Le Commandant de cavalerie (Trad. Talbot)/1

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Le Commandant de cavalerie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le Commandant de cavalerieHachetteTome 1 (p. Le commandement de cavalerie-353).


LE COMMANDANT
DE CAVALERIE[1].


CHAPITRE PREMIER.


Idée générale des devoirs d’un commandant de cavalerie[2].


Avant tout, il faut sacrifier aux dieux[3] et les supplier de ne t’inspirer que des pensées, des paroles et des actions propres à mériter, dans ton commandement, le suffrage du ciel, le tien, celui de tes amis, ainsi que l’affection de la république, élevée à son plus haut point de gloire et de prospérité. Les dieux propices, passe tes cavaliers en revue, soit pour compléter le nombre légal, soit pour veiller au maintien des cadres : car, faute de nouvelles recrues, ils diminueraient de jour en jour. La vieillesse met nécessairement les uns hors de service ; les autres vides se font par différentes raisons. Le corps de cavalerie une fois au complet, il faut veiller à ce que les chevaux soient nourris de façon à supporter les fatigues. Si la force leur manquait, ils ne pourraient ni atteindre l’ennemi, ni échapper par la fuite. Il faut veiller aussi à ce qu’ils soient obéissants : un cheval rétif est plutôt l’allié des ennemis que de ceux de son parti. Les chevaux qui ruent quand on les monte doivent être également réformés : souvent ils font plus de mal que l’ennemi même. Enfin, l’on doit prendre soin de leurs pieds, afin de pouvoir manœuvrer sur un terrain rocailleux, tout le monde sachant que, quand la marche les chagrine, ils ne sont bons à rien.

Quand on a des chevaux comme il faut, on doit exercer les cavaliers, et tout d’abord leur apprendre à sauter dessus, car nombre de gens y ont trouvé leur salut ; puis à manœuvrer sur toutes sortes de terrains[4], l’ennemi se portant ici sur un point et là sur un autre. Lorsqu’ils sont solides en selle, il faut veiller à ce qu’ils sachent presque tous lancer le javelot de dessus le cheval, et exécuter les autres manœuvres des gens à cheval. Cela fait, on doit armer chevaux et cavaliers, de manière qu’ils aient le moins de mal possible, et qu’ils en fassent le plus possible à l’ennemi. Il faut aussi s’arranger pour avoir des hommes obéissants : sans cela, et les bons chevaux, et les hommes solides, et les belles armes ne serviront de rien. Veiller à ce que tout cela s’exécute ponctuellement, c’est le devoir du commandant de cavalerie. La république, convaincue qu’il suffirait difficilement seul à tant de soins, lui adjoint pour collaborateurs des phylarques[5], et ordonne au sénat de veiller, de concert avec lui, à la tenue de la cavalerie. Il est donc bon, selon moi, d’inspirer aux phylarques l’intérêt que tu prends toi-même aux cavaliers, et d’avoir dans le sénat des orateurs bien disposés, dont la parole impose aux cavaliers, qui alors feront mieux leur devoir, et adoucisse le sénat, s’il était porté à une sévérité austère. Voilà ce que j’avais à te rappeler pour les objets qui réclament ta vigilance ; mais quels sont les meilleurs moyens d’y réussir ? C’est ce que je vais tâcher d’indiquer.

Les cavaliers que tu enrôles doivent être, conformément à la loi, des citoyens aisés et robustes, et tu as pour cela deux moyens, les tribunaux et la persuasion. Je crois qu’il ne faut citer devant les tribunaux que ceux qu’on serait soupçonné de ménager par intérêt. En effet, les citoyens moins aisés auraient tout de suite un prétexte, si tu ne commençais pas par contraindre les puissants. En second lieu, je regarde comme un bon moyen de faire voir aux jeunes le côté brillant de la cavalerie ; ils en prendront le désir, et tu trouveras moins de résistance dans ceux dont ils dépendent, en leur représentant que, si ce n’est pas par toi, c’est par un autre qu’ils seront contraints d’élever un cheval, en raison de leur fortune. S’ils s’enrôlent avec toi, tu t’engageras à détourner les fils de famille de la manie d’acheter des chevaux de prix, et à les rendre, avant peu, bons cavaliers. Aux promesses, tu chercheras à joindre les effets. Quant aux cavaliers déjà enrôlés, le sénat, en faisant publier pour l’avenir les doubles exercices, et en annonçant la réforme des chevaux incapables de suivre, les obligera, je l’espère, à mieux entretenir et dresser leurs chevaux.

Il me paraît bon d’avertir qu’on refusera pareillement les chevaux fougueux. Cette menace engagera davantage à les vendre et à en acheter d’autres avec plus de précaution. Il sera bon encore d’annoncer qu’on réforme aussi les chevaux qui ruent dans les évolutions, vu qu’il est impossible de les tenir en rang, et que, quand il faut charger l’ennemi, ils suivent par derrière ; ce qui fait que le mauvais cheval rend inutile le cavalier.

