entreprise. C’est pourquoi accoutumez-vous à envisager plûtôt les difficultés qui se rencontrent dans l’acquisition des vertus, que les vertus mêmes ; pensez-y souvent, & selon les occurrences préparez-vous à les surmonter. Sçachez au reste, que plus vous aurez de courage, ou pour vous vaincre vous-même, ou pour résister à vos ennemis, plus les difficultés s’aplaniront, & vous paroîtront legeres.

La troisiéme raison est, que dans nos bons propos nous considérons moins la vertu & la volonté de Dieu, que notre interêt : ce qui arrive d’ordinaire, lorsque nous sommes comblés de consolations, particulierement dans le tems de l’adversité. Car ne trouvant ici-bas nul soulagement à nos maux, nous prenons alors le dessein de nous donner tout à fait à Dieu, & de ne plus nous appliquer qu’aux exercices de la vertu. Pour ne point pecher de ce côté-là, gardons-nous bien d’abuser des graces du Ciel : soyons humbles & circonspects dans nos bonnes résolutions : ne nous laissons point emporter à une ferveur indiscrette qui nous engage témérairement à faire des vœux que nous ne puissions pas accomplir.

Mais si nous sommes dans l’affliction, proposons-nous seulement de bien porter notre Croix, selon que Dieu nous l’ordonne, & d’y établir notre gloire jusqu’à refuser toute sorte de soulagement de la part des hommes, & quelquefois même de la part de Dieu, ne demandons, ni ne désirons autre chose, sinon que la main du Tout-puissant nous soutienne dans nos maux, & qu’avec sa grace nous suportions patiemment toutes les peines qu’il lui plaira de nous envoyer.