Pour ce qui est de fortifier les pieds du cheval, si l’on a quelque moyen facile et expéditif, je l’admets : autrement, je dis, d’après ma propre expérience, qu’il faut étendre un lit de cailloux pris sur le chemin, du poids d’une mine environ, plus ou moins, à l’endroit où l’on panse le cheval au sortir de l’écurie ; le cheval ne cessera de piétiner sur ces cailloux, soit qu’on l’étrille, soit que les mouches le piquent. Qu’on en fasse l’essai, l’on reconnaîtra la justesse de mes observations, et l’on verra s’arrondir les pieds du cheval[6].

Quand les chevaux seront comme il faut, on amènera les cavaliers à être excellents par les moyens qui suivent. Et d’abord nous conseillons aux jeunes gens d’apprendre eux-mêmes à sauter à cheval ; mais tu feras bien de leur donner un maître habile. Quant à ceux qui sont plus âgés, il est très-utile de les accoutumer à monter à cheval en s’aidant les uns les autres, à la perse[7].

Pour former des cavaliers à se tenir fermes en selle sur toute espèce de terrains, il serait peut-être gênant de les faire sortir souvent, n’étant pas en guerre : il faut donc les rassembler et leur conseiller de s’exercer, soit quand ils se rendent à leur campagne ou ailleurs, soit en sortant des chemins, et en se lançant au galop sur des terrains de différentes espèces. Cet exercice vaut presque les sorties et donne moins d’embarras. Il convient de leur rappeler que, si l’État s’impose une dépense annuelle de près de quarante talents[8] pour avoir une cavalerie en cas de guerre, ce n’est pas afin d’en manquer, mais pour la trouver toute prête au besoin. Cette pensée stimulera sans doute le zèle des cavaliers pour l’équitation ; ils ne voudront pas, s’il survient une guerre, être pris au dépourvu quand il s’agit de combattre pour le pays, pour l’honneur et pour la vie. Il n’est pas mauvais non plus de les prévenir que tu les feras quelquefois sortir en avant, et que tu marcheras à leur tête sur toutes sortes de terrains. Pour les exercices de petite guerre, c’est encore une bonne chose de les emmener manœuvrer tantôt sur un terrain et tantôt sur un autre : rien n’est meilleur pour les cavaliers et pour les chevaux.

Le jet du javelot sera, selon moi, pratiqué par un bien plus grand nombre, si tu préviens les phylarques qu’ils auront à commander les acontistes[9] de chaque escadron[10] dans les exercices du javelot. Ils auront à cœur, je présume, de présenter chacun à l’État le plus d’acontistes possible. Et de même les phylarques veilleront de leur mieux au bon équipement de la cavalerie, s’ils sont convaincus que la tenue brillante de leur escadron leur fait beaucoup plus d’honneur aux yeux de la république que leur propre parure. Or, il est à croire qu’on n’aura pas de peine à le faire comprendre à ceux qui ont désiré être à la tête de leur escadron par un sentiment de gloire et d’honneur. Ils pourront d’ailleurs, la loi en main, sans se mettre eux-mêmes en frais, forcer leurs hommes à se faire équiper, suivant l’ordonnance, avec leur solde.

Du reste, pour rendre les soldats obéissants, il est essentiel de leur représenter par la parole quels avantages résultent de la soumission, et il est également essentiel de leur prouver, dans la pratique, combien d’avantages la règle assure partout à ceux qui l’observent, et combien de maux à ceux qui ne l’observent pas. Un motif très-puissant, à mon sens, pour que les phylarques aient à cœur de commander chacun un escadron bien équipé, c’est d’avoir des éclaireurs très-élégamment armés, de les obliger fréquemment à lancer du javelot, et de leur en donner même toi-même l’exemple, après être devenu fort à cet exercice. Si, en outre, on pouvait proposer aux tribus des prix pour tous les exercices de cavalerie qui sont offerts en spectacle, ce serait, je crois, un merveilleux stimulant à l’émulation des Athéniens : témoin ce qui se fait pour les chœurs, où, pour de faibles prix, on se donne tant de mal, on fait tant de dépenses. Seulement il faut, en pareil cas, avoir des juges dont les vainqueurs puissent être fiers.



  1. Littéralement hipparque ; mais nous n’avons pas employé ce mot, qui est aussi un nom propre, afin d’éviter la confusion.
  2. On croit que ce traité a été écrit par Xénophon pour son fils Gryllus, cher de la cavalerie athénienne à la bataille de Mantinée, et tué dans le combat, après avoir blessé mortellement Épaminondas. Voy. la fin du livre VII de l’Histoire grecque.
  3. Cette recommandation pieuse est fort remarquable dans un homme de guerre, et Xénophon en donne une explication touchante à la fin même de ce traité.
  4. Cf. De l’Équitation, VIII, et Mémoires, III, iii.
  5. Chefs d’escadron.
  6. Cf. De l’Équitation, iv.
  7. Cf. Id., vi.
  8. Environ 220 000 francs.
  9. Gens de trait.
  10. Nous ne trouvons pas, pour traduire le terme grec, de meilleur mot dans notre langue que cette expression moins moderne qu’on ne le croit. Claude Fauchet s’en sert sous la forme scadron : « Mot italien, dit-il, qui signifie grand carré, nouvellement usurpé comme assez d’autres par nos guerriers. » Des Antiquités françoises, liv, V, chap. iv